Histoire : Philippe Auguste, Bouvines et la nation française

Histoire : Philippe Auguste, Bouvines et la nation française

Philippe II dit Auguste (1165-1223) fut le septième roi de France de la dynastie des Capétiens directs. Fils du roi Louis VII (1120-1180) et de sa troisième épouse Adèle de Champagne (1140-1206), il reste l’un des monarques les plus admirés et des plus étudiés de notre Histoire, non pour ses aventures conjugales assez turbulentes, mais parce qu’il agrandit considérablement le pré carré de ses pères et parce qu’il donna à la France une administration remarquable. Réduit à l’Île-de-France au début de son règne, le territoire dont il hérita, prit, sous son impulsion, une ampleur saisissante, grâce à une politique fort habile et de nombreuses conquêtes militaires.

Dernier des Capétiens à avoir été sacré du vivant de son père, roi à quinze ans, Philippe II Auguste passa la plus grande partie de son règne à lutter, par la ruse et malgré une grande fragilité nerveuse, contre les Plantagenêt, lesquels régnaient sur l’Angleterre et sur une trop grande partie de nos provinces françaises : le comté d’Anjou, le comté du Maine, le duché de Normandie, le comté de Bretagne, le comté de Poitou et le duché d’Aquitaine. Le vieux roi d’Angleterre Henri II (1133-1189) avait raflé tout cela en épousant l’épouse répudiée de Louis VII, Aliénor d’Aquitaine (1122-1204). Puis, leurs fils, Henri Court Mantel (1155-1183), Richard Cœur de Lion (1157-1199), Jean Sans Terre (1166-1216), se querellant sans cesse entre eux, facilitèrent, tout en la compliquant, la tâche à Philippe-Auguste qui savait que, pour éviter l’écrasement de l’hexagone, il fallait tenir les Plantagenêt divisés… Il avait, dès son premier mariage, avec Isabelle de Hainaut, acquis en dot, l’Artois, Arras et Saint-Omer. Il lui restait à conquérir tout le reste du royaume de son père. 

Il commença, en 1173, par soutenir la révolte encouragée par leur mère, de Richard Cœur de Lion et de ses frères : Henri II le Jeune, Geoffroy et Jean Sans Terre, contre leur père, puis, après la mort de celui-ci, les intrigues de Jean Sans Terre contre Richard. Participant à la troisième croisade contre le sultan Saladin (1137-1193) avec Richard, Philippe, après la prise de Saint-Jean d’Acre, tomba malade de la suète. Il fut tout le temps en désaccord avec Richard, cet ami très équivoque, qu’il abandonna pour rentrer sans se presser en France et pour, profitant peut-être de son absence, lui reprendre ses possessions de ce côté-ci de la Manche. Il fut servi par Jean Sans Terre qui ratait tout ce qu’il entreprenait et trahit effrontément Richard, son frère aîné.

Philippe-Auguste, premier monarque d’Europe

C’est ainsi, par la ruse et la manipulation, que Philippe parvint à récupérer la Champagne, la Bretagne et l’Auvergne, et à y asseoir son pouvoir. Mais, en 1214, le royaume de France était gravement menacé, car Jean sans Terre, nouveau roi d’Angleterre, avait décidé de s’en emparer. Il avait réussi, dans sa  terrible vengeance, à monter, contre Philippe Auguste, une vaste coalition avec Renaud de Dammartin (1165-1227), comte de Boulogne, Guillaume Iercomte de Hollande, le fils cadet du roi du Portugal, Ferrand (1188-1233), comte de Flandre, Henri Ier duc de Brabant, Henri III, duc de Limbourg, Thiébaud 1er, duc de Lorraine, et surtout l’empereur Othon IV (1175-1218), fils de Mathilde d’Angleterre, donc neveu de Jean Sans Terre.

Pour Philippe-Auguste, dont les adversaires projetaient de partager tout l’héritage, il s’agissait de défendre le sort de la France. Après la messe célébrée le matin du 27 juillet, dans l’église de Bouvines, on dit qu’il aurait placé sa couronne sur l’autel en déclarant qu’elle restait offerte au plus digne d’engager la bataille. Se présentant devant ses guerriers il aurait dit : « Seigneurs, je ne suis qu’un homme, mais roi de France est cet homme. » Le mot d’ordre de ses adversaires était de courir sus à sa personne et de le frapper à mort. En fait, il allait être renversé de son cheval et sauvé de peu.

Cette journée où il fut contraint de mener bataille un dimanche par ses adversaires impies, le roi la voulut celle de tous les Français. Chevaliers, paysans à cheval, milices communales que, depuis longtemps, il encourageait et armait, tous ceux qui devaient construire ensemble la France dans  la paix étaient là. Pourquoi le roi courut-il, ce jour-là, tant de risques personnels ?  Comme l’écrivait le duc de Lévis-Mirepoix, « il fallait que sa poitrine parût physiquement le rempart de la France et que la dynastie partageât entièrement le risque du pays. Pour la première fois chez nous, tous ceux qui combattaient et tous ceux des villes et des campagnes qui attendaient des nouvelles communiaient dans la pensée du chef. »

Tandis qu’Othon, vaincu, abandonnait ses ornements impériaux et, bientôt, son empire sous un déguisement, que Renaud, comte de Boulogne, et Ferrand, comte de Flandre (« Ferrand bien enferré… »), étaient ramenés à Paris enchaînés, Philippe-Auguste, tête nue au soleil et au vent, parcourait la France à travers un chemin triomphal jonché d’herbes et de fleurs, bordé de visages heureux. Car c’était le 27 juillet, le temps des moissons ! Les bourgeois pour leur part, allèrent avec toute l’Université au-devant du roi et firent fête sans discontinuer durant sept jours et sept nuits… Et cette multitude de gens, d’écoliers, de prêtres !

La vraie joie française

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Bouvines avait fait du roi le premier monarque d’Europe et le véritable continuateur de Charlemagne. La joie française fut plénière, sans la moindre arrière-pensée fratricide (puisque Philippe pardonna au comte Ferrand et que les captifs de Bouvines se libérèrent en versant quelques rançons). Les hymnes de triomphe, les danses des peuples, les sons harmonieux des instruments guerriers dans les églises, les solennels ornements des églises, les rues des villes et les chemins tendus d’herbes, de tapisseries et de branches d’arbres verts : tout cela crépitait, rutilait et éblouissait !… Les habitants de Paris, le clergé, le peuple allèrent au- devant du roi.  Une joie comme nous n’avons guère d’occasions de vivre sous la république !… 

De sa retraite-prison, Ingeburge de Danemark entendit le passage de l’armée de son mari et pria pour lui ; cette sainte femme savait qu’elle avait presque gagné la partie, puisque Philippe-Auguste allait la reprendre (sans toutefois  lui donner son lit !).

