“Dans cette guerre de l’attention, l’enfant consommateur d’écran est la première victime. Tandis que l’Éducation Nationale persiste dans le tout-numérique à l’école malgré l’échec avéré, trouvons la force de résister”
Nous sommes en guerre de l’attention, comme le constatent Yves Marry et Florent Souillot [1] dans un essai dénonçant la formidable prise de contrôle du temps de « cerveau humain disponible [2]» passé sur les écrans, qui représente pour les maîtres du capitalisme numérique un gisement de richesses plus important que bien des ressources économiques exploitées jusque-là.
L’explosion de la durée quotidienne de temps passé devant un écran notamment par les Français [3] n’est pas le fruit du hasard. Les technologies qui exploitent les processus de l’attention humaine et les attraits que le cerveau manifeste pour ce qui flatte sa curiosité et ce qui provoque un mécanisme de récompense et donc de plaisir, parviennent à fidéliser l’usager jusqu’à l’addiction et instaurent un désir sans cesse ravivé du renouvellement de la source de plaisir.
En cliquant sur les sites, en donnant son avis et son humeur sur tout et n’importe quoi à longueur de journée, en exprimant ses goûts, en racontant sa vie sur les réseaux sociaux, on donne aux marchands de virtualité une somme de renseignements qu’ils revendent avec profit aux annonceurs publicitaires et à l’industrie du numérique qui perfectionne ses outils de captation de l’attention, avec d’autant plus d’efficacité que la victime est apparemment consentante. Elle se confie en effet et abandonne toute sa vie privée à son smartphone ou son ordinateur devenu un prolongement de soi, un confident plus intime que n’importe quel être humain et dont les sollicitations incessantes dictent une obéissance de l’attention qui dépasse toute mesure.
Le problème pour cette victime – le consommateur d’écran -, c’est qu’on lui vole cette attention qui lui permettait de réfléchir, de juger, de mémoriser, d’inventer, de mûrir… d’être tout simplement un être humain. Rendu incapable de traiter les trop nombreuses informations et sollicitations dont il est bombardé, le cerveau neutralise ses capacités de réflexion et de mémorisation au profit de celles de la réactivité. L’homme se laisse alors diriger dans ses goûts, ses jugements, ses indignations, ses choix, par ceux que lui impose le support numérique. La conformité à la norme devient plus aisée.
Du formatage économique au formatage politique, il n’y a qu’un pas. L’usage de la psychologie comportementale pratiquée par les maîtres de la Silicon Valley (en Californie) est plus efficace que n’importe quel armement conventionnel. En voulant transformer l’homme et l’augmenter de la puissance numérique, les partisans du transhumanisme, qui sont, pour simplifier, les mêmes que les experts en captation de l’attention, peuvent effectivement prétendre changer l’ordre du monde. Ils abaissent l’homme au niveau de la machine et de son mécanisme, le rendant ainsi plus manipulable dans un but commercial ou comportemental.
Dans cette guerre de l’attention, on aurait pu croire naïvement que les pouvoirs politiques s’empareraient du dossier et réagiraient pour défendre la jeunesse contre un danger qui relève pour le moins de la santé publique. L’Éducation nationale persiste et signe, malgré l’échec avéré du tout-numérique à l’école, malgré les résultats catastrophiques que révèlent les enquêtes internationales sur le niveau des Français notamment en mathématiques [4]. Elle continue de promouvoir et l’usage des écrans qui nuit pourtant à la concentration des élèves et le recours au numérique comme passage obligé de l’acquisition des connaissances. Comme si de rien n’était. Comme si l’on ignorait les dégâts de cette guerre de l’attention. Le lobbying des maîtres de l’informatique est efficace. Les enjeux financiers sont colossaux. Qu’importe au fond le devenir des enfants ! La guerre, fût-elle économique, possède aussi ses lois et ses victimes collatérales…
Malgré l’inégalité des forces en présence, la guerre de l’attention peut trouver des forces de résistance. Il faut pour cela une volonté persévérante. Se déconnecter le plus possible. Refuser de noter, de juger, de dire si l’on aime ou l’on n’aime pas, de répondre aux sollicitations, aux questions posées sur les sites internet où l’avis inepte des plus ignorants a le même poids que celui de ceux qui savent. N’user d’internet que pour les usages indispensables. Retrouver le pouvoir de lire, de réfléchir, de rêver, d’imaginer, d’apprécier sans pour autant le faire savoir à tous, d’avoir des amis, forcément peu nombreux, pour partager avec eux notre temps disponible d’amitié et de charité. Vivre en vrai, dans la réalité et non à travers un écran. Savoir relever la tête et regarder ce qui nous entoure. Enfin et surtout, reconquérir le goût du silence, de la vie intérieure, de l’ouverture à Dieu qui permet l’ouverture à son prochain. Être attentif à la vraie Présence, celle qui nous a créés et qui, seule, peut donner la Paix.
Abbé Philippe Bourrat
Lettre de l’Association de Défense de l’Ecole Catholique n° 39 – mars 2022
- Yves Marry et Florent Souillot, La Guerre de l’attention – Comment ne pas la perdre – L’Échappée – 2022 Se référer à cet ouvrage n’implique pas une approbation de l’ensemble des jugements qui s’y trouvent exprimés.[↩]
- Expression employée par Patrick Le Lay en 2004, alors qu’il était président-directeur général du groupe TF1 et qu’il commentait le rapport entre le contenu des programmes de la chaîne et la publicité.[↩]
- En 2019 (avant crise COVID et confinement), les 8-10 ans sont en moyenne 4h40 par jour sur un écran ; pour les 16-24 ans on passe en moyenne quotidienne
entre 11h45 à 13h30 ! (Étude citée dans La guerre de l’attention, p. 12[↩] - D’après l’étude internationale TIMSS 2019 parue le mardi 8 décembre 2021, les Français en classe de CM1 arrivent derniers parmi les pays de l’Union européenne
et de l’OCDE. Les élèves de quatrième sont avant-derniers. Situation inédite ![↩]