Deux précisions s’imposent. D’abord, depuis les années 1980, j’ai toujours fermement condamné l’importation en France, souhaitée par beaucoup tour à tour, de la guerre au Moyen-Orient et de ce qui oppose les Juifs aux Arabes et aux musulmans. Il ne s’agira donc pas ici de prendre quelque parti que ce soit dans une question complexe que je ne maîtrise pas – je ne semble pas le seul – ni de distribuer des bons points aux uns ou aux autres. Ensuite, je suis trop vieux pour que la propagande d’une armée en campagne dans une zone où elle opère me soit inconnue, pas plus que celle des combattants qui s’y opposent et des civils pris dans l’affaire, dont le statut est aussi vulnérable qu’ambigu : Israéliens et Palestiniens ne sont pas plus malhabiles que d’autres en la matière et savent utiliser quelques vérités et en cacher d’autres pour agir sur la sensibilité du public. On est toujours le nazi ou/et le terroriste de quelqu’un.

Mon propos sera restreint pour être utile : il s’agit de discerner en quoi la guerre actuelle a pu clarifier la notion de crime contre l’humanité. Les deux parts l’invoquent, l’une pour dénoncer un « génocide » que perpètrerait Tsahal à Gaza, l’autre pour déplorer dans l’attaque du 7 octobre 2023 le « pogrom le plus terrible depuis la Shoah ». En écoutant les uns et les autres, notamment sur CNews, un fait attire l’attention : pour la partie juive, comparer le nombre de morts en deux ans de guerre à celui de l’agression du 7 octobre n’est pas pertinent, ce n’est pas le nombre qui fait l’horreur mais la manière et l’intention. Voilà qui est capital et d’ailleurs vrai, conforme à la vérité judiciaire et humaine. Une guerre tue en masse, comme une catastrophe naturelle, mais n’implique pas dans tous les cas les crimes les plus ignobles. À l’inverse, le viol, la torture, l’assassinat d’une femme sans défense ou d’un enfant sont un terrible crime.

Cette vérité que des intellectuels juifs ont établie dans la guerre à Gaza doit s’appliquer en tout cas. On a beaucoup parlé depuis le Tribunal de Nuremberg (qui l’a inventée) en 1946 de crime contre l’humanité, et singulièrement, en France, depuis 1964, quand cette nouveauté juridique fut importée dans le droit français pour éviter la prescription de certains faits. Cette habitude est dangereuse car elle ouvre à la fois à des accusations croisées ouvrant sur des déchirements, et sur une sorte de course à l’échalote victimaire souvent indécente et dommageable à la mémoire des victimes. Chacun a sa blessure, sa revendication, de la Vendée à l’Ukraine et la Shoah ou au Rwanda en passant par la traite négrière, la colonisation, et encore n’entre-t-on pas dans l’histoire ancienne, laïque ou sainte, qui n’a pas compté ses massacres au fil de l’épée, Rome, la mère du droit, n’en étant pas plus exempte que d’autres. Ce que Gaza et le 7 octobre nous apprennent, c’est que le nombre, s’il accroît l’image de l’horreur, ne change pas la valeur morale du crime. Qu’il y ait eu ici tant de millions de morts n’en fait pas un crime unique, opposable à tous les autres : tout crime est unique en son genre.

À creuser un peu plus la chose, il faut en finir avec cette notion de crime contre l’humanité, que certains ont pu croire utile en son temps. Il n’y a pas de crime contre l’humanité, ou si l’on préfère tout crime est contre l’humanité, ce qui revient au même. La notion de crime ne s’applique qu’à l’homme, sauf à régresser avec les antispécistes aux pendaisons de chiens : un chrétien ne doit ni mépriser ni malmener la création, mais le droit du vivant s’apprécie en fonction de celui des hommes, selon une hiérarchie voulue par le Créateur. On laissera tomber avec d’autant plus de satisfaction le crime contre l’humanité qu’il fut inventé en guise de cache-misère, de moyen de condamner des prévenus pour des faits qui n’étaient pas prévus par le droit. La personnalité des juges rendait la chose plus discutable encore : pour mémoire, les États-Unis venaient d’atomiser le Japon et le juge soviétique, Nikitchenko, ancien procureur aux procès de Moscou, était délégué par Staline, dont la Grande Guerre patriotique n’avait pas été moins sale que la guerre nazie d’Hitler. Jacques Ellul, dans son analyse du procès, avance que la « vengeance » de Nuremberg était légitime, mais que sa justice fut piètre. Aujourd’hui, au Proche-Orient, tout le monde bout d’envie de vengeance : il serait temps de penser à la justice, en oubliant ce mauvais cauchemar du « crime contre l’humanité ». Si Gaza peut au moins servir à ça…

                               Martin Peltier 

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