Qui se souvient de Bernard-Henri Lévy ? C’était un jeune homme des années 70, ami de Mitterrand et de la gauche de pouvoir, un fils de famille, pas d’une très bonne famille, mais riche, son père avait fait fortune dans les bois africains après les indépendances (les administrateurs coloniaux n’étaient plus là pour réguler l’exploitation des fonds et forêts). Lui-même avait fait normale avant de pondre un petit livre bien lancé, La Barbarie à visage humain. C’était l’époque des nouveaux philosophes et de la nouvelle droite. Celle-ci n’était pas de droite et ceux-là pas des philosophes, mais d’habiles publicitaires, de ces intellectuels qui occupaient les médias avant l’invention des réseaux sociaux et des influenceurs. 

Je me le rappelle dans le cul de basse-fosse ripoliné où Tesson avait installé le service culture du Quotidien de Paris, ses petits bureaux blancs et ses machines à écrire qu’on aurait dit tirées d’un paquet de Bonux (c’était une lessive connue à l’époque, comme BHL lui-même). Il venait chercher Jean-Marie Rouart, qui dirigeait le service, pour déjeuner, et menait grand bruit dans sa gabardine bleue, laissant porter sa voix sans trop se soucier de ceux qui travaillaient, et sonner ses souliers ferrés sur le sol. Il s’arrêta devant le bureau de Marcel Claverie, qui faisait tourner le service, journaliste capable, expérimenté, d’ailleurs charmant et d’une grande culture discrète. J’ignore si le jeune homme au Col blanc prétendait impressionner le vieux monsieur, mais je me souviendrai toujours du sourire patient, aimable de Marcel Claverie, et du rapide coup d’œil en coin qu’il me lança. C’était tout ce qu’il y avait à opposer à une telle esbroufe. BHL repartit bientôt, comme les grains passent en bord de mer, sans laisser de trace – rien qu’un léger bourdonnement dans les oreilles.

Le personnage n’a pas disparu aussi facilement, hélas, du paysage parisien. Il avait ses réseaux et ses trucs. Son visage de poupon impérieux et maussade s’épanouit bientôt en un sourire vainqueur : à New York, Sarajevo, Karachi et au centre national de la cinématographie, il a durablement installé un commerce international d’idées faciles fondant une morale dominante. Avec sa revue la Règle du Jeu, il a étendu son pouvoir sur plusieurs arrondissements de Paris et quelques salons de l’autre côté de l’Atlantique. Hélas l’âge est venu, il n’intéresse plus les jeunes. Plus personne ne songe à l’entarter. Il n’a jamais réussi à rédiger un bon livre, et son chef d’œuvre au cinéma, Le jour et la nuit (avec Alain Delon et Lauren Bacall, tout de même, on a de l’argent ou on n’en a pas) a été élu GOAT des nanars. Mais il lui faut toujours des strass et des lumières pour vivre. Comme la vieille vedette du cinéma muet dans Boulevard du crépuscule, il croit dur comme fer à un comme back qui ne saurait tarder. Alors, il publie, et il parle. Il a publié en janvier Nuits blanches, autobiographie rêvée et panégyrique de l’insomniaque qu’il est. Depuis, il en fait la promotion. En voici un passage :

« J’aime l’éveil, la vigilance, être en alerte face aux choses et aux autres. Je n’ai pas attendu les wokes pour être éveillé ! Emmanuel Levinas, qui fut mon maître, le dit : la conscience éthique, le souci d’autrui, sont toujours insomniaques ! »

Et comme le mot woke est à la mode, il a brodé à son propos dans une interview à CNews :

« Les relations de domination existent, ce fondement du wokisme n’est pas absurde. Les relations de domination existent et elles existent aussi dans la langue ». 

C’est touchant, tout de même, ce vieux bateleur qui découvre la lune. Vous vous rendez compte, il peut exister des dominants et des dominés ! Et cela pourrait se traduire dans la langue !? 

Ce n’est plus de la philosophie dans le boudoir, c’est de la philosophie à l’EHPAD. On déplorera sans doute que cette découverte justifie à ses yeux si peu que ce soit le wokisme, mais ce n’est pas le plus important. Le plus poignant est que ce vieux privilégié entre les privilégiés, éternel champion de la richesse, du copinage, des cercles de pouvoir, des réseaux d’influence, des idéologies en vogue, s’avise, les deux pieds déjà dans la vieillesse, qu’il existe des dominés et des dominants ! Mais qu’est-ce qu’on leur apprend à Louis-le-grand ? Et rue d’Ulm ? A conserver leurs privilèges ? Cela, BHL sait le faire, d’instinct. Son engouement pour le woke le rappelle. Entre deux photos, il s’affirme furieusement LGBT : « Changer de genre ? Je suis pour la liberté des gens, pour la liberté des consciences ». 

C’est beau comme l’antique, et cela nous annonce peut-être de nouvelles aventures. BHL trans, c’est pour quand ?

Martin Peltier

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