Le roi Jean Sans Terre (1166-1216), qui avait voulu ouvrir un nouveau front pour prendre la France en tenailles, fut vaincu à La Roche-aux-Moines, en Maine-et-Loire, le 2 juillet 1214, quelques heures avant Bouvines, par le prince Louis, héritier du trône de France. Il ne fut nullement acclamé quand il rentra en Angleterre. Ses sujets lui imposèrent laGrande Charte, moyen pour les habitants d’Outre-Manche de se protéger de rois trop souvent  importés de l’étranger ; ce fondement des libertés anglaises, Jean n’entendait point du tout le respecter, si bien qu’une partie d’entre eux, exaspérés, offrit la couronne anglaise à Louis de France, du droit de sa femme née d’une princesse anglaise.

En effet, Louis avait épousé, le 23 mai 1 200, Blanche de Castille (1188-1252), fille d’Alphonse VIII de Castille (1155-1214) et d’Aliénor d’Angleterre (1161-1214). Elle était donc la petite-fille d’Aliénor d’Aquitaine (1122-1204), cette diablesse qui allait vivre jusqu’à quatre-vingt-deux ans, conduire elle-même Blanche à Bordeaux et se réjouir de voir une de ses petites-filles épouser le prince héritier de France. Elle souhaitait vivement une nouvelle union du sang des Plantagenêt-Aquitaine et du sang des Capétiens. C’est ainsi que saint Louis allait descendre d’Aliénor et de ses deux maris successifs, Louis VII de France et Henri II d’Angleterre

Philippe-Auguste, au soir d’une vie toute donnée à la France, était bien décidé à terminer ses jours dans la sérénité et voulut rester neutre dans cette affaire du trône anglais. Louis entra solennellement dans Londres où il fut reçu en sauveur. Mais découragé, Jean présenta à la foule son fils, Henri, de dix ans, le futur Henri III (1207-1272) d’Angleterre, et le loyalisme dynastique fut réveillé par cette faiblesse innocente. Alors, Louis retourna à son véritable royaume et renonça sagement à cette entreprise démesurée.

Un règne de quarante-trois ans

Au cours de ses quarante-trois ans de règne, avec les moyens dont il disposait au départ, et ceux dont il se dota progressivement, Philippe-Auguste jeta les bases d’un véritable État, cerna et imposa le concept d’un pouvoir central. Il suscita également, par son autorité personnelle et par la fascination qu’il exerçait, un sens national, celui d’un intérêt commun. Sous son règne, traversé pourtant par bien des tumultes, la Doulce France commença à devenir une réalité ! Tous ceux qui, parmi les Grands, changeaient de parti à leur gré et tiraient profit de leurs trahisons, comprirent, alors, que leur temps était dépassé.

Philippe  décida très tôt de faire de Paris (quarante mille habitants) la capitale de la France. Pour assurer la sécurité, il fit bâtir des murailles au Nord et au Sud percées de six portes flanquées de tourelles. L’ensemble de ce rempart affectait la forme d’un cœur, avec, à l’intérieur, la puissante forteresse du Louvre et son donjon de 31 mètres.

L’université fut l’objet de tous les soins du roi : son ordonnance de 1200 équivalait à une reconnaissance légale : elle prescrivait que, désormais, les étudiants seraient assimilés aux clercs et, comme tels, relèveraient des tribunaux ecclésiastiques ; elle offrait à la corporation des étudiants et à leurs maîtres la possibilité de s’organiser eux-mêmes, ce qui fut le signe d’une impulsion nouvelle et d’un développement extraordinaire. Ne pas oublier que le siècle de Philippe Auguste fut celui d’un brusque essor dans le domaine des sciences et des lettres. Les travaux, commencés en 1163, de la façade et des tours de Notre-Dame de Paris, s’achevaient, et les étrangers pouvaient déjà admirer en pensée cette future cathédrale, trait d’union entre terre et ciel, vaisseau de prières, qui se mirait dans la Seine.

Philippe II Auguste ne fut pas seulement un rassembleur de terres françaises, mais il fut aussi un rassembleur de tous les éléments sociaux du pays, clergé, seigneurie, paysannerie, communes, soit dans le travail quotidien, soit dans l’affirmation de la nationalité devant l’Europe. Il n’inventa pas, mais il élargit et précisa en même temps, la pensée capétienne qui n’était point, comme on l’a trop dit, délibérément hostile aux libertés féodales, mais se mesurait à elles pour les contenir dans un juste rythme, comme un mouvement d’horlogerie, les coordonner, les faire concourir à l’unité dans la variété.

Enfin, il sut garder, comme disait le duc de Lévis Mirepoix, « sans rompre son élan royal, ce qui fait l’autorité durable, la mesure dans la grandeur »!

Michel FROMENTOUX

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Bonald et l’indissolubilité du lien conjugal. La philosophie moderne contre la raison

Bonald et l’indissolubilité du lien conjugal. La philosophie moderne contre la raison

Il fut un temps où la loi, en France, n’autorisait pas le divorce. Le divorce, c’est-à-dire la prétendue dissolution du
lien conjugal, fut autorisé une première fois par une loi de 1792 ; puis aboli, sous la Restauration, par la loi Bonald ;
et de nouveau autorisé sous la Troisième République, par la loi Naquet.


Le livre que Bonald a écrit contre le divorce n’a rien perdu de son actualité. Combat d’arrière-garde, diront certains.
Mais qu’importe ? Une loi « contraire à la nature de la société (1) » ne doit jamais être regardée comme définitive.
Le livre de Bonald est un résumé et une réfutation de ce qu’on peut appeler la philosophie moderne. Car la
question du divorce est « le champ de bataille où cette philosophie combat depuis si longtemps contre la raison (2)».


