Nous nous retrouvons aujourd’hui pour évoquer Louis-Ferdinand Céline, figure incontournable de la littérature française, en compagnie d’Émeric Cian-Grangé qui eut l’extrême amabilité de nous accorder cet entretien. Profitant de l’actualité littéraire célinienne, l’Action Française voulut revenir sur les différents travaux et contributions à l’étude de cet auteur maudit, c’est-à-dire sulfureux, mais génial ! Pensons aux nombreuses recensions que fit LéoN Daudet, que ce soit pour Voyage au bout de la nuit ou pour ses pamphlets, à l’instar de Bagatelles pour un massacre pour lequel il eut cette appréciation : « Le livre de Céline [Bagatelles pour un massacre], à mon avis, recommence aujourd’hui l’aventure de l’Assommoir, avec un degrésupérieur, non de talent, mais de virulence dans l’invective. C’est la pression supérieure des circonstances qui commande cette hausse de ton » (Léon Daudet, Les Nouvelles littéraires, 19 février 1938). Continuons modestement cette aventure littéraire et plongeons à nouveau au cœur du délirant génie de Louis-Ferdinand Céline !
AF : Cher monsieur, nous vous remercions d’avoir bien voulu accorder cet entretien pour l’Action française. Avant que nous nous intéressions à vos différents travaux et à l’actualité célinienne, pourriez-vous nous raconter votre rencontre avec l’œuvre de Louis- Ferdinand Céline ? Pourquoi vous être tant attaché à cet auteur ?
Émeric Cian-Grangé : Cher monsieur, Céline a fait irruption dans ma vie au début des années 90, dans une salle de classe de lycée. Mon professeur de français nous avait donné un extrait de Voyage au bout de la nuit à étudier. J’en ai conservé un souvenir très précis, puisqu’il s’agissait de la scène de troc entre autochtones africains et colons français. Embarqué par la lecture de ce passage, j’ai acheté l’édition Folio du livre. Ce n’est pas compliqué, il y a pour moi un avant et un après Voyage au bout de la nuit. Parcouru, trituré, craquelé, le bouquin est dans le tiroir de mon bureau, toujours à portée de main. Pourquoi m’être « tant attaché à cet auteur » ? Tout simplement parce qu’il m’a chambouleversé. Céline m’a rendu libre, c’est l’homme de ma vie.
AF : Pourriez-vous brièvement nous dresser un tableau du monde célinien ? Céline provoque-t-il toujours de l’intérêt ? Des travaux voient-ils encore le jour en nombre ? Bref, y avait- il un véritable dynamisme avant que ne surgisse la divine surprise des manuscrits perdus et retrouvés ?
Émeric Cian-Grangé : Grâce au cinquième volume de la Bibliographie générale des droites françaises (Alain de Benoist, Éditions Duapha, 2021), il est possible de se faire une idée assez précise du nombre de travaux universitaires, français et étrangers, consacrés à Céline et à son œuvre. De 1939 à 2021, ce sont près de sept-cents-soixante études qui ont été réalisées, ce qui fait une moyenne de neuf par an. Combien d’écrivains sont-ils capables de susciter autant d’effervescence intellectuelle ? Il semble pourtant devenu difficile pour les étudiants de trouver un directeur de thèse. Saturation ou bien-pensance ? Le dynamisme que vous évoquez ne saurait pourtant se limiter à ces travaux qui, il faut bien le dire, n’intéressent que le microcosme universitaire. Il existe en dehors de ce landerneau une dynamique éditoriale constante qui se traduit par une production célinienne à tout le moins quantitative, à défaut d’être toujours qualitative. À titre d’exemples, pas moins de quatorze ouvrages sur Céline ont été publiés en 2019, neuf en 2020 et dix en 2021. L’année 2022 compte déjà douze publications. Il existe par ailleurs un périodique dédié à cet écrivain (Le Bulletin célinien, dirigé par Marc Laudelout depuis plus de quarante ans), deux sociétés céliniennes – la Société d’études céliniennes (SEC) et la Société des lecteurs de Céline (SLC) – et une collection littéraire célinienne (« Du côté de Céline », aux Éditions de La Nouvelle Librairie). On ne compte plus les groupes Facebook consacrés à l’auteur de Mort à crédit. En somme, Céline est toujours vivant, et la récente découverte de 6 000 feuillets manuscrits inédits montre qu’il est plus vivant que jamais.
AF : Selon vous, en quoi réside le génie de Céline ?
Emeric Cian-Grangé : Une faculté créatrice hors normes, transcendante, capable de toucher un lectorat étonnement varié, multiple, panaché. Qui peut en effet se targuer d’avoir un public aussi composite, bigarré, disparate que Céline ? N’est-il pas un cas unique dans la littérature française ?
AF : Permettez que nous nous arrêtions sur ses pamphlets. Quelle place tiennent-ils pour vous dans l’œuvre célinienne ? Peuvent-ils être retranchés de celle-ci ? La question de la réédition de ceux-ci est plus que d’actualité, François Gibault, dans un entretien qu’il vous a accordé pour la revue Éléments, déclarait, après avoir rappelé qu’il s’était initialement opposé à cette réédition : « Je ne vois donc pas pourquoi les pamphlets de Céline, accompagnés d’un appareil critique conséquent, devraient être interdits de réédition. »
Emeric Cian-Grangé : Vouloir, pour des raisons idéologiques ou de confort moral, retrancher Bagatelles pour un massacre, L’École des cadavres et Les Beaux Draps de l’œuvre célinienne, me semble dénué de sens, pour ne pas dire aberrant. Il est naturellement légitime que certaines personnes ne veuillent pas les lire, mais sont-elles pour autant en droit d’empêcher les autres de le faire ? Qu’on le veuille ou non, les écrits pamphlétaires de l’écrivain font intrinsèquement partie de son œuvre. En effet, si « la littérature se caractérise, non par ses supports et ses genres, mais par sa fonction esthétique, la mise en forme du message l’emportant sur le contenu », toute l’œuvre célinienne appartient à la littérature. Il est vrai que la réédition de ces trois ouvrages constitue un point de crispation qu’il faudra bien dénouer, avant qu’ils ne tombent dans le domaine public. C’est Gallimard qui a les droits et François Gibault s’est effectivement engagé à ce qu’ils sortent des presses avant 2031. Mais c’est « remonter les chutes du Niagara à la nage », pour reprendre l’expression du natif de Courbevoie. En attendant, le lecteur intéressé pourra se tourner vers le Québec qui, depuis 2012, propose à la vente une édition critique des pamphlets, sous le titre : Écrits polémiques (Éditions Huit, édition critique établie, présentée et annotée par Régis Tettamanzi).
AF : Vous êtes à l’initiative de la Société des lecteurs de Céline, pourriez-vous nous parler de cette aventure et de ses objectifs ?
Emeric Cian-Grangé : Je suis en effet à l’initiative de la création de la Société des lecteurs de Céline (SLC), le 1 er juillet 2021, à l’occasion des soixante ans de la mort de Céline. Sa naissance découle de la mise en chantier d’un prix littéraire célinien. C’est en mai 2020 que j’ai eu l’idée de ce prix. Et c’est au détour d’une conversation électronique avec Alain de Benoist, un an plus tard, qu’il devint évident qu’il devait être décerné par un organisme associatif. C’est ainsi que la SLC a vu le jour. Étoffée, elle s’est aussi fixé pour objet de réunir, sans passion partisane ni politique, les amateurs de l’auteur de Mort à crédit, d’œuvrer pour la promotion et la diffusion de l’actualité célinienne et de contribuer à la recherche célinienne. Mon ambition était de représenter le plus légitimement possible la communauté des lecteurs de Céline et de lui permettre de s’exprimer de façon décomplexée. Vous le savez, les sociétés littéraires s’épuisent et finissent par mourir d’anémie. Les lecteurs, eux, restent bien vivants. Je partais donc du principe que la SLC appartenait à ses membres – dont le rôle ne se limite pas à envoyer un chèque une fois l’an – et qu’elle vivait à travers et pour eux. Je terminais d’ailleurs mon allocution inaugurale à Meudon par ces quelques mots : « Lecteur débonnaire, apprivoisé, bienveillant, peigne-cul, verbeux, stratosphérique, persifleur, bravache, franc-maçon, impétueux, mutique, « faux diable », tartuffe, bienheureux, alchimiste, « d’en haut », « d’en bas », belge, furibond, versificateur, pyromane, enjôleur, efféminé, juif ou binoclard, osez dire votre admiration pour l’œuvre de Céline et ses formidables chambardements littéraires. » J’en parle au passé car j’ai quitté mes fonctions de président et d’administrateur de la SLC début janvier. À la faveur de certains évènements, je me suis rendu compte que je n’étais plus en adéquation avec le reste de l’équipe et qu’il était devenu nécessaire que je reprenne mon indépendance.
AF : Vous dirigez, par ailleurs, pour les éditions de la Nouvelle Librairie, la collection « Du côté de Céline », pourriez-vous nous présenter les deux derniers ouvrages de celle-ci, Céline à hue et à dia de Marc Laudelout et Elisabeth Craig raconte Céline de Jean Monnier ?
