Le récent retour de Donald Trump à Riyad s’est déroulé dans une mise en scène bien rodée : délégations d’affaire, poignées de mains chaleureuses et flatteries si épaisses qu’elles auraient pu étouffer les moins avertis. Une véritable chorégraphie de l’hospitalité arabe. Mais sous les sourires transactionnels et la rhétorique dorée, le véritable enjeu de cette visite résidait dans ce qui n’a pas été dit. Dans son silence, Trump a révélé bien des choses : sur l’avenir des relations américano-saoudiennes, sur le tissu fragile de la géopolitique régionale, et sur les prémices d’une nouvelle guerre de l’énergie.

La guerre pétrolière à venir

Trump n’a pas averti Mohammed ben Salmane que sa politique énergétique minerait la logique économique de Vision 2030. Et pourtant, elle le fera. En adoptant une stratégie d’extraction tous azimuts et en ouvrant largement les vannes des énergies fossiles américaines—fracturation ou non—Trump place les prix du pétrole sur une trajectoire de collision avec la viabilité économique de l’Arabie Saoudite. Tout prix en dessous de 75 dollars le baril met en péril la base fiscale de l’État saoudien—environ le seuil de rentabilité nécessaire au financement de l’agenda transformationnel du prince héritier. Le projet NEOM a déjà été réduit à l’état d’ombre de lui-même. Et le pire est peut-être à venir.

L’argument de Trump ? L’Amérique vendra plus vite, moins cher, plus longtemps. Des experts comme Daniel Yergin estiment que la production pétrolière mondiale atteindra un plateau avant le milieu du siècle—ouvrant une ultime fenêtre de compétition pour la domination d’un marché en contraction. Trump veut remporter cette course. Mais pour cela, il a besoin que MBS joue le jeu—et ne riposte pas en faisant chuter les prix au point de rendre le pétrole de schiste américain non rentable, avec des coûts moyens de production entre 55 et 70 dollars le baril.

Ironie du sort : lors de son premier mandat, Trump avait expressément demandé à MBS—et par son intermédiaire aux Russes—de réduire l’offre pour stabiliser les prix au profit des entreprises américaines de fracturation. Le prince héritier avait obtempéré, contribuant à maintenir les prix à un niveau permettant au schiste américain de survivre. Quelques années plus tard, Jake Sullivan, pour le compte de l’administration Biden, demandait exactement l’inverse : ouvrir les vannes et faire baisser les prix. Ce revirement brutal n’a pas échappé à Riyad, où la loyauté se mesure désormais en levier, non en mémoire.

Ce tableau omet un fait crucial : le retour imminent à pleine production de pays mis à l’écart comme la Russie, l’Iran, la Libye, la Syrie et peut-être le Venezuela. Si les sanctions s’assouplissent ou si les conditions de conflit évoluent—comme semble l’indiquer la politique étrangère implicite de Trump—ces États pourraient inonder le marché. Ajoutez à cela les transformations structurelles de la demande—véhicules électriques, gains d’efficacité, contraction démographique, ralentissement industriel chinois—et la pression sur les prix ne fera que s’intensifier. La coordination OPEP+ pourrait s’effondrer, transformant d’anciens partenaires en rivaux engagés dans une guerre des prix. Les Saoudiens voient venir la tempête. Leur crainte profonde ? Que la tempête passe… et les laisse derrière. Si le monde saute l’étape des énergies fossiles avant que Vision 2030 n’ait abouti, Riyad risque non seulement une crise économique, mais l’effacement stratégique dans un monde post-carbone que Trump ne sait ni lire, ni affronter.

Et pourtant, dans ses remarques au Future Investment Initiative, Trump a misé sur son lien personnel avec MBS, plaisantant : « Je l’aime beaucoup. Je l’aime peut-être un peu trop. C’est pour ça qu’on donne tant—peut-être trop. » Derrière la flatterie, un message : l’affection a un prix, et il augmente.

Inverser le transfert de richesse

La relation économique entre les États-Unis et l’Arabie saoudite ne repose plus sur un partenariat. Elle vise une inversion—du capital, de l’influence, de la dépendance. La visite de Trump, accompagné de la crème du monde des affaires américain, relevait moins du sommet diplomatique que d’un renversement poli du transfert de richesse.

Le modèle est clair : vendre des armes dont l’Arabie saoudite n’a pas besoin, sous la menace d’une insécurité artificiellement entretenue. Forcer le capital à affluer vers les projets américains. Obliger Riyad à financer des opérations politiques lointaines—comme ce fut le cas avec les moudjahidines durant la guerre froide. Louanger le royaume en public tout en vidant ses caisses en privé. Le ton était séduisant ; le fond, extractif.

Mais derrière cette séduction pointait l’angoisse. Trump ne se bat pas seulement pour que l’argent saoudien continue à affluer vers l’Amérique—il se bat pour qu’il ne parte pas vers l’Est. L’influence croissante de Pékin dans les infrastructures du Golfe, la fixation des prix de l’énergie et les systèmes numériques menace de transformer Riyad en puissance alignée sur deux pôles. Le pétroyuan n’est plus une fantaisie marginale et les serveurs Huawei bourdonnent déjà à NEOM. La véritable peur de Trump ? Que flatteries et F-35 ne suffisent plus à détourner le royaume de l’étreinte chinoise.

Autre absence notable : le traité bilatéral de sécurité jadis promis—ce que Trump avait assuré signer avec l’Arabie saoudite même sans Israël. Lorsqu’il suggéra pouvoir le faire adopter au Sénat sans aide extérieure, Netanyahu aurait répliqué : « Je serais curieux de le voir faire sans mon aide. » Que Trump puisse ou non livrer un traité de type OTAN, il peut encore vendre des F-35 et autres armements surfacturés—des luxes que le royaume peine à justifier en période d’accalmie relative.

Toute cette flatterie s’est déroulée alors que la diplomatie américaine menait activement des discussions avec l’Iran. Les quatre rencontres discrètes entre Whitkoff et le négociateur iranien Abbas Araghchi—deux à Rome, deux à Oman—n’ont pas échappé à l’attention. Tandis que Trump encensait MBS sur scène, son équipe tentait de conclure un accord avec l’adversaire régional principal de Riyad. Une manœuvre classique de mise en concurrence. Que l’ouverture vers l’Iran soit sincère ou tactique reste à voir. Mais l’effet est clair : en flirtant avec un apaisement à Téhéran, Trump indique à Riyad que la loyauté n’est pas réciproque. Ce n’est pas un réalignement—c’est un rapport de force.

Fragmentation et isolement de Riyad

Trump n’a pas mentionné les Accords d’Abraham. Ce n’était pas un oubli. Les accords—dans le contexte saoudien surtout—sont morts. Plus d’un an et demi de carnage à Gaza a ravivé chez la jeunesse saoudienne la cause palestinienne, rendant la normalisation politiquement intenable et culturellement toxique. Mais le virage est plus profond que la simple opinion. Israël, lui, est passé à autre chose. Ses actions au Liban, en Syrie et à Gaza ne sont pas des réactions improvisées, mais les pièces d’une doctrine de fragmentation visant à déstabiliser ses voisins par l’annexion territoriale, l’ingénierie démographique et l’érosion des États. Ce ne sont pas des crises isolées ; ce sont les fronts interconnectés d’une stratégie cohérente de désintégration régionale.

Le désintérêt de Trump, voire son refus de reconnaître cette stratégie israélienne, a envoyé un message clair : Riyad est seul. Au sein de la société saoudienne—et de plus en plus parmi ses élites—s’installe une prise de conscience discrète : l’alignement sur les États-Unis a un prix. Après l’Afghanistan, l’Irak, la Syrie, et maintenant Gaza, la question n’est plus seulement de savoir si Washington peut livrer, mais s’il comprend encore les réalités mouvantes de la région.

Ajoutez à cela une rivalité ouverte avec les Émirats arabes unis, qui ont embrassé la normalisation, renforcé leur coordination militaire avec Israël, et se sont positionnés comme le partenaire du Golfe le plus fiable de Washington. La visite de Trump a subtilement joué sur cette rivalité. Si MBS a le sentiment d’être dépassé, ce n’est pas seulement par Téhéran—mais par un autre prince, désormais stratégiquement allié à Tel-Aviv.

Partenaires ou rivaux ?

Trump ne considère pas l’Arabie saoudite comme un allié stratégique en dehors du pétrole. Il la voit comme un concurrent sur le marché des énergies fossiles. Le parapluie sécuritaire américain s’est effiloché—d’abord en Afghanistan, puis à Gaza. Le royaume paie désormais une forme d’assurance, sous la forme d’armes hors de prix et de soumission diplomatique. L’accord est purement transactionnel : payer, obéir, ne rien attendre en retour.

Mais le royaume s’adapte. Il perçoit les manipulations, sent l’opportunisme, et déchiffre les symboles : une séance photo à la Maison Blanche, pas une place à la table des décisions. Il se réoriente—vers Pékin, vers la diversification économique, vers une résistance à la dépendance.

Si un accord nucléaire est conclu avec l’Iran, l’équilibre basculera davantage. Un retour à quelque chose qui ressemble à la relation américano-iranienne d’avant 1979 ferait de Téhéran un prétendant à l’affection et aux investissements de Trump. L’Iran et l’Arabie saoudite pourraient bientôt se retrouver en concurrence pour attirer les faveurs transactionnelles de Trump.

Le milkshake de Trump et le vide stratégique

Le vrai message de Trump à Riyad était simple : « Nous voulons votre argent, pas votre partenariat. » En langage impérial, c’était une déclaration d’intention mercantiliste. Tel le pétrolier du film There Will Be Blood, Trump est venu avec une paille plus grande—et entend bien boire le milkshake de Riyad. Trump a besoin de paraître fort à l’étranger alors que Washington s’affaiblit chez lui. À Riyad, il a trouvé la scène idéale : un prince à séduire, un royaume à facturer, un public mondial à rappeler qui reste le chef, sans avoir besoin du Congrès.

Mais cette avidité à court terme sape toute stratégie de long terme. Si la cible finale est la Chine, alors la stabilité du Moyen-Orient est une condition préalable. L’obsession de Trump pour les retours immédiats et les accords instantanés va à l’encontre du besoin stratégique d’une région apaisée et coopérative.

Plus frappant encore : Trump n’a offert aucune vision, aucune stratégie pour l’ensemble de la région. Sur toutes les cartes—Liban, Syrie, Yémen, Irak—même dans des gestes symboliques comme sa poignée de main avec Ahmad Sharaa et sa promesse de lever les sanctions contre la Syrie (une démarche qui sera extrêmement difficile à faire passer au Congrès)—les Saoudiens perçoivent surtout de l’incertitude et une Amérique à la dérive. À Riyad, il n’y avait ni cadre, ni doctrine—seulement des applaudissements et des factures.

Conclusion : Ce que Riyad a entendu

Ce que Trump n’a pas dit à Riyad comptait plus que tout ce qu’il a fait. Il n’a pas parlé des guerres de prix pétroliers, des excès israéliens, ni de l’enterrement des Accords d’Abraham. Il n’a offert aucun partenariat—juste de la pression. Aucune stratégie—juste un racket.

Les Saoudiens ont entendu ce silence—fort et clair.

                                           Le billet de Thot

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