La philosophie moderne balance entre l’athéisme et le déisme, qui n’est qu’un « athéisme déguisé (3) », disait
Bossuet. D’une manière ou d’une autre, elle ôte Dieu de l’univers : « La philosophie moderne, née en Grèce de ce
peuple éternellement enfant, qui chercha toujours la sagesse hors des voies de la raison, commence par ôter Dieu
de l’univers, soit qu’avec les athées elle refuse à Dieu toute volonté, en lui refusant même l’existence, soit qu’avec
les déistes elle admette la volonté créatrice, et rejette l’action conservatrice ou la Providence ; et pour expliquer la
société, elle ne remonte pas plus haut que l’homme : car je fais grâce au lecteur de tout ce qu’elle a imaginé pour
rendre raison de l’univers physique, et même de l’homme, sans recourir à un être intelligent supérieur à l’homme et
à l’univers. (4) »


Ayant ôté Dieu de l’univers, la philosophie moderne est incapable de concevoir les devoirs de l’homme ; elle ne
songe qu’au bonheur de l’homme, c’est-à-dire au fond à son plaisir. Or, « la fin du mariage n’est pas le bonheur des
époux, si par bonheur on entend, comme dans une idylle, le plaisir du cœur et des sens, que l’homme amoureux de
l’indépendance trouve bien plutôt dans des unions sans engagement. (5) »


Le mariage est un engagement, et de cet engagement naissent des devoirs. « L’homme, la femme, les enfants sont
indissolublement unis, non parce que leur cœur doit leur faire un plaisir de cette union ; car que répondre à celui
d’entre eux pour qui cette union est un supplice ? Mais parce qu’une loi naturelle leur en fait un devoir, et que la
raison universelle, dont elle émane, a fondé la société sur une base moins fragile que les affections de l’homme. (6)»


Bonald se dit persuadé « que le divorce, décrété en France, ferait son malheur et celui de l’Europe, parce que la
France a reçu de mille circonstances natives ou acquises le pouvoir de gouverner l’Europe par sa force et par ses
lumières, et par conséquent le devoir de l’édifier par ses exemples (7) ».


La question du divorce « remue à elle seule toutes les questions fondamentales de la société sur le pouvoir et sur
les devoirs (8) ». L’intention de Bonald est de « faire voir que de la dissolubilité du lien conjugal ou de son
indissolubilité, dépend en France et partout le sort de la famille, de la religion et de l’État (9) ».


Le divorce, « faculté cruelle qui ôte toute autorité au père, toute dignité à la mère, toute protection à l’enfant, (10) »
n’est pas seulement l’affaire des époux : c’est aussi l’affaire des enfants. « L’engagement conjugal est réellement
formé entre trois personnes présentes ou représentées ; car le pouvoir public, qui précède la famille et qui lui survit,
représente toujours, dans la famille, la personne absente, soit l’enfant avant sa naissance, soit le père après sa
mort. »


Dans le divorce, les droits de l’enfant sont piétinés. « Le père et la mère qui font divorce, sont réellement deux forts
qui s’arrangent pour dépouiller un faible ; et l’État qui y consent est complice de leur brigandage. (11) »
Par le divorce, la femme devient une marchandise. « Si la dissolution du lien conjugal est permise, même pour
cause d’adultère, toutes les femmes qui voudront divorcer se rendront coupables d’adultère. Les femmes seront
une marchandise en circulation, et l’accusation d’adultère sera la monnaie courante et le moyen convenu de tous
les échanges. (12) »


Cette prédiction n’est-elle pas réalisée sous nos yeux ?

Jules Putois

  • (1) Bonald, Du divorce, Chapitre XII.
  • (2) Bonald, Du divorce, Discours préliminaire.
  • (3) Bossuet, Histoire des variations, Livre V.
  • (4) Bonald, Du divorce, Discours préliminaire.
  • (5) Bonald, Du divorce, Chapitre IV.
  • (6) Bonald, Du divorce, Chapitre premier.
  • (7) Bonald, Du divorce, Discours préliminaire.
  • (8) Bonald, Du divorce, Chapitre premier.
  • (9) Bonald, Du divorce, Chapitre premier.
  • (10) Bonald, Du divorce, Chapitre premier.
  • (11) Bonald, Du divorce, Chapitre IV.
  • (12) Bonald, Du divorce, Chapitre XI.

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Louis VII et Aliénor

Louis VII et Aliénor

En 1 137, Louis VII avait tout ce qu’il fallait pour être le plus heureux des rois. Son autorité s’étendait de Laon à Bayonne et de l’Auvergne à l’Océan. Il était bien fait de sa personne, très aimé de tous et éperdument amoureux d’Aliénor, l’irrésistible enfant des pays d’Oc, cette fille du soleil, raffinée et cultivée, qui venait de débarquer à Paris avec ses troubadours et ses organisateurs de cours d’amour ! Jusqu’alors, à la Cour, on avait surtout goûté les plaisirs de la table, maintenant on allait connaître tous les autres… Aliénor répondait largement à l’amour de Louis. Elle ne voulait voir en lui qu’un prince digne de figurer dans les contes et légendes à la mode dans les demeures seigneuriales. Elle entendait même le mouler quelque peu, car elle avait besoin d’un homme qui l’éblouît…

Le royaume était relativement paisible, mais il fallait quand même avoir l’œil sur tout, car certains seigneurs croyaient le moment venu de relever la tête… Le sire de Lezay n’avait-il pas récemment tenté de prendre le couple royal en otage dans son donjon de Talmont ? L’entreprise n’avait été déjouée que grâce à l’abbé Suger, que Louis avait eu l’intelligence de garder près de lui… Il allait falloir, comme au temps de Louis le Gros, raser des châteaux, comme celui de Montjoie. Et puis, il y avait aussi le mouvement communal qui, en certains lieux, dépassait ses limites. Louis VII réprima impitoyablement les communes libres d’Orléans et de Poitiers. De mauvaises langues disaient que les excès de la répression étaient dictées au jeune roi par le désir d’en imposer à Aliénor, la chaude méridionale qui en demandait toujours plus…

Côté étranger ; on était à peu près tranquille. En effet depuis la mort d’Henri 1er Beauclerc (1 135), la couronne anglaise était violemment disputée entre deux prétendants : l’un était le neveu du défunt, Étienne, comte de Blois, le fils de la bouillante Adèle d’Angleterre ; l’autre était le gendre du roi défunt : Geoffroy Plantagenêt,  comte d’Anjou et du Maine, marié depuis peu à Mathilde d’Angleterre, veuve de l’empereur Henri V. Ainsi entraient dans l’Histoire ces Plantagenêt dont le royaume de France n’avait pas fini d’entendre parler ! Pour le moment, Geoffroy était un prince aimable, généreux et cultivé. On se souvient de son grand-père, Foulque le Réchin, qui se fit enlever sa femme Bertrade par Philippe 1er. Son père, Foulque le Jeune, comte d’Anjou en 1 109, avait épousé en 1 111 l’héritière du comté du Maine (dont naquit Geoffroy). Puis veuf, il partit pour la Croisade où le roi de Jérusalem, Baudouin II, le remarqua et lui donna en mariage sa fille unique Mélisandre. C’est pourquoi il était depuis 1 131 roi de Jérusalem !

Geoffroy, dit le Bel avait fait preuve de beaucoup de résignation en épousant la rude Mathilde d’Angleterre, de quinze ans son aînée. Mais quel bel héritage en perspective !