Émeric Cian-Grangé : « Du côté de Céline » est une locomotive célinienne, décomplexée, désinhibée et dynamique que j’ai fondée en 2020. Je lui ai fixé pour objet de contribuer à la connaissance et à l’exploration du continent célinien. Elle se compose d’ores et déjà de quatre ouvrages : Escaliers, d’Évelyne Pollet (préface de Marc Laudelout, postface de Jeanne Augier, novembre 2020) ; Céline à fleur de peau, de Serge Kanony (préface d’Éric Mazet, juin 2021) ; Céline à hue et à dia, de Marc Laudelout (avant-propos de Marc Hanrez et Frédéric Saenen, janvier 2022) ; Elizabeth Craig raconte Céline, de Jean Monnier (préface de Pierre de Bonneville, mai 2022). Dans Céline à hue et à dia, Marc Laudelout épingle les anticéliniens rabiques, évoque
diverses interférences littéraires, dresse le portrait de quelques figures (dont les « céliniens historiques ») et explore quelques faits liés à la biographie ainsi qu’à la réception critique de l’œuvre. Elizabeth Craig raconte Céline est le fruit d’un entretien entre la dédicataire de Voyage au bout de la nuit et Jean Monnier, un universitaire ayant rencontré en 1988 l’ancienne maîtresse de Céline. Ce témoignage place le lecteur au cœur de la vie affective de l’écrivain. À travers les yeux de « l’Impératrice », il découvre la relation intime qu’elle entretenait avec Louis Destouches, une source d’inspiration immense pour l’écriture de Voyage au bout de la nuit. Nous fêterons par ailleurs cette année les quatre-vingt-dix ans de la publication du premier roman de Céline, « du pain pour un siècle entier de littérature ». Pour commémorer cet événement, les Éditions de La Nouvelle Librairie publieront, au cours du second semestre 2022, un ouvrage collectif sur « cette œuvre sans pareille, ce moment capital de la nature humaine ».
AF: Vous avez également coordonné un ouvrage, Céline’s Big Band (paru aux éditions Pierre-Guillaume de Roux), arrêtons-nous un instant sur celui-ci. Il s’agit d’une compilation de courts récits d’expériences de lecture livrés par une centaine de céliniens. Pourquoi vous être lancé dans cette aventure ? Vous attendiez-vous à une telle diversité d’expérience ?
Émeric Cian-Grangé : Je me suis lancé dans cette aventure pour combler l’absence de ce type d’ouvrages dans la pourtant très riche bibliographie célinienne. Et pour tenter de répondre à la question suivante : pour qui écrivait Céline ? J’ai donc contacté un très grand nombre de lecteurs – près de trois cents, en France et ailleurs –, avec pour seul critère de sélection l’intérêt porté à Céline. Capable de captiver un lectorat étonnement varié, composite et disparate (auditeur financier, étudiant, photographe de grand reportage, trapéziste, ancien secrétaire d’Etat, traductrice, médecin, démolisseur en bâtiment, comédien, docteur en philosophie, peintre, enseignant, ouvrier portuaire, psychologue, danseuse, employé, comédien, sociologue…), d’emporter – d’embarquer ! – toute personne sensible à la littérature, l’œuvre célinienne a l’extraordinaire faculté de transcender classes sociales, notoriété, clivages politiques et idéologiques. Qui peut se targuer, au sein de la littérature française, d’avoir un public aussi bigarré que Céline ? Chaque lecteur a sa motivation, son chemin, sa spécialité. Chacun apporte sa pierre, fait part de sa lecture. Aucun ne se ressemble. C’est ce que montre Céline’s Big Band.
AF : Malgré cette diversité, malgré cet ensemble disparate et baroque d’expériences, peut-on en extraire des vues collectives ? Peut-on discerner quelques terrains où tous les céliniens se retrouvent ?
Émeric Cian-Grangé : Je fais mienne l’analyse faite par Henri Godard dans la préface qu’il a rédigée pour Céline’s Big Band : Céline n’est « pas un écrivain pour écrivains, comme il en a périodiquement existé dans la littérature française, mais un écrivain qui, tout novateur qu’il est, et par là demandant parfois d’abord à son lecteur un effort d’adaptation, est capable de toucher quiconque, pourvu qu’il s’agisse d’un amateur de littérature ».
AF : Passons, si vous le voulez bien, à l’actualité célinienne. L’événement, chers lecteurs, est un séisme, et pour cause ! Combien de fois retrouve-t-on, des dizaines d’années après la mort d’un des plus grands auteurs français, des manuscrits totalement inédits ? Et il ne s’agit pas ici de quelques feuillets, de quelques pages, mais bien de milliers ! Pourriez-vous revenir sur l’histoire de ces manuscrits volés et retrouvés ?
Émeric Cian-Grangé : On le sait, le 17 juin 1944, se sentant menacé, Céline quitte la France en compagnie de son épouse et de leur chat Bébert. Il laisse dans son appartement plusieurs liasses de manuscrits qui auraient été volées par un faux résistant. C’est en août 2021 que les 6 000 feuillets manuscrits, retrouvés dans des conditions abracadabrantesques, sont dévoilés au public. Les faits sont bien connus, la presse a épuisé le sujet, je n’y reviendrai pas. Parmi ces documents figurent des liasses de plusieurs centaines de feuillets, révélant notamment deux inédits : Guerre et Londres. L’action du premier se situe dans les Flandres au début de la Grande Guerre, celle du second à Londres, en 1915. D’après François Gibault et d’autres, ces écrits apporteraient un éclairage exceptionnel sur le projet littéraire que Céline avait imaginé après la publication de son premier roman, à savoir un triptyque sur son enfance, la guerre et son séjour à Londres. Guerre semble être un manuscrit de premier jet, écrit deux ans après la parution de Voyage au bout de la nuit. Londres, le second inédit que Gallimard devrait éditer avant la fin de l’année, serait une ébauche de Guignol’s band (1944), dont on ne sait pas grand-chose pour le moment.
AF : Pensiez-vous que ces manuscrits existaient réellement et, si oui, qu’ils pouvaient un jour revenir à la surface ?
Émeric Cian-Grangé : Les céliniens savent que l’œuvre de Céline est une transposition romanesque de sa vie et qu’elle repose toujours sur un fond de vérité. Concernant les manuscrits, les lecteurs attentifs avaient pu lire dans Féerie pour une autre fois : « Ils ont volé tout ce qu’ils pouvaient, fracassé tout ce qui était trop lourd !… ils ont brûlé les manuscrits… aux poubelles aussi, Guignol’s, Krogold, Casse-pipe ! mes offrandes ! » Et c’est convaincus de leur existence qu’ils espéraient les voir réapparaître un jour. Je fais naturellement partie de ces lecteurs. Certains spécialistes de Céline, à l’image d’Émile Brami, sont même partis à leur recherche, sans succès.
AF : Quel jugement pouvez-vous porter sur ce premier livre Guerre ? Quelles sont vos premières impressions ?
Émeric Cian-Grangé : Mon jugement n’a strictement aucune intérêt, je ne suis qu’ « un garçon sans importance collective ».
AF : Vous attendiez-vous à un tel succès auprès du public ? En réalité, qui lit Céline et pourquoi le lit-on encore ? Vos travaux et publications portèrent souvent sur cette question des lecteurs !
Émeric Cian-Grangé : Permettez-moi de citer Jean Guenot qui, dans Céline écrivain arrivé (Éditions Guenot, 1993), a écrit ceci : « Céline est un produit. Avec le temps, les conservateurs d’autographes, acheteurs de manuscrits aussi bien que destinataires ou détenteurs de correspondances, sont en droits de penser qu’il y a là des placements à long terme. […] Les manuscrits sont un autre pactole. Céline en a vendu de son vivant. Et il y a ceux qui ressortent on ne sait d’où. Ceux qu’a conservé un relecteur d’épreuves, un type ; ou un éditeur. Des paquets oubliés. Qui en est le propriétaire ? Celui qui détient l’objet avec la preuve d’achat. Il peut le revendre. Qui peut en autoriser la publication ? Seuls les ayants droits, pour la durée de la propriété littéraire. Tous ces manuscrits ont un intérêt scientifique, puisqu’on peut surprendre la petite musique en train de se faire. Mais en termes de produit, ce qui intéresse les chercheurs de papiers portant la griffe de Céline, ce n’est pas le style et la façon de l’approcher, mais principalement les plus-values. » Vous pensez bien que Gallimard a mis les petits plats dans les grands pour que le succès soit au rendez- vous. « Les éditeurs ?… […] acrobates d’arnaque ! leurs filouteries sont si terribles imbriquées au poil ! si emberlifiquées parfaites que ce serait l’Asile, toutes les camisoles que vous tentez d’y voir !… même à adorer… et de très loin !… comment ils s’y prennent !… » Qui lit Céline ? Vous, moi, Depardieu, Jean-Paul Sartre, Sonia Anton, François Bousquet, Nicole Debrie, Yannick Gomez, Serge Kanony, Marcel Aymé, Machin, Éric Mazet, Lucien Combel, Trucmuche, Yankel, le pape… À qui appartient Céline ? Pour qui écrivait-il ? Qui sont ses lecteurs ? Tous ceux qui, en accompagnant Ferdine « de l’autre côté de la vie », ont pris le risque d’aimer la littérature.
AF : Nous vous remercions d’avoir bien voulu répondre à nos questions et espérons que la publication de ces inédits de Louis-Ferdinand Céline puisse augmenter l’intérêt porté à ce géant de la littérature !
Propos recueillis par Guillaume Staub