Certes, lorsque plusieurs centaines de personnes décèdent en quelques minutes, le terme « catastrophe » est approprié. Et lorsque lesdites personnes meurent noyées, emportées par des torrents d’eau et de boue, on utilise la formule « catastrophe naturelle » puisque provoquée par une instance « extérieure » : la nature.

Rappeler que depuis la formation de la terre – il y a 4,6 milliards d’années -, la nature n’a jamais cessé d’engendrer des catastrophes, n’est certainement en mesure de consoler les dizaines de milliers de Valenciens sinistrés. Ici on pense, par exemple, à la fonte de l’Inlandsis laurentidien (la calotte de glace de 2 km d’épaisseur qui recouvrait l’Amérique du nord), survenue il y a 12 000 ans à cause du réchauffement climatique provoqué sans doute par les automobiles et les avions de l’époque. A Valence, mis à part les journalistes et les photographes, personne n’a rien à faire de raisonnements de cet acabit ; tout le monde en est convaincu.

Mais pour nous qui avons la chance de disposer de pistes cyclables (ce qui, à Valence aurait sans doute permis d’éviter à plusieurs dizaines de personnes de mourir bloquées dans leurs voitures puisqu’elles auraient alors circulé à vélos) ; nous dont les immeubles disposent heureusement d’isolation thermique ce qui, d’évidence, aurait protégé les 60 habitants de « Paiporta » morts noyés sous deux mètres d’eau dans leurs rez-de- chaussés ; et enfin, nous qui bénéficierons bientôt de l’euthanasie, tellement utile dans ce type de catastrophes, quand on se retrouve seul, totalement abandonné, enseveli sous des carcasses de voitures et des montagnes de déchets ; oui, nous qui avons assez de force pour supporter les maux d’autrui, nous sommes en situation de réfléchir aux causes du malheur des Valenciens martyrisés par … la nature.

Parce qu’en vérité le malheur ne leur est pas tombé sur la tête que du ciel. La preuve :

pendant les heures ayant précédé les premières gouttes de pluie, personne ne les a alerté officiellement. Et quand les survivants ont enfin reçu un message d’alerte sur leur téléphone, il y a longtemps qu’ils avaient de l’eau jusqu’au cou, s’ils n’étaient pas morts entre temps et si leur portable fonctionnait encore.

Alors que s’est-il passé, mis à part le fait qu’il soit tombé des trombes d’eau ?

Deux choses.

D’abord, en 1978, l’Espagne unitaire est devenue un Etat éclaté en un pullulement de 50 provinces et 17 communautés autonomes, sortes de micro-Etats quasi indépendants, qui gèrent à peu près tout, de l’éducation effondrée à l’urbanisme échevelé, excepté l’armée restée, elle, pour le moment encore, une prérogative nationale. Et d’ailleurs, comme par hasard, face à l’ampleur de la catastrophe il n’y a pas eu d’autre option sérieuse que d’en recourir à l’armée. 

Comme lors de la pandémie de covid, c’est à l’armée, non décentralisée, que l’Espagne a fait appel pour prendre en charge les cadavres des maisons de retraite, par exemple. A Valence, ce ne sont pas davantage les 99 députés du Parlement régional ni les fonctionnaires du président « Vox » de la « région », qui sont allés extraire les cadavres de la boue. Non ! C’est bien à l’armée qu’a eu recours l’Etat central espagnol.

Qu’est-ce à dire alors ?

Tout simplement que face aux vrais problèmes des sociétés humaines, tous les boniments sur la décentralisation, la régionalisation et autres coquecigrues sur le localisme et l’expertise des élus de terrain, sont balayés par les réalités. 

Pourquoi est-ce le cas ?

Il suffit pour le comprendre de regarder en direction de l’Assemblée nationale française élue en juin 2024. Dans un pays de plus de 60 millions d’habitants, les partis politiques ont pourtant un mal de chien à aligner des candidats disposant d’un cerveau capable d’effectuer le travail de député. Le constat est à la portée de tous : sur 577 députés combien savent-ils vraiment lire, comprendre, évaluer et combien sont-ils aptes à émettre un vote éclairé sur la loi de finances 2025, par exemple ? A peine une poignée si l’on en croit le Figaro du 29 octobre 2024.

Le constat s’applique d’ailleurs au Parlement européen. Ici, bien que nous parlions pourtant d’une population de 400 millions d’individus, sur les 720 députés élus pour siéger à Bruxelles, moins d’une centaine disposent d’un nombre suffisant de connexions neuronales pour comprendre la multitude de textes qui leur sont soumis.

On admettra aisément que si un continent ou une nation ont aujourd’hui du mal à dégager une simple poignée de dirigeants compétents, une entité régionale – la communauté autonome de Valence dans le cas présent, ne pourra pas statistiquement rassembler le potentiel cérébral minimum indispensable à la réalisation des missions qui lui incombe. 

Telle est la tragédie de la décentralisation, de la régionalisation et de l’autonomie poussées jusqu’au fédéralisme dans le cas de l’Espagne. Elle procure d’innombrables compétences à des élus locaux, provinciaux, régionaux dont la masse cérébrale n’est pas suffisante pour les exercer.

Aussi, ne cherchez pas pourquoi la ville de Valence est restée l’arme aux pieds lors de évènements récents. Elle n’était pas en capacité d’anticiper les risques de la situation dans la mesure où son administration, évidemment recrutée selon des critères de connivences politiques locales, ne disposait pas des aptitudes neurologiques qui lui aurait permis d’évaluer correctement la situation et d’alerter la population en temps voulu.

Mais il y a pire que cela et c’est la deuxième cause profonde de la catastrophe survenue à Valence.

Elus locaux, élus locos, élus « law cost » ! 

La décentralisation régionaliste, autonomiste et fédéraliste, en accordant tous les pouvoirs à des élus locaux dont on vient de dire les inévitables limites, produit inévitablement un certain type de conséquences. De tels dirigeants font inévitablement des choix politiques primaires, terre à terre et grégaires. 

Les maires, par exemple, rêvent tous de médiathèques derniers cris, de parkings, souterrains de préférence, de stades, géants si possible, de piscines, forcément olympiques, de réseaux de tramway modernes et étendus ; dans une frénésie de construction adroitement nommée « investissements ».

Au niveau régional, la Communauté de Valence semble l’illustration parfaite de cette « constructivite » à travers l’exemple de l’aéroport fantôme de Castellon de la Plana. D’un coût total de 150 millions d’euros, celui-ci n’a pourtant accueilli aucun avion pendant des années.

Au-delà de cette incroyable gabegie – sur fond d’une chaine de corruption formant, depuis trente ans, la triade « promoteurs, bétonneurs, décideurs » du pouvoir local dans les pays méditerranéens -, c’est tout un modèle de développement de pays sous-développés axé sur l’économie « tapas – paëlla» du tourisme à outrance, qui a gagné la communauté de Valence. Avec, au passage, bien davantage que la simple destruction des vergers, des terres agricoles ou des banlieues maraichères de Valence, puisque c’est la civilisation même de la « Huerta », un des grands monuments du patrimoine commun de l’humanité végétale, que la bétonisation par l’économie du tourisme a déjà largement amputé et va finir par totalement détruire. La Huerta de Valence disparait telle une Amazonie européenne que les dirigeants politiques de cette communauté autonome « massacrent » depuis trois décennies.

Voilà pourquoi, lorsque la pluie est tombée, fin octobre 2024, sur cette Amazonie des orangers anéantie, dans la mesure où il n’y avait plus de terres pour absorber l’eau et de racines pour la retenir, elle a tout naturellement coulé, roulé, noyé, par simple effet de gravitation, en direction de l’aéroport de Valence formant une gigantesque piscine et se répandant en torrents violents dans les rues et les quartiers dévastés.

Où est la catastrophe naturelle dans tout ça ?

Ce qui s’est passé à Valence est avant tout une catastrophe politique du « mal govierno » que les sinistrés ont parfaitement analysé en huant précisément, ce 3 novembre, les dirigeants politiques espagnols venus hypocritement montrer de la compassion face aux désolations.

Valence n’est donc rien d’autre que la suite tragique mais quasi inévitable de l’illusion de la « Movida » ; ce modèle économique erroné, ce faux miracle de croissance aussi artificielle que l’artificialisation des sols, ce système politique totalement étranger au génie historique espagnol, bâti à Madrid autour de l’Escurial et non au sein des confettis décentralisés autour d’élus locaux que la langue castillane qualifie d’ailleurs de « locos ».

En définitive, Valence ne fait que confirmer, une fois de plus, notamment après la pandémie du covid, cette grande loi qui gouverne l’espèce sapiens depuis 300 000 ans, une loi que le philosophe et sociologue français Raymond Aron avait formulé en ces termes, en 2005 : « l’ignorance et la bêtise sont des facteurs considérables de l’histoire. »

Jean-Claude Martinez

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