Étienne de Blois venait d’oser se proclamer roi d’Angleterre. Mathilde et Geoffroy n’étaient pas décidés à se laisser faire : guerres, tentatives d’invasion, tractations… Finalement Geoffroy réussit à prendre Rouen et à obtenir la soumission de la Normandie, tandis que Mathilde intriguait toujours sur le sol anglais. Louis VII, qui était trop heureux de voir la Normandie détachée du royaume anglais, permit à Geoffroy d’ajouter à ses titres de comte d’Anjou et du Maine, celui de duc de Normandie. En échange, celui-ci rendrait le Vexin au roi de France.

À la même époque l’empire germanique se trouvait aussi déchiré par des luttes de succession ; la monarchie française s’apercevait des bienfaits de la transmission héréditaire de la  Couronne de mâle en mâle par ordre de primogéniture…

Le prestige de Paris

En France tout allait bien. Paris brillait d’un éclat extraordinaire. Imitant la Cour, les seigneurs prenaient plaisir aux fêtes, la mode vestimentaire se modifiait et le goût se propageait pour les choses de l’amour. La reine-mère Adélaïde, veuve de Louis VI le Gros, qui n’était pourtant pas belle, décida de se remarier avec un Montmorency (!), Aliénor protégeait les troubadours, tels Bernard de Ventadour, les lettres étaient florissantes, les universités de Paris, Chartres, Orléans, Angers, attiraient les étudiants de toute l’Europe. On redécouvrait les Lettres antiques et, alors, s’engageaient de grands débats d’idées, pas toujours très orthodoxes ; c’était le temps d’Abélard, le temps des grandes passions, le temps aussi où, dans midi, germait l’hérésie cathare… Heureusement, saint Bernard était là pour crier la vérité à la face des libres-penseurs et rappeler que la culture ne donnait pas le droit de s’écarter des exigences de la foi.

Homme de paix, de justice et de grande piété, Louis VII entendait adoucir le sort des serfs, invoquant, dans une charte de 1 152, la liberté naturelle comme un décret de la divine bonté. Il faisait progresser les libertés communales, suscitant des espaces où s’exerçait la protection du roi contre les excès féodaux. Il multipliait les villes neuves, leur octroyant des franchises particulières. Tout cela engendrait une réelle prospérité.

Sa simplicité frappait les étrangers. Ainsi l’Anglais Walter Map entra un jour dans le palais ouvert à tout venant et y aborda… le roi : « À votre prince, lui dit celui-ci, il ne manque de rien : chevaux de prix, or et argent, étoffes de soie, pierres précieuses, il a tout en abondance. À la Cour de France, nous avons que du pain, du vin et de la gaieté »

Aliénor se mêlait de politique et ne voulait pas de tutelle. Hélas, l’influence de l’abbé Suger diminuait, cette trop jolie femme étant en train de devenir le mauvais génie de Louis. D’abord, elle lança le roi dans une affaire peu reluisante où il ne « marcha » que dans le but de montrer à Aliénor qu’il était un homme. Il s’agissait d’une question de nomination ecclésiastique ; elle poussait Louis à tenir tête au pape Innocent II et à refuser l’archevêque nommé à Bourges. Saint Bernard se fâcha et le pape jeta l’interdit sur le royaume. Vint se greffer là-dessus une affaire de caprice qui tourna mal : Aliénor soutenait sa sœur Pétronille d’Aquitaine, laquelle était follement éprise du sénéchal de France, Raoul, comte de Vermandois. Or, celui-ci était déjà marié avec la nièce de Thibaut, comte de Champagne, qu’il répudia pour vivre avec Pétronille ! Saint Bernard tonna une fois de plus et le pape excommunia ce couple adultère, tandis que Thibaut voulait venger l’honneur de sa nièce. Louis VII prit alors le parti de sa belle-sœur et fit à Thibaut une guerre impitoyable. Une troupe royale s’empara de Vitry et fit périr trois cents personnes dans l’incendie de l’église. Le Champenois capitula en 1 143, puis la guerre reprit. Heureusement saint Bernard força le roi à faire la paix et l’interdit sur le royaume put être levé. Mais des vies humaines avaient été gaspillées pour rien. Uniquement, pour satisfaire deux femmes trop ardentes ! Louis VII en était accablé, le souvenir des brûlés de Vitry le hantait, le remords l’envahissait et son zèle religieux allait reprendre le dessus. Ce qui n’était pas du goût d’Aliénor…

La seconde Croisade

Or, juste à ce moment, on reçut d’Orient des nouvelles alarmantes. Le royaume franc, créé à Jérusalem par l’élite de la noblesse française, était en grand péril. À la mort de Foulque d’Anjou, devenu roi de Jérusalem par son second mariage (avec Mélisandre) la couronne revenait à son fils mineur Baudouin III. Minorité qui entraîna la division dont profitèrent les musulmans qui s’emparèrent d’Edesse (tout cela à cause, semble-t-il, de la mauvaise volonté de Raymond de Poitiers, oncle d’Aliénor…)

Louis VII prit très vite une décision. Le jour de Noël 1 145, il annonça solennellement l’organisation d’une nouvelle Croisade. Ainsi pourrait-il expier sa faute de Vitry… Ce ne fut pas l’enthousiasme immédiat, saint Bernard qui venait de réconcilier le roi avec le nouveau pape Eugène III (successeur d’Innocent II), accepta de prêcher à Vézelay et décida même l’empereur Conrad II à se croiser. Louis désirait emmener avec lui Aliénor et ses suivantes. Elle pourrait ainsi le voir  dans les exploits qu’il comptait y accomplir. Et puis, mieux valait ne pas la laisser seule trop longtemps à Paris…

Le roi de France et l’empereur germanique partirent, en 1 147, chacun avec une armée de soixante-dix mille hommes. Une fois de plus, l’empereur de Byzance jouait double jeu, et Conrad, excédé rentra chez lui. Louis VII accomplit alors des prodiges de bravoure. L’armée franque se trouvait enfermée, au mont Cadmos en Pisidie, dans un étroit défilé, bordé d’un côté de précipices profonds et de l’autre de rochers escarpés. Chevaux, hommes, bagages, tout fut poussé dans l’abîme. Le roi Louis VII parvint à s’échapper de la mêlée, gagna une éminence, s’adossa contre un arbre et résista seul à plusieurs assaillants. La nuit venue, le roi profita de l’obscurité pour rejoindre l’avant-garde de son armée, où déjà on le croyait mort. Après la bataille, l’armée du roi de France, qui avait subi de lourdes pertes, parvint difficilement à rejoindre Attalia le 20 janvier. Le roi dut abandonner les non-combattants et s’embarquer pour Antioche avec ses chevaliers affamés.

À Antioche l’on retrouva Raymond de Poitiers et Aliénor ne semblait pas insensible au charme de cet oncle encore jeune. Celui-ci conseilla au roi d’aller reconquérir Edesse, tandis que la reine resterait à Antioche sous sa garde… Refus de Louis qui soupçonnait quelque chose, car les langues se déliaient dans la ville. Le roi voulait aller à Jérusalem et il y emmena de force Aliénor, puis il courut attaquer le régent de Damas, qui ne faisait de mal à personne !

Trop d’incohérences conduisirent à un piteux échec. L’abbé Suger, de Paris envoyait tous les jours, des messages à Louis pour le prier de rentrer dans son royaume, ce qu’il se décida à faire en 1 149, mais la reine, que la mort au combat de Raymond de Poitiers avait rendue enragée, ne prendrait pas le même bateau que le roi. Elle ne pouvait plus le supporter, il était à ses yeux trop maladroit en amour, il ne pouvait plus la satisfaire. Les deux époux se retrouvèrent pourtant au retour à Tusculum, près de Rome, où le pape tenta l’impossible pour les réconcilier, allant jusqu’à bénir le lit dans lequel ils devaient passer la nuit…

La régence de Suger

Si son ménage battait de l’aile, Louis VII eut au moins la satisfaction, en rentrant de la Croisade, de retrouver son royaume en ordre et prospère. L’abbé Suger, exerçant la régence, avait réussi, malgré un certain mécontentement populaire à l’égard de l’entreprise orientale, à sauvegarder la paix civile et même à remplir les caisses de l’État, tout en secourant les pauvres et sans augmenter les impôts ! Il avait même créé des villes nouvelles comme Vaucresson. Mieux : il avait sauvé la couronne en déjouant un complot du frère du roi, Robert, comte de Dreux, qui voulait s’emparer du trône. Les menaces d’excommunication eurent raison des conjurés que Suger réduisit, mais sans les briser.

Le sévère saint Bernard lui-même lui rendit hommage : « S’il y a, dans notre Église de France, un vase d’honneur et, dans la Cour, un serviteur fidèle comme David, c’est à mon jugement le vénérable abbé de Saint-Denis. Je le connais à fond et je sais qu’il est fidèle et prudent dans les choses temporelles, fervent et humble dans les spirituelles. Mêlé aux unes et aux autres, il demeure, ce qui est on ne peut plus méritoire, à labri de toute accusation . » Dès ce moment, comme dit le moine Guillaume, « le prince et le peuple décernèrent à Suger le surnom de père de la Patrie. »

Et pourtant Suger se faisait encore bien des soucis. D’abord il ne se consolait pas du fiasco qu’avait été la Croisade, et il songeait à enrôler lui-même des hommes pour y repartir. Déjà, il envoyait des fonds à Jérusalem pour aider le roi Baudouin III, enfin majeur, qui était courageux et cultivé et qui parvenait à relever son royaume.

Suger souffrait aussi de voir la mésentente empirer dans le couple royal. Il aida  les époux de son mieux pendant deux ans, car il savait bien qu’une rupture conjugale entraînerait la ruine de l’œuvre de Louis VI. Mais il mourut le 13 janvier 1 151, à soixante-dix ans. Ce fut un grand  malheur pour la France ! Tout de suite, n’en tenant plus, Louis et Aliénor engagèrent une procédure en vue de faire dénouer leur lien conjugal par l’Église. Le 21 mars 1 152, le concile de Beaugency prononça la nullité du mariage, invoquant la consanguinité. Mais, reconnaissant la bonne foi de l’un et de l’autre au moment du mariage, le concile déclara légitimes les deux filles qu’ils avaient eues ; Marie et Alix. Aliénor s’en allait avec, dans ses bagages, le Poitou, l’Auvergne, le Limousin, le Périgord, le Bordelais et la Gascogne, car elle restait duchesse d’Aquitaine ! C’était un beau parti, d’autant qu’elle n’avait encore que trente ans ! Et qui allait être le nouvel élu ? Tenez-vous bien : Henri Plantagenêt ! lequel avait hérité un an plus tôt de son père Geoffroy, le comté d’Anjou, le comté du Maine et le duché de Normandie ! Ils se marièrent le 18 mai, juste deux mois après le concile de Beaugency, unissant leurs terres qui formeraient un immense État aux mains d’un vassal du roi de France ! Tandis que Louis VII devrait se contenter de ce que possédait son père : le petit domaine capétien proprement dit…  Ce n’était pas tout : Henri Plantagenêt, qui avait hérité des prétentions de son père Geoffroy, parvint à se faire désigner comme successeur par le vieux roi d’Angleterre, Étienne de Blois. Celui-ci mourut peu après et, le jour de Noël 1 154, Henri Plantagenêt, âgé de vingt et un ans et Aliénor, se firent sacrer roi et reine d’Angleterre.  Avec cela, la moitié de la France devenait anglaise ! Situation vraiment épouvantable pour Louis VII. D’autant plus qu’il n’était pas certain de faire le poids devant le Plantagenêt devenu Henri II, prince athlétique et sans scrupule !

Le courage et la force morale du Capétien

Eh bien, le roi de France fit face au malheur avec un courage admirable et un grand sens politique. D’abord, il fit jouer le droit féodal. Son ex-épouse en tant que duchesse d’Aquitaine et le roi d’Angleterre en tant que duc de Normandie et comte d’Anjou, étaient ses vassaux ; donc ils auraient dû lui demander la permission de se marier ! Cela paraît cocasse, mais comme ils ne l’avaient pas fait, Louis VII était en droit de proclamer la confiscation de leurs biens et donc de soutenir activement tous les petits seigneurs normands, angevins et aquitains qui ne voulaient pas obéir au Plantagenêt. À un moment il fut même amené à faire cause commune avec le frère d’Henri II, Geoffroy Plantagenêt, qui réclamait un fief. Puis, quand Henri II prétendit reprendre à son compte les prétentions des ducs d’Aquitaine sur le comté de Toulouse, le roi de France se rendit en personne dans cette ville auprès de Raymond V, comte de Toulouse, qui venait d’épouser sa sœur, Constance de France. Henri II renonça alors à entrer dans une ville où séjournait le roi de France ; il avait compris qu’il ne pouvait quand même pas tout se permettre ! Quant au comte de Toulouse, cela le rapprochait du roi français, lequel avait fort bien joué…  Louis VII devait aussi tenir à l’œil les barons du domaine qui chahutaient de temps à autre, mais avec plus de retenue qu’autrefois. Quand ils étaient cités devant la Cour royale, désormais ils se présentaient. L’autorité du roi avait fait de grands progrès. Même dans les grands fiefs, Bourgogne, Auvergne et autres, il était respecté et son arbitrage réclamé ; une  percée commençait à s’opérer vers le Dauphiné, le Vivarais, et la vallée du Rhône où de petits seigneurs demandaient au roi d’immédiatiser leurs terres, c’est-à-dire de les tenir directement de lui.

Sans doute Louis pensait-il souvent à Aliénor et priait-il pour elle, car il savait qu’elle n’avait pas été heureuse longtemps avec cette brute épaisse de Plantagenêt qui la trompait à tour de bras. Mais il fallait que Louis se remariât pour avoir un fils et transmettre la couronne de France !…

Michel Fromentoux

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L’Action Française, saint Pie X et la démocratie chrétienne

L’Action Française, saint Pie X et la démocratie chrétienne

L’Action Française, saint Pie X et la démocratie chrétienne

 

En 1910 le pape fustigeait l’idéal d’émancipation politique et sociale de Marc Sangnier, vicié par une fausse idée de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, de la dignité. Selon saint Pie X, « les vrais amis du peuple ne sont ni révolutionnaires, ni novateurs, mais traditionalistes ».

La lettre sur le Sillon, Notre charge apostolique, écrite par le pape saint Pie X et datée du 25 août 1910 (fête de saint Louis – et ce n’est pas un hasard !) est de ces documents qui emportaient l’admiration enthousiaste de Charles Maurras pour l’Église « temple de définitions du devoir ». À l’aube de ce XXe siècle qui allait commettre tant d’atrocités au nom de la démocratie, le saint pape redressait charitablement mais vigoureusement Marc Sangnier qui, en France, propageait l’utopie d’un monde idéal par ce régime. Le pape était très clair : « Nous n’avons pas à démontrer que l’avènement de la démocratie universelle n’importe pas à l’action de l’Église dans le monde », car l’institution divine ne saurait s’inféoder à un parti.

L’Église peut-elle accepter la démocratie ?

De tout temps, l’Église a laissé les peuples libres de choisir entre monarchie, aristocratie, démocratie, le régime convenant à leurs traditions et à leurs intérêts. Elle peut très bien accepter la démocratie en tant que simple principe de désignation, par l’élection, des autorités. En vertu de quoi Léon XIII, croyant servir la paix civile, incita les catholiques français en 1892 à se rallier à la République, mais on voulut alors oublier qu’en France ce régime, héritier des Lumières et de la Révolution, n’envisageait l’élection que comme principe de création du pouvoir, donc rendait bien difficile pour l’élu de reconnaître qu’il tient son pouvoir, comme tout pouvoir ici-bas, de Dieu seul et qu’il doit l’exercer au service supérieur du bien commun. À la génération suivante, Sangnier et ses amis, dont saint Pie X reconnaissait la générosité, oublièrent les précautions de Léon XIII parlant de la démocratie sans lui donner un sens politique et comme d’une « bienfaisante action parmi le peuple » ; ils se laissèrent dévoyer ; ils adhérèrent, refusant toute obéissance et tout respect de l’expérience ancestrale, à l’idéologie même de la démocratie pour dresser la souveraineté du peuple face à celle de Dieu et la brandir comme le phare d’un monde nouveau et plus juste…

La cité catholique

Mais citons saint Pie X : « On ne bâtira pas la cité autrement que Dieu ne l’a bâtie ; on n’édifiera pas la société, si l’Église n’en jette les bases […] ; non, la civilisation n’est plus à inventer, ni la cité nouvelle à bâtir dans les nuées. Elle a été, elle est ; c’est la civilisation chrétienne, c’est la cité catholique. » Le pape montrait ensuite que l’idéal d’émancipation politique, sociale et intellectuelle que rêvait de réaliser le Sillon, était vicié par une fausse idée de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, de la dignité. En voulant donner à chaque citoyen « une âme de roi », à chaque ouvrier « une âme de patron » et ainsi « porter à son maximum la conscience et la responsabilité civique de chacun », il « entraîn[ait] l’homme sans lumière, sans guide et sans secours dans la voie de l’illusion ». Quand on s’éloigne de l’ordre naturel créé par Dieu on ne peut qu’errer…

Une agitation tumultueuse, stérile

 Que pouvait-il sortir d’une telle collaboration avec des non-chrétiens et des idéologues venus de toutes parts ? « Une construction purement verbale et chimérique, où l’on verra miroiter pêle-mêle et dans une confusion séduisante les mots de liberté, de justice, de fraternité et d’amour, d’égalité et d’exaltation humaine, le tout basé sur une dignité humaine mal comprise. Ce sera une agitation tumultueuse, stérile pour le but proposé et qui profitera aux remueurs de masses moins utopistes. Oui, vraiment, on peut dire que le Sillon convoie le socialisme, l’œil fixé sur une chimère. »

 L’ultime avertissement

Les sillonnistes allaient jusqu’à oser « entre l’Évangile et la Révolution des rapprochements blasphématoires » et à dépouiller le Christ de sa divinité pour attirer le plus grand nombre.

Citons alors cet ultime avertissement : « Qu’ils soient persuadés que la question sociale et la science sociale ne sont pas nées d’hier ; que, de tout temps, l’Église et l’État, heureusement concertés, ont suscité dans ce but des organisations fécondes ; que l’Église, qui n’a jamais trahi le bonheur du peuple par des alliances compromettantes, n’a pas à se dégager du passé et qu’il lui suffit de reprendre, avec le concours des vrais ouvriers de la restauration sociale, les organismes brisés par la Révolution et de les adapter, dans le même esprit chrétien qui les a inspirés, au nouveau milieu créé par l’évolution matérielle de la société contemporaine : car les vrais amis du peuple ne sont ni révolutionnaires, ni novateurs, mais traditionalistes. »

Suivaient quelques mesures pratiques pour arracher les âmes à cette débâcle et pour définir une véritable action sociale catholique. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que ces propos qui, prononcés par un saint, sont illuminés de sainteté, décrivent à l’avance une situation dans laquelle, faute d’avoir écouté la voix du Magistère, le monde actuel est enfoncé politiquement, socialement, et religieusement. Qu’on le reconnaisse ! Saint Pie X est toujours actuel ; aujourd’hui c’est la démocratie qui est vieille. Écoutons-le nous appeler à restaurer la société sur des bases saines, expérimentées et salutaires. En la purgeant de la démocratie…

Maurras six ans plus tôt…

Charles Maurrras avait admiré l’intelligence et la générosité de Sangnier jusqu’au jour, le 25 mai 1904, où celui-ci crut bon d’écrire dans le journal du Sillon : « Pour un esprit dégagé de toute superstition, un impérieux dilemme doit tôt ou tard se poser : ou le positivisme monarchiste de l’Action française ou le christianisme social du Sillon » ! Ce fut l’origine du Dilemme de Marc Sangnier, l’un des plus lumineux textes de Maurras. Nous rappelons ici seulement quelques points. Faux dilemme, répondit Maurras dès le 1 er juillet dans L’Action Française, alors bimensuelle, « dépourvu de valeur logique et de sens réel », parce que dire que les lois naturelles existent, que l’expérience les dégage après que l’observation en a recensé les faits ne saurait contredire les justifications métaphysiques qui en constituent pour les chrétiens le vrai fondement.

