Un drapeau russe et un drapeau de l'UE

On connaît le Mémoire adressé en 1828 par Chateaubriand à son ministre des Affaires étrangères, dans lequel après avoir déclaré qu’« il y a sympathie entre la France et la Russie », il commente que, « placées aux deux extrémités de l’Europe », n’ayant ni frontières communes, ni terrain belligène, ni différends économiques, alors que « les ennemis naturels de la Russie (les Anglais et les Autrichiens) sont aussi les ennemis naturels de la France », et ainsi, qu’« en temps de paix le cabinet des Tuileries reste l’allié du cabinet de Saint-Petersbourg, et rien ne peut bouger en Europe » et qu’ « en temps, de guerre, l’union des deux cabinets dicte des lois au monde. »

Cette observation, vieille de 200 ans mérite quelque attention. Remarquons d’abord qu’en ce qui concerne la Russie et ses « ennemis naturels », Chateaubriand met sur le même pied son opposition avec l’Autriche et l’Angleterre, ce qui n’est manifestement pas le cas. La première est d’ordre territorial, et se limite à des revendications d’influences relatives au continent européen ; mais, quoi que limité, géographiquement et chronologiquement, cet antagonisme-là fut toutefois ce qui lança l’engrenage diplomatique ayant conduit au premier conflit mondial.

Plus importante, plus radicale, l’opposition entre l’Angleterre et la Russie, elle, révèle le heurt géopolitique fondamental entre puissance maritime et puissance continentale ; c’est-à-dire qu’elle relève d’un conflit global d’impérialismes, où toute extension, de quelque nature qu’elle soit, de l’une des puissances constitue une menace directe envers l’autre ; c’est par là que s’explique la politique britannique à l’égard de la Russie, tout au long du XIXème siècle ; déjà une politique de containment, comme disent aujourd’hui les Anglo-saxons, un endiguement systématique de l’expansion russe. Pour Jacques Bainville, c’est un « dogme diplomatique anglais » que « d’empêcher la Russie d’arriver à Constantinople » , c’est-à-dire de faire en sorte que la plus grande puissance continentale ne s’empare pas, avec la maîtrise des détroits, d’un élément-clef de la puissance maritime ; et parce que la France, tout en possédant une forte présence maritime, a joué longtemps un rôle de premier plan sur le continent européen, là aussi se trouve l’origine de la vigilante hostilité britannique à un rapprochement franco-russe, depuis les tentatives inabouties de Pierre-le-Grand : l’union de ces deux puissances était trop lourde de périls pour l’Angleterre, et ce fut ainsi pour elle une sorte de garantie que de parvenir à entraîner le Second empire français dans l’absurde Guerre de Crimée.

Mais, s’il faut constater que l’équilibre géopolitique européen et mondial s’est modifié ces deux derniers siècles, c’est toutefois selon une cohérence logique selon la situation précédente que les anciennes oppositions historiques se manifestent aujourd’hui. En premier lieu, à l’Autriche de l’équilibre européen des traités de Vienne s’est substituée l’Allemagne, devenue la puissance continentale majeure. Ensuite, l’Angleterre de notre analyste de 1828 a abandonné sa place de première puissance maritime aux Etats-Unis d’Amérique, dont elle se contente d’être le second de ce côté-ci de l’Atlantique. Bascule stratégique à l’origine d’une nouvelle configuration à laquelle correspond dès lors une nouvelle question : l’Allemagne et les Etats-Unis peuvent-ils être considérés à leur tour aujourd’hui, à un niveau équivalent à celui de 1828, comme les « ennemis naturels » communs à la Russie et à la France ? Et, en conséquence, l’alliance de ces deux derniers pays obéit-elle à la même logique ?

Sur notre continent, il n’est pas douteux que l’Allemagne, unifiée au bénéfice de la Prusse en 1871, du fait de la diplomatie idéologique de Napoléon III et de sa défaite militaire, unité affermie par le « mauvais traité » de Versailles, a été pour la France un ennemi beaucoup plus radical que ne l’était l’Autriche sous la Restauration.

Jacques Bainville

Là encore, les analyses de Jacques Bainville, que l’Action française a constamment réitérées, et qu’ont confirmées les origines du deuxième conflit mondial, l’ont dramatiquement démontré . Mais, la position dans le concert mondial, de la France diminuée, corrompue, asservie et maintenant ridicule de la république macronarde, n’est plus la position de force où se trouvait il y a deux siècles la France de Charles X, alors souveraine dans ses choix politiques.

Et si l’existence d’une prétendue « Union européenne », intégrant à la fois la France et l’Allemagne, modifie, pour un temps, la nature de la relation antinomique entre les deux pays, on voit bien, malgré le mythe, indéfiniment ressassé, du « couple franco-allemand », que tant en matière stratégique qu’en matière énergétique, par exemple, l’Allemagne nouvelle poursuit un chemin propre, loin des intérêts français, ces intérêts vitaux qu’est bien incapable de sauvegarder, et même de comprendre, la coterie des ineptes et des vendus qui se sont emparés de l’Etat ; serait-il d’ailleurs raisonnable aujourd’hui de ne fonder une politique étrangère en Europe que sur la seule hypothèse que ne puissent jamais ressurgir des antagonismes franco-allemands beaucoup plus traditionnels ?

Que les Etats-Unis d’Amérique se soient substitués à l’Angleterre comme la grande puissance impérialiste maritime, et qu’ils aient repris à leur compte ses intérêts globaux, est d’une autre importance ; et c’est compte tenu de cet état de fait que la théorie du « Heartland » du géographe anglais Mackinder (1861-1947) offre des ouvertures nouvelles pour une évaluation de situation, où une diplomatie française digne de ce nom, c’est-à-dire d’abord souveraine, pourrait avoir un rôle essentiel. En utilisant la projection cartographique polaire , Mackinder fait apparaître notre planète comme une totalité, où les masses se répartissent d’une façon toute différente de la projection de Mercator (si pratique pourtant à bien d’autres égards). De cette totalité, au sein d’un océan mondial recouvrant la plus grande partie de la surface totale, émerge une « île mondiale », composée des continents, l’Eurasie et l’Afrique, avec ses « îles périphériques », que sont les Amériques et l’Australie.

Au XVIème siècle, le navigateur anglais Walter Raleigh affirmait : « Qui tient la mer tient le commerce du monde ; qui tient le commerce du monde tient la richesse du monde ; qui tient la richesse du monde tient le monde lui-même ». A cette « maritimisation » de la puissance, que l’Angleterre a si bien maîtrisée durant des siècles, Mackinder oppose l’emprise continentale que représente selon lui le coeur de l’« île mondiale », qu’il appelle le « Heartland », estimant que c’est de la maîtrise de cette zone que dépend désormais davantage la domination du monde. Or, la projection polaire fait clairement apparaître que ce « Heartland » est essentiellement la vaste étendue qui s’étend de l’Europe centrale à la Sibérie occidentale, rayonnant sur la mer Méditerranée, le Proche-Orient et, au-delà, sur l’Asie du Sud et la Chine.

Ainsi, la plaine ukrainienne, domaine exclusif de la puissance russe pendant des siècles, peut être considérée comme l’espace central de mobilité par excellence, permettant les mouvements de troupes rapides, comme le furent par exemple, les ruées des Tatars ; pour utiliser un concept de Clausewitz, on aurait là, le « centre de gravité » de la bataille mondiale ; et il faudrait alors dire : « Qui tient l’Europe orientale tient le « Heartland », qui tient le « Heartland » domine l’île mondiale, qui domine l’île mondiale domine le monde ». En somme, la domination de l’Eurasie cristalliserait le nouveau rapport de forces opposant les puissances maritimes aux puissances continentales, dictant alors d’impérieux choix géostratégiques. C’est ainsi, qu’à la suite des réflexions impérialistes étatsuniennes de Zbigniev Brzezinski, conseiller écouté du président Carter, et maître à penser de l’État profond , le « Heartland », est clairement devenu l’obsession des Etats-Unis, qui se trouvent désormais face à deux défis, étroitement liés.

D’abord, défi d’une alliance germano-russe, ou franco-russe, ou … européo-russe, y compris seulement économique ; dans la logique de la politique anglaise du XIXème siècle, le choix est alors de mettre en œuvre tous les moyens destinés à couper la Russie de l’Europe occidentale, Ensuite, défi de la suprématie russe sur la plaine ukrainienne, charnière de la puissance du « Heartland » : « Sans l’Ukraine ‒écrