Certains catholiques ont reproché à Maurras de substituer aux lois de la morale les lois purement physiques de la politique.
Le grief ne résiste pas à une étude impartiale de la philosophie de Maurras qui, loin de supprimer les valeurs orales, les remet à leur juste place.« L’infaillible moyen d’égarer quiconque s’aventure dans l’activité politique, c’est d’évoquer inopinément le concept de la pure morale, au moment où il doit étudier les rapports des faits et leurs combinaisons. Telle est, du reste, la raison pour laquelle l’insidieux esprit révolutionnaire ne manque jamais d’introduire le concept moral à ce point précis où l’on a que faire de la morale. Il a toujours vécu de ce mélange et de cette confusion qui nuisent à la vraie morale autant qu’à la vraie politique. La morale se superpose aux volontés ; or, la société ne sort pas d’un contrat de volontés, mais d’un fait de nature ». (Démocratie religieuse, p. 246)
Maurras précise encore cette idée dans un texte moins connu : « Pour savoir ce que le sujet doit faire, il faut savoir ce que sa nature le rend capable de faire, comment il est constitué. Avant d’aborder le devoir social, discipline des volontés sociales, il fait connaître la structure de la société… L’étude de la structure politique des États ou des Sociétés ne peut se confondre avec celle de l’action politique, l’action est un fait volontaire, donc sujet à la morale, la structure sociale participe de la nature des choses. Ceci subit des lois, objet de pure connaissance, cela reconnaît des règles qui, une fois définies, sont objet de confiance et d’obéissance ». (Préface du livre de J.L. Lagor, La Philosophie politique de saint Thomas d’Aquin, Paris, 1948)
Politique et Morale sont donc choses distinctes. La confusion est cependant régulièrement faite par les démocrates-chrétiens et les progressistes, qui en profitent pour recouvrir du manteau d’une morale abstraite leurs partis pris idéologiques. Un des plus grandes thomistes de notre temps, le R.P. de Tonquédec S.J. a rétabli les distinctions nécessaires :
Toute sociologie correctement bâtie et complète enferme plusieurs parties bien distinctes, irréductibles les unes aux autres. D’abord une partie purement spéculative, toute d’observation et d’expérience, où la morale n’a encore rien à voir, qui fournit au sociologue les matériaux, l’objet même de son étude ; les phénomènes sociaux, tels qu’ils se déroulent en faits ; « c’est ainsi que les choses se passent ». Puis, une seconde partie, où le sociologue, s’il est chrétien, ou simplementhonnête homme, appréciera et jugera lesdites phénomènes selon le bien et le mal qu’ils comportent ; et alors il dira le droit, formulera les principes qui doivent régler la conduite humaine dans le domaine social comme dans tous les autres : « il faut faire le bien éviter le mal ». Cette intuition, est d’un tout autre ordre que ce qui la précède. Ce n’est pas la perception sensible, la collection des renseignementsextérieurs qui la fournit, mais une lumière intérieure ; celle qui luit dans une conscience droite. Avec elle se dessine une frontière qu’on ne peut absolument pas effacer. Prenons un exemple vulgaire. Un homme en frappe un autre. C’est là un fait patent qui s’impose à tous les spectateurs et sur lequel aucun dissentiment n’est possible. Mais celui qui frappe a-t-il raison ? a-t-il tort ? Est-il dans son droit ? Cela ne se voit pas avec les yeux, ne se décide point par la description de l’incident. Et là-dessus es avis pourront se partager (bien qu’un seul d’entre eux soit juste). En tout cas, il s’agit maintenant d’un jugement de valeur, d’une qualification morale du fait qui n’a rien de commun avec sa simple constatation.
Quant à la cause d’où proviennent en suprême ressortla bonté, la justice des actions humaines, quant à la Fin vers laquelle toute vie morale se trouve, de ce chef, orientée, ce n’est plus l’observation pure ni même cette intuition du bien et du mal, commune à toutes les consciences droites, qui peuvent la découvrir, mais le raisonnement métaphysique ou la foi religieuse. Si, dans sa partie préceptive, une sociologie complète doit tenir compte de ces vérités transcendantes, cela ne suffit pas à les assimiler à son objet propre. Elles lui sontextérieures et supérieures. Subordination n’est pas identité. À partir de l’idée du bien et du mal humains, on peut s’élever jusqu’à l’idée d’un Bien absolu, et d’un Législateur suprême, déduire l’une de l’autre, mais toute déduction suppose des termes divers et le passage de l’un à l’autre.
De ces trois parties, la second e seule appartient à la morale. C’est là son domaine propre, située entre les deux autres. Elle reçoit de plus bas qu’elle, de l’observation des faits sociaux, la matière à quoi elle devra s’appliquer. Elle ne la crée pas : une autre l’a préparée pour elle et la lui offre. A l’inverse, c’est au-dessus d’elle qu’elle trouverasa source, son fondement et les titres de sa légitimité.
La morale ne recouvre donc pas le champ entier des sciences sociales. Affirmer une identité absolue, une coïncidence rigoureuse entre elles, c’est brouiller les espèces.