« Les lois naturelles existent ; un croyant doit donc considérer l’oubli de ces lois comme une négligence impie. Il les respecte d’autant plus qu’il les nomme l’ouvrage d’une Providence et d’une bonté éternelles. »

Et de prendre l’exemple de Godefroy de Bouillon, de sainte Jeanne d’Arc, de saint Vincent de Paul, qui n’ont jamais réalisé leur mission chrétienne en méprisant les conditions temporelles, expérimentales, du succès de leurs entreprises. Maurras alors s’étonnait : « Notre philosophie de la nature n’exclut pas le surnaturel. Pourquoi Sangnier, dans son surnaturel, ne sous-entend-il pas la nature ? » Séparer les deux ordres était nettement contraire à la tradition thomiste… Le fondateur du Sillon écrivit alors à Maurras une lettre publiée dans L’Action Française du 15 août où il disait que la démocratie qui restait à mettre en route est le régime qui devait « porter au maximum la conscience et la responsabilité de chacun ». Étant donné « l’effort évolutif des sociétés humaines », il y aurait de plus en plus d’hommes dans ce cas : la démocratie sera toujours en devenir… « Nous continuons notre route vers l’avenir », écrivait-il. Sangnier rêvait d’un État fondé sur la vertu Ainsi, Sangnier rêvait d’un État dont le fondement serait la vertu. On nageait en plein rousseauisme… Maurras n’avait aucun mal à répondre que, bien sûr, la vertu est belle et que la chrétienté a suscité de grands élans d’héroïsme et de sainteté, mais que si les motifs surnaturels sont d’un prix infini, c’est « à condition qu’ils soient guidés et définis par la vénérable sagesse de l’Église », laquelle, sachant que la seule prédication du bien ne saurait suffire à transformer une société, a toujours voulu multiplier, pour encadrer l’individu, les habitudes, les institutions, les communautés qui le portaient à surmonter ses penchants égoïstes ou les “illuminations” de sa sensibilité. La confiance en l’homme est trompeuse… Pas de bonnes mœurs sans de bonnes institutions ! Enfin, poursuivait Maurras, « être sublime à jet continu, héroïque à perpétuité, tendre et bander son cœur sans repos et dans la multitude des ouvrages inférieurs qui, tout en exigeant de la conscience et du désintéressement, veulent surtout la clairvoyance, l’habileté, la compétence, la grande habitude technique, s’interdire tous les mobiles naturels et s’imposer d’être toujours surnaturel, nous savons que cela n’est pas au pouvoir même des meilleurs ».

Et de constater : « Quand la France fut-elle plus croyante et plus vertueuse qu’aux XIIe et XIIIe siècles ? C’est aussi le moment où elle fut le plus monarchique, le plus féodale, le plus “corporative” et le moins individualiste, c’est-à-dire le plus étrangère au système démocratique républicain cher à Sangnier. »

Maurras avait très tôt deviné l’erreur politique qui pouvait découler d’une erreur religieuse fondamentale puisqu’elle portait sur la place de l’homme dans l’ordre de la Création. Et son analyse allait être confirmée par le saint pape six ans plus tard.

Michel Fromentoux, membre du Comité Directeur de l’Action Française

 

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Le Grand Colbert

Le Grand Colbert

Le Grand Colbert a été, de 1661-1665 jusqu’à sa mort en 1683, un des principaux ministres de Louis XIV (1643-1715), cumulant économie,finances, travaux publics, industrie, commerce, agriculture, marine et culture. Il a accompli une œuvre importante, voire essentielle, dans tous ces domaines. Si lui ont toujours échappé l’armée de terre, les fortifications, la diplomatie, la justice, ceci ne l’a pas empêché d’accomplir une œuvre législative, en particulier de droit commercial, le célèbre Code noir, humanisant l’esclavage. Il a supervisé le chantier de construction du Louvre, puis celui du Château de Versailles.

Jean-Baptiste Colbert a été un modèle de serviteur de l’Etat, animé par une grande vision de la France. Le tout a été accompli, sous la supervision directe de Louis XIV, roi particulièrement consciencieux. Quelle a été l’action réelle de Colbert ? Est-elle à la hauteur de la propagande d’Etat qu’il a su construire, à sa gloire, dès son époque, avec des écrivains et artistes talentueux ?

Colbert est devenu très vite, un mythe historique. Il a su mettre en œuvre sa propre propagande, celle du ministre exemplaire, alliant sérieux, compétence, désintéressement et surtout courage politique -n’hésitant pas à contredire le roi dans l’intérêt de l’Etat-. Il a dressé symboliquement, sa propre statue, face à de mauvais ministres, Mazarin, mal organisé, et Fouquet, prévaricateur.

Cette image a été reprise au XIXème siècle, en voulant faire de Colbert, un champion de la bourgeoisie, classe montante au service de la France, opposé à une noblesse plus ou moins parasite, voire fauteuse de guerre civile. A l’inverse, à partir des années 1970, des penseurs, marqués par les théories économiques libérales ou ultralibérales, ont attaqué Colbert, jusque-là à peu près consensuel, et ont voulu voir en lui un précurseur du socialisme, donc d’une politique économique inefficace.

Colbert a été un grand serviteur de l’Etat, ceci ne fait aucun doute. Il a essayé, avec des succès variables, de développer l’économie française. Il est issu en effet de la bonne bourgeoisie de Reims, de la banque -pour utiliser un terme moderne- et de la haute administration -les bureaux des ministres, Le Tellier puis Mazarin-. Ce Colbert, petit commerçant, a été une calomnie, du duc de Saint-Simon, mémorialiste au grand talent littéraire mais très mauvaise langue, calomnie reprise au premier degré et retournée positivement au XIXème siècle. Colbert a prétendu lui, durant toute sa vie, à des origines nobiliaires écossaises, fantaisie familiale délirante qui a beaucoup fait rire en son temps et au siècle suivant, car ses descendants, et eux seuls, y ont cru. Il n’était donc nullement quelque champion d’une classe bourgeoise (concept, du reste, inventé au XIXème siècle). Cette petite faiblesse de prétentions nobiliaires, s’explique par le contexte social de l’époque, et n’enlève rien au génie du personnage.

