“L’extrême civilisation engendre l’extrême barbarie.” (Les chiens de paille).
Après la consécration que connut Pierre Drieu la Rochelle en étant édité dans la prestigieuse collection La Pléiade (“Romans, récits, nouvelles”) en 2012, voici que notre auteur maudit – mais peut-être pas tant ! – vient de se voir éditer par “Bouquins” ! Cette dernière édition comporte six romans, accompagnés de leur présentation, ainsi qu’un passionnant dictionnaire de Drieu la Rochelle, sorti tout droit de l’impressionnante érudition de ses trois éditeurs : Julien Hervier, Frédéric Saenen et Stéphane Guégan. Saluons ce beau travail d’édition qui nous permet de mieux approcher ce géant de la littérature moderne !
Ces six romans, publiés entre 1925 et 1944 offrent une belle image de cet écrivain qui fut, à l’instar de beaucoup d’autres, comme Céline, profondément marqué par la guerre et par les crises qui en découlèrent : crise sociale, crise morale, crise religieuse, crise esthétique. Plus que beaucoup d’autres, Drieu fut cet enfant de l’Entre-deux-guerres : sorti d’une boucherie innommable, il fut à la fois tenté par l’action politique et par la débauche des Années folles. Cette génération, en quête d’idéaux, se perdit dans l’Europe et dans le corsage des femmes. Ces six romans sont un magnifique témoignage de son temps.
Le premier, L’Homme couvert de femmes, nous semble bien illisible : “Un jeune homme, Gille, est invité à la campagne par une veuve assez libre, Finette. Il veut se lier avec elle, mais d’abord il joue avec ses amies ; ensuite il sent de la répugnance pour son entourage et les maximes qu’elle affecte. Il s’éloigne, mais il revient bientôt, après une débauche à Paris. Alors, comme elle lui fait des avances et qu’il songe à y répondre, il se montre médiocre et galant.”. Contrairement à bien d’autres romans de notre auteur, celui-ci nous semble le plus éloigné de nous, le plus difficile à appréhender pour celui qui n’est pas imprégné de cet esprit bourgeois exécrable. Nous ne rejetons ni le sujet lui-même, ni une certaine description crue des aventures de ce Gilles, mais plutôt le fait de voir l’Homme réduit à cette dimension de séducteur, cette dimension médiocre et oisive, cette réduction totale à la matière et au retour sur soi à travers l’autre. Drieu a le génie de nous faire plonger au fond d’une certaine misère humaine et il y arrive d’autant mieux que lui-même perce à travers ce personnage, Drieu se scrute, scrute ses propres misères dans ce roman. Gille cherche l’amour, il ne trouve que l’inassouvissement de ses besoins.
Le deuxième roman, Une femme à sa fenêtre, offre encore un beau portrait d’une femme de la bourgeoisie, l’auteur y combine l’exaltation de la passion et l’engagement politique. A travers un récit se déroulant en Grèce, nous pouvons voir la rencontre d’une bourgeoise oisive et rêveuse, mal aimée, et d’un militant communiste plein de force, prêt à mourir pour sa cause. Si ce roman demeure une critique de la bourgeoisie dans ce qu’elle est fondamentalement : un principe de mort, c’est-à-dire que sa veulerie, son manque d’énergie, son manque de force ne peut qu’entraîner la lente descente vers le néant, elle pose une autre question fondamentale : Est-ce que la femme, toujours imprégnée d’un puissant réalisme, ne peut aimer un homme que pour sa force et son prestige ?
Le troisième roman, Drôle de voyage, est le tableau d’une certaine faune parisienne qui se montre très libertine – nous retrouvons ici encore, les descriptions crues de l’Homme couvert de femmes. De même, il s’agit encore d’un récit bien autobiographique où la misère du personnage nous révèle la misère extrême dans laquelle pourra se trouver notre écrivain. Il s’agit de l’histoire d’un mariage manqué : “Décidément, j’aime plus l’amour que les amoureuses. Je suis plutôt fait pour Dieu que pour Beatrix. […] Beatrix, adieu, tant pis; l’entreprise de te changer serait trop longue, trop périlleuse, je glisserais dans ton argent.”. Tout le drame se trouve révélé dans ces quelques lignes du roman, cette génération rêve d’un idéal et, rêvant, s’abîme dans la non-réalisation de celui-ci ! J’aimerais l’amour, mais je n’ai que des amoureuses ! Je veux une grande aventure politique, mais là où il y a des Hommes, il y a des hommeries. Éloignée du socle du réel, la générosité devient poison.
Le quatrième roman, Beloukia, est un conte orientalisant qui se déroule dans une Bagdad imaginaire. Il s’agit d’une pure lettre d’amour aux charmes certains !
Le cinquième roman, L’Homme à cheval, est sûrement l’un des chefs-d’œuvre de Drieu ! Jaime Torrijo, lieutenant dans un régiment de cavalerie bolivien, se passionne pour la politique de son pays et rêve d’y faire renaître le sentiment de magnanimité qui fit jadis la grandeur de Bolivar. Brillant, doté de force et d’audace, adoré de ses hommes, aimé par les femmes, tout lui est possible. Par un coup de force, il renverse don Benito, le chef suprême de l’Etat, et s’installe dans son fauteuil. Désormais, il est le maître de la Bolivie. Mais la situation s’envenime. Troubles, complots, scandales, assassinats et révoltes agitent le pays, empêchant Jaime de réaliser son idéal politique. Il réprime la rébellion avec une sauvage énergie. Redevenu maître de la situation, il découvre alors que sa victoire est un pur néant et renonce au pouvoir. Il part explorer seul des régions mal connues puis décide de sacrifier à la manière des anciens indiens, son seul dieu, son cheval. L’homme à cheval est désormais à pied. Dans ce roman, Pierre Drieu la Rochelle donne dans l’épopée et le fait avec bonheur ! Certaines touches sonnent, certes, un peu décoloniales, mais l’énergie y est formidable. C’est une des richesses de notre auteur, celui-ci ne s’enferme pas dans les petits salons bourgeois, il sait également nous parler de grandeur, de guerre, de vitalité !
Enfin, le sixième roman, Les Chiens de paille, confronte un industriel gaulliste, un garagiste communiste, un médecin collaborateur, un patriote à la tête d’un chantier de la jeunesse et un trafiquant du marché noir. Ce roman, publié le 31 juillet 1944, met magnifiquement en scène les protagonistes de la guerre civile. Il décrit avec son réalisme et son cynisme habituels, les attitudes de ces Hommes capables des plus glorieux actes, mais plus souvent des plus basses vilenies… Les sombres époques dévoilent les âmes enfouies.
Homme écorché et tiraillé, Pierre Drieu la Rochelle se suicida et, de ce fait, nous priva de son talent. Il aurait pu devenir un de ces grands auteurs qui nous tirent de notre médiocrité en nous révélant tels que nous sommes : débiles et faibles. Sa plume crue et son style cynique sont autant d’armes qui écorchèrent vivement les mœurs bourgeoises de son temps, que n’aurait-il pas écrit à notre époque. “Nous étions des bêtes. Qui sentait et criait ? La bête qui est dans l’homme, la bête dont vit l’homme. La bête qui fait l’amour et la guerre et la révolution (La comédie de Charleroi).
Guillaume Staub
Pierre Drieu la Rochelle, Drôle de voyage et autres romans, Paris, Editions Bouquins, 2023, 1056 pages.