Grands textes
Discours prononcé par Gustave Thibon, lors du deuxième Rassemblement Royaliste de Montmajour, en 1970.
Mesdames, messieurs et, pour beaucoup d’entre vous, mes chers amis,
C’est avec une joie vraie que je me trouve aujourd’hui devant vous et je ne vous dirai que quelques mots. Je n’ai ni le temps, ni le goût de vous faire un cours de philosophie politique. Cette philosophie vous la connaissez, elle est dans les œuvres de Maurras, vous pouvez vous y reporter tous les jours.
L’heure aujourd’hui me semble être à la rencontre, à la fraternité, à la fraternité au sens des hommes qui ont vraiment un père et une patrie et non à la manière de 1789, n’est ce pas ! Donc à la fraternité, peut-être plus qu’à l’étude.
Vous êtes nombreux et je me réjouis de vous voir nombreux, mais je dois avouer que le nombre en tant que tel n’a jamais représenté pour moi une valeur. Autrement dit, je ne vous considère pas comme une foule mais comme une assemblée, comme une communauté d’êtres divers; divers par leurs âmes et leurs fonctions, mais unis, unis mais non nivelés, unis par l’amour et pour la défense des mêmes réalités. Car enfin si nombreux que vous soyez, vous n’êtes pas ici pour faire nombre, vous représentez une synthèse, vous ne représentez pas seulement une addition. Car, voyez vous, ce que je hais précisément dans la démocratie, ce qui dés l’aurore de ma pensée m’a incliné vers la solution monarchique et vers les traditions qu’elle incarne et qu’elle couronne, eh bien ! c’est que la démocratie c’est le règne de la quantité sous toutes ses formes : La quantité brutale sous la forme du nombre, sous la forme de la masse, sous la forme de la pesanteur, c’est à dire le règne de tout ce qu’il y a d’anonyme, de matériel, de mécanique dans l’homme et dans le peuple. Autrement dit, la fatalité de la démocratie c’est de cultiver et de dilater jusqu’à l’éclatement le coté quantitatif du réel. Par le suffrage universel d’abord – Je n’ai pas à insister sur la loi du nombre; la loi du nombre où le vrai, l’utile, le bien sont livrés aux caprices d’une foule où l’individu manié par des propagandes est appelé à décider non ce qui le concerne et directement là où il a compétence, mais sur des programmes abstraits, lointains, qui par le fait même qu’ils s’adressent à tout le monde ne concernent plus personne. Ce qui, d’ailleurs, vous le savez comme moi et Maurras a passé sa vie à le démontrer, par la centralisation qui en résulte, étouffe toutes les libertés personnelles et locales au nom d’une liberté abstraite et inexistante. Comme je ne veux pas citer seulement Maurras, on peut évoquer ici, Valery qui, parlant quelque part de la démocratie, dit qu’elle est l’art à la fois d’empêcher les hommes de s’occuper de ce qui les regarde et de les faire décider sur ce à quoi ils n’entendent rien.
Vous parlez de la centralisation. Eh bien ! Là aussi c’est le règne de la quantité sous l’aspect de l’uniformité, c’est à dire c’est l’écrasement de toutes les communautés naturelles : les familles, les métiers, les communes, les provinces. C’est le laminoir administratif qui efface toutes les différences vivantes, qui transforme l’organique en mécanique, qui réduit la physique sociale, la physique sociale au sens profond que Maurras donnait à ce mot qu’il empruntait à Aristote, c’est à dire qui réduit la physique sociale à la physique au sens moderne du mot, c’est à dire à la science des corps inanimés. Car c’est à cela qu’on nous réduit. Rien d’étonnant par ailleurs à ce que cet ordre factice qui ne repose pas sur la diversité, sur l’harmonie, soit si étonnamment fragile.
Car ce n’est pas un ordre en réalité, l’ordre démocratique, c’est du chaos en suspension, c’est du chaos figé, toujours prêt à se changer en chaos explosif, en chaos éruptif. C’est ce que nous voyons d’ailleurs. Nous en savons quelque chose depuis bientôt 200 ans ; car enfin je perds la mémoire du nombre de régimes que nous avons expérimentés, ils sont 13, 17 ou 18 que voulez-vous? On ne comptera plus ! On sera un peu comme ces braves romaines débauchées qui, paraît-il, comptaient le nombre de consulats par le nombre de leurs maris. Mais enfin la république en a eu beaucoup de maris.
Eh bien! Il trop clair que cela appelle la subversion, l’uniformité, la pagaille, dans une chaîne sans fin, et ces révoltes, ces révolutions, mêmes si elles naissent d’un instinct d’insatisfaction profond, d’un pressentiment des vraies réalités, dans leur expression elles sont toutes aussi artificielles, abstraites, irréelles que le faux ordre qui leur a donné naissance et qu’elles veulent détruire.
En réalité dans ces fausses révolutions on se bat pour des fantômes, sous le fouet de propagandes où la paille des mots remplace le grain des choses.
La plus parfaite de ces images, de la démocratie tranquille et de la démocratie agitée, ces deux formes qui alternent continuellement et qui sont deux formes de paralysie, il faut bien le dire, la paralysie inerte et la paralysie agitante, la dernière étant la maladie de Parkinson si j’ai bonne mémoire, la meilleure image qui peut nous venir à l’esprit c’est celle du désert. Tantôt calme, il donne l’impression de l’unité et dès que le vent s’élève, les grains de sable, précisément parce que rien ne les rattachent et ne les retient, se soulèvent révolutionnairement au grès des souffles extérieurs. On parle beaucoup de mouvements de masses, eh bien c’est un peu massif le mot, il n’y a pas de plus grandiose mouvement de masse qu’une tempête de sable dans le désert. Il n’y a pas non plus grand-chose qui soit plus dépourvu d’âme et de réalité. Eh bien ! C’est précisément la masse que nous refusons !
“…dès que le vent s’élève, les grains de sable, précisément parce que rien ne les rattachent et ne les retient, se soulèvent révolutionnairement au grès des souffles extérieurs….” Tout le contraire de nos enracinements dans une Histoire, une Culture, une Spiritualité venues du fond des Âges !…
A l’heure où tant d’intellectuels de gauche ou même de révérends pères nous invitent à massifier notre conscience, moi je trouve que la leur est déjà assez massive comme cela, n’est ce pas ? Eh bien ma foi de toutes nos forces nous disons non ! Et c’est le sens de notre combat. Nous voulons au contraire démassifier le plus possible, autrement dit aérer, ventiler la société. Refaire un ordre appuyé sur la diversité, la hiérarchie, où chaque individu, chaque groupe, chaque province, respire librement, où l’unité est faite du respect, de l’intégration de toutes les différences.
On vous l’a déjà dit, il faut y revenir toujours, c’est le sens du maurrassisme et le centre de la vérité politique. La seule qui a existé et qui a donné des fruits. Contre ce ras de marais égalitaire et totalitaire, nous voulons avant tout sauver notre qualité d’homme. Tout ce qui nous fait uniques et irremplaçables à tous les niveaux, depuis l’individu jusqu’à la nation en passant par tous les intermédiaires et en les respectant. Nous refusons l’érosion et le déracinement. Tout ce qui tend à nous transformer en grains de sable dans le désert.
Nous vous convions à la lutte de la qualité contre la quantité, c’est à dire de la vie contre la mort.
Il y a une ville dans le Languedoc où la rue qui conduit au cimetière s’appelle la rue de l’égalité. Cette égalité nous l’acceptons bien entendu, mais nous l’acceptons dans la mort et non dans la vie. Nous ne tenons pas du tout à transformer la cité humaine en cimetière anticipé, et l’idéal démocratique nous y amène.
Ici comment conclure sans citer les vers admirables de Mistral qui vivait à quelques lieues d’ici et qui nous convie à ne jamais accepter l’uniformité, la réduction quantitative. Ces vers que je vous dirai d’abord en français ensuite en provençal :
” Il est beau de lutter courageusement
Comme Majorque en fleurs, contre le battement
De la mer envieuse
Et ne jamais subir l’uniforme niveau.
” Es béu de lucha couraouiso
Como Majorque en flour, contro lou picadi
De la mar enviouso
E de jamai subi l’uniforme nivéu.