Il faut, bien sûr, se méfier terriblement des opinions idéologiques qui font fi du contexte chronologique. Par exemple, Colbert n’a certainement pas inventé le socialisme deux siècles avant Karl Marx. Ce n’est tout simplement pas sérieux. Colbert a multiplié les encouragements au secteur privé, à commencer par des législations nouvelles, favorables au commerce et à la navigation, et n’a tout simplement jamais eu l’idée d’une économie collectiviste (contresens par rapport à sa pensée profonde).

UN TRÈS GRAND MINISTRE ET UNE FAMILLE AU SERVICE DE L’ETAT

Jean-Baptiste Colbert de 1619 à 1683, a été un ministre possédant un vrai génie de l’organisation administrative, talent aussi rare que précieux pour les Etats. Il a su allier réflexions théoriques et capacités pratiques. Bourreau de travail, il a eu pour seule passion la bibliophilie ; dans cette discrète et très honorable passion, il est devenu assez vite un expert, un amateur au goût très sûr ; après sa mort, ses acquisitions ont enrichi les fonds de la Bibliothèque Royale.

Colbert a certes fait la fortune de sa famille, ce qui a pu choquer rétrospectivement, mais correspondait parfaitement à la coutume du temps. L’enrichissement ne devait pas cependant être disproportionné, scandaleux, comme ce fut le cas avec Fouquet, disgracié et arrêté en 1661. La fortune des Colbert est restée inférieure à celle des grands cardinaux-ministres, Richelieu et Mazarin. Culminant pour toute sa famille, à son apogée vers 1680, à 10 millions de livres, elle est restée dans la norme des très grands ministres de l’époque, à l’étranger (Autriche, Angleterre, Espagne) comme en France, et s’avère comparable à la fortune de la grande famille concurrente des Tellier-Louvois.

Colbert a promu des talents véritables, issus de sa famille, dans ses départements ministériels. Les sujets médiocres, y compris un de ses fils, ont été écartés ou placés à des niveaux correspondant à leurs talents réels. Beaucoup de Colbert, neveux ou cousins, ont été de bons ministres, du vivant du Grand Colbert comme par la suite, en particulier dans les affaires étrangères, les finances, la marine.  Nombre de ces fils, neveux, cousins, sont morts à la guerre, pour la France. La prétention nobiliaire n’a pas été qu’une extravagance ridicule de cette famille ; elle en avait assumé, de manière vaillante, toutes les conséquences. La famille Colbert a d’ailleurs été assimilée in fine, à la noblesse, du fait d’actions exemplaires au service de l’Etat, suivant le modèle ancien de service de la Monarchie.

QUELQUES ACTIONS ESSENTIELLES DE COLBERT

La modernisation de l’Etat par Colbert a certes été relative, limitée, mais néanmoins remarquable : Il a imposé des méthodes de comptabilité rigoureuses, pour l’époque. Il a veillé à améliorer les méthodes de perception des impôts : les contribuables, surtout les plus modestes -il s’est beaucoup inquiété des impôts écrasants les paysans-, ont donc un peu moins payé, et l’Etat a davantage reçu… Les urgences des guerres, à partir de 1672, ont empêché de pousser jusqu’au bout la logique des réformes ; une véritable administration fiscale moderne ne sera mise en place que dans les années 1800. Mais il faut saluer les indéniables progrès accomplis.

Colbert a développé une vision d’une France autosuffisante, d’une France exportatrice, n’important plus, ou nettement moins, les produits de consommation courante et de luxe. Il a beaucoup réfléchi à la compétitivité française, avec une vraie politique douanière protectionniste, de défense des productions nationales. Dans l’ensemble, cette politique économique a été une réussite, avec le développement d’un secteur du luxe, des vêtements aux miroirs, resté réputé (un des très rares domaines d’excellence de la France désindustrialisée des années 2020). Les tapis de la Savonnerie et les glaces des Gobelins, ont marqué leur temps, jusqu’au siècle suivant.

Colbert a ressuscité notre marine, et lancé la colonisation effective du Canada. La marine de guerre, reconstruite déjà deux fois dans la première moitié du XVIIème siècle, par Henri IV et Sully, puis par Richelieu sous Louis XIII, avait été négligée dans les années 1640-1650 du fait du caractère prioritaire des fronts terrestres ; citons l’interminable guerre contre l’Espagne (1635-1659), menaçant Paris depuis les Pays-Bas espagnols (future Belgique, alors étendue jusqu’à l’Artois), et les ravages de la guerre civile de la Fronde (1648-1653).

Dans les années 1660-1670, Colbert a accompli une œuvre remarquable de reconstruction de la marine de guerre française, qui a été, pour une des rares fois de notre histoire, la première d’Europe, et même du monde. Colbert a veillé à multiplier les chantiers de construction et les bases navales, pour l’entretien et la protection des flottes ; il a développé Brest et Toulon, restées les principales bases navales de notre marine jusqu’à aujourd’hui. Il a organisé le recrutement des équipages, en inventant le système de l’inscription maritime, sorte de service militaire spécifique pour les gens de mer, contre des indemnités et des compensations réelles. En amont, il a réorganisé la gestion des forêts afin d’approvisionner les chantiers navals, avec les considérables quantités de bois nécessaires.

De même, il a veillé au développement de la marine de commerce, via de grandes compagnies commerciales à chartes, une des bases essentielles de la puissance des Etats. Toutefois, ces tentatives n’ont été que des demi-réussites, du fait de l’agressivité des marines de guerres ennemies et de la perturbation des échanges, causée par les guerres quasi continuelles, après 1672.

Le peuplement du Canada a été pensé comme une politique indispensable pour permettre une implantation française durable en Amérique du Nord, face à la menace mortelle des colonies britanniques voisines. Le Québec actuel, dans ses réalités humaines, lui doit son existence ; les quelques milliers de colons, hommes et femmes (orphelines le plus souvent) envoyés au Canada, ont constitué la base humaine des Canadiens-Français. Il est dommage que cette politique de peuplement n’ait pas été poursuivie par la suite. Une Nouvelle-France plus peuplée aurait résisté à l’offensive majeure britannique des années 1750-1760. 

UN SERVITEUR DE L’ETAT EXCEPTIONNEL, D’UN TYPE HELAS TROP RARE DANS NOTRE HISTOIRE

Le Grand Colbert a donc été un serviteur génial de l’Etat, non seulement un homme doté de grandes aspirations pour la France, mais aussi un homme rigoureux, pratique, qui a tout fait pour mettre ses visions en œuvre, et a rencontré un réel succès. Il est dommage que ses recommandations n’aient pas davantage été suivies, le siècle suivant, siècle durant lequel a manqué à l’Etat et à la Monarchie, un grand serviteur de la stature de Colbert.

Octave THIBAULT

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