L’idée de règne social de Notre-Seigneur s’oppose au naturalisme et au libéralisme dont Mgr Pie suit le développement historique dans son Instruction synodale du 17 juillet 1871. Il voit ce développement dans les variations doctrinales du protestantisme. « les pères (je cite) avaient nié que Dieu fût dans l’Église ; les fils nièrent à leur tour que Dieu fût dans l’Écriture ». Puis, au XVIIIe s, on nia que Dieu fût en JC avant d’affirmer au XIXe que Dieu n’est nulle part. Mgr Pie a beaucoup utilisé l’Histoire des variations des Églises protestantes de Bossuet, 1688.

Fils de l’hérésie, le naturalisme est pire que l’hérésie. C’est un monstre qui donne naissance à trois autres monstres : le panthéisme, l’athéisme et le matérialisme. Le socialisme sera une de ses conséquences ultérieures, et même, affirme Mgr Pie, « le naturalisme conduit à la négation des bases même de la nature raisonnable, à la négation de toute règle du juste et de l’injuste, par suite au renversement de tous les fondements de la société. » N’en sommes-nous pas là avec une négation de la nature humaine qui rejette le plus élémentaire bon sens ?

Docteur de l’autorité divine, Mgr Pie dénonce aussi le libéralisme, erreur politique comme le naturalisme est une erreur philosophique.

La thèse libérale :

  • Un seul pouvoir dans la société, l’État
  • L’État ne doit rien à l’Église, sinon la liberté
  • L’État n’a pas l’obligation d’être chrétien.

On distinguera plusieurs degrés dans le libéralisme :

  • Libéralisme radical : l’État est purement laïque
  • Libéralisme mitigé, celui que Montalembert expose au Congrès de Malines en 1863

Montalembert veut un régime parlementaire, la liberté de la presse, la liberté d’expression, le libéralisme économique.

Les catholiques doivent accepter franchement une évolution inévitable

La protection de l’État nuit à l’Église : « L’Église libre dans la société libre » proclame-t-il. Mais nous avons déjà vu cela avec Veuillot.

Les peuples, civilisés par l’Église, sont désormais adultes et ont droit à l’émancipation.

Ces thèses furent condamnées par les quatre dernières propositions du Syllabus.

Le raisonnement du libéral est parfaitement rendu dans une lettre du jeune abbé Pie : « Que voulez-vous ?, il avait du bon ce loup ! Ses confrères les loups en disent du bien, il mérite des ménagements ; certain renard même, à qui il fait confidence de toutes ses pensées, assure qu’il a un bon fond. Pourquoi cet agneau a-t-il été le provoquer ? Il n’a eu que ce qu’il cherchait, et il mérite encore qu’on lui donne des leçons. – Ainsi est-il prouvé que le mangeur d’agneaux est le plus doux des loups, et que l’agneau mangé est le plus imprudent des agneaux. C’est ainsi qu’on écrit l’histoire, me dit souvent M. le curé. De graves auteurs ne vont-ils pas disant sérieusement que saint Thomas de Cantorbéry était passablement altier ; que Luther a été mal pris, et que c’est la faute des papes s’il a fini par jeter le masque ? Que mille agneaux soient mangés, c’est tout au plus malheureux ; mais qu’un seul pauvre loup soit égratigné, vous verrez comme il deviendra tout de suite intéressant, même pour les honnêtes gens ! » 

L’essentiel du libéralisme est analysé dans ces lignes de l’abbé Pie inspirées par son maître l’abbé Lecomte, c’est-à-dire l’inversion des valeurs : le criminel est la victime, l’erreur est justifiée par l’intransigeance de la vérité qui devient elle-même l’erreur ! Il en va de même de la sensibilité romantique : Le dernier jour d’un condamné de Victor Hugo, roman de 1829, étale les angoisses de celui qui doit connaître la guillotine, mais il ignore le meurtre qui a conduit ce malheureux au pied de l’échafaud. Le Romantisme est le frère de la Révolution.

Les catholiques libéraux sont les complices du naturalisme :

« L’Allemagne a voulu faire de la théologie une philosophie transcendante. La France a prétendu contrôler la foi par la science. La religion, pour un trop grand nombre, n’a plus guère été qu’un sentiment, la foi un instinct, la charité un enthousiasme, la prière une pieuse rêverie…On a systématiquement écarté, supprimé, aboli la question divine, prétendant supprimer par là ce qui divise les hommes, et rejetant ainsi de l’édifice la pierre fondamentale, sous prétexte qu’elle est une pierre d’achoppement et de contradiction.

Bref, là où la rupture n’a pas été consommée avec le christianisme, le sens orthodoxe des dogmes catholiques a été dénaturé, l’intégrité et la pureté de la foi a été mise en péril. » Instruction synodale de juillet 1871.

Dans sa 3e instruction synodale sur les erreurs du temps présent (1862-1863), Mgr Pie montre que si le naturalisme doit être totalement rejeté, il existe cependant, selon la doctrine catholique, une nature humaine, et que notre nature raisonnable est importante. Je cite : « Même après qu’elle a subi un dommage et reçu une blessure par la perte de l’intégrité dont elle avait été surnaturellement douée, la nature humaine quoiqu’elle ne puisse pas se suffire à elle-même pour l’accomplissement de ses devoirs même naturels, conserve néanmoins des attributs très élevés…. Le docteur qui a le plus d’autorité dans les questions de la grâce, saint Augustin, a été aussi le pus zélé défenseur de la nature. « Loin de nous, dit-il, la pensée que Dieu puisse haïr en nous ce en quoi il nous a faits plus excellents que les autres êtres vivants ! Loin de nous de décréter le divorce entre la raison et la foi, d’autant que nous ne pourrions même pas croire si nous n’étions pas doués d’âmes raisonnables ! »

On peut, en effet, tomber dans un travers diamétralement opposé au naturalisme mais fort dangereux lui aussi pour la foi catholique, la négation des vertus naturelles. Ce sera, au XVIesiècle, l’erreur de Baïus, professeur à Louvain, précurseur du jansénisme, qui affirmait que toutes les actions accomplies sans la grâce sont peccamineuses

Dans la 1ère instruction synodale [de 1855], l’évêque de Poitiers avait rappelé que la vertu philosophique possède une beauté morale, mais que les lumières naturelles ne peuvent conduire l’homme à ses fins dernières.

« Jésus-Christ n’est pas facultatif » affirmait-il, et qui nie cette obligation méconnaît l’état d’affaiblissement de notre nature.

Ce que le règne de Notre Seigneur n’est pas : 

On demanda à l’évêque de Poitiers d’intervenir auprès du comte de Chambord en 1873 dans l’affaire du drapeau blanc : « Je ne me mêlerai jamais directement aux questions de ce genre, me contentant d’avoir mon sentiment comme particulier et n’engageant jamais ma personne d’évêque dans la politique active ». Il refusa d’être candidat aux élections en 1848, 1870 et 1872.

Ne voyons surtout pas dans le Règne social du Christ une confusion du temporel et du spirituel.

Le monde antique, païen ou juif, opère cette confusion : théocratie juive, divinisation de la Cité ou culte impérial. Et Constantin conservera une vision païenne du pouvoir : C’est le Prince Grand Pontife qui intervient dans les affaires religieuses, ce qui explique en partie la querelle du Sacerdoce et de l’Empire au Moyen-Age.

Le Christianisme remet les choses à leur place: rendez à César ce qui appartient à César…. [(Marc, XII, 13-17; Matthieu, XXII, 21; Luc, XX, 25)]. Le Christ affirme à la fois et avec force sa royauté (« tu l’as dit, je suis Roi ») et le caractère surnaturel de son Règne (« mon Royaume n’est pas de ce monde » Jean, XVIII, 36). Satan emmène Jésus sur une montagne très élevée, lui montre les royaumes avec leur gloire : Je vous donnerai tout cela si, tombant à mes pieds, vous vous prosternez devant moi. Tout le monde connait la réponse : « retire-toi Satan car il est écrit : tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu ne serviras que lui seul ». Donc, au-dessus de la société naturelle et distincte d’elle, il y a une autre société, surnaturelle dans son origine et dans sa fin. Les deux sociétés sont distinctes mais non séparées car si Jésus affirme sa royauté spirituelle, le monde n’a pas droit à l’indifférence religieuse. Jean, VIII, 12 : « Je suis la lumière du monde ».

Mgr Pie distingue le temporel et le spirituel sans les séparer : « L’Eglise, il est vrai, a des bénédictions puissantes, des consécrations solennelles pour les princes chrétiens, pour les dynasties chrétiennes qui veulent gouverner chrétiennement les peuples. Mais… je le répète, il n’y a plus, depuis Jésus-Christ, de théocratie légitime sur la terre. Lors même que l’autorité temporelle est exercée par un ministre de la religion ,cette autorité n’a rien de théocratique, puis qu’elle ne s’exerce pas en vertu du caractère sacré… »

« Jésus-Christ n’a point dicté aux nations chrétiennes la forme de leurs constitutions politiques…Mais quelque forme que prennent les gouvernements humains, une condition essentielle s’impose indistinctement à eux : c’est leur subordination à la loi divine… » Lettre pastorale, 31 octobre1870. 

Ainsi l’Église n’affirme pas sa domination temporelle et rappelle même aux souverains de ne pas s’attacher personnellement à la puissance, à être les serviteurs des serviteurs…

L’État est légitime. Le cardinal Pie ne dirait pas comme Louis Veuillot avant qu’il ne se ralliât complètement à la monarchie légitime: « Nous avons notre roi depuis longtemps, le Roi Christ… tout autre roi en ce monde ne sera pour nous qu’un collecteur d’impôts… ; mais, pour autant que nous pouvons et que nous avons à choisir, Henri de Bourbon est de beaucoup le collecteur que nous préférons. »

L’évêque de Poitiers avait, pour sa part, écrit au comte de Chambord en 1851 : « Dieu m’a fait la grâce d’être de ces Français pour qui la religion de la seconde Majesté et le dévouement à la race de saint Louis occupent le 1er rang, après l’amour de son saint nom et le service de sa sainte cause. »

Oui, le pouvoir temporel est légitime dans son ordre, avec ses règles et ses droits. D’un autre côté, le Règne du Christ Roi n’est pas de la piété, de la dévotion plaquée sur n’importe quelle forme d’organisation politique et sociale. Un pieux indifférentisme politique, cela existe, représenterait une grave erreur : si les politiques ont la foi, tout va bien, quelle que soit la forme du gouvernement. En France, une assemblée d’élus dominée par 200/300 démocrates-chrétiens continuerait la décadence selon les lois internes du parlementarisme. 

Mais alors, qu’est-ce que le règne du Christ-Roi ?

Gérard Bedel

N'hésitez pas à partager nos articles !