Certains privilèges sont montrés du doigt : les privilèges d’Ancien Régime, des riches, des Blancs. Le décevant privilège de l’âge a disparu, quant à lui, depuis qu’après le discours sacrilège de Claude Autant-Lara, en 1989, le Parlement européen eut retiré au doyen d’âge le soin d’ouvrir la première session d’une nouvelle législature. Mais il est un privilège que personne ne discute : celui du juge. En France, il peut condamner sans preuve, si son intime conviction l’y incline. Et il vient d’en faire deux fois un usage retentissant.

Le 25 septembre 2025, le tribunal correctionnel de Paris condamnait Nicolas Sarkozy pour association de malfaiteurs : il était accusé d’avoir laissé ses collaborateurs demander à la Libye de Kadhafi de financer sa campagne électorale de 2007. Mme Gavarino, qui présidait le tribunal et qui avait naguère manifesté contre lui, reconnaît dans son jugement qu’aucune preuve ne le justifie, mais fonde sa conviction sur un faisceau d’indices. Même démarche pour les trois magistrats et les six jurés (ils ne sont pas toujours douze) qui viennent de condamner Cédric Jubilar à trente ans de prison.

Cette faculté de condamner sans preuve est bien un privilège. Si un policier vous colle un PV pour conduite en état d’ivresse sans qu’aucun test n’établisse votre ébriété, on parlera d’arbitraire, même si vous êtes bourré comme un coing. Et s’il contrôle un quidam au faciès, même si c’est un violeur sous OQTF, on criera au racisme. Seul le juge peut imposer sa volonté en ne consultant que son âme et sa conscience. Certains pensent que c’est plus qu’un privilège : sa noblesse, son honneur. Et dans leur adulation de la figure du juge, certains confrères vont jusqu’à lui prêter des pouvoirs magiques. Ainsi Le Monde commence-t-il un papier par ces mots : « Dans la nuit du 15 au 16 décembre 2020, Delphine Jubillar a été tuée par son mari. L’infirmière de 33 ans, mère de deux enfants, rejoint officiellement la longue liste des victimes de féminicides (…) ».

Non. Les juges disent le droit, et leur interprétation du droit ; ils ne disent pas les faits. Sherlock Holmes dit les faits, une caméra de surveillance peut les montrer : les juges, surtout quand ils reconnaissent ne pas avoir de preuves ou estiment les documents à l’origine des poursuites « probablement faux », ne peuvent qu’émettre une opinion sur les faits, sur quoi ils tentent de fonder une conviction. C’est tout différent. Il est possible que Cédric Jubilar ait tué son épouse, et que Nicolas Sarkozy ait recueilli de l’argent de Kadhafi ; certains diront probable, je n’en sais rien, n’étant pas statisticien ; mais on ne peut donner ces opinions pour des faits.

On pensait jadis que le doute doit profiter à l’accusé. Les temps changent. Est venu celui des justiciers bardés de certitudes.

Martin Peltier 

N'hésitez pas à partager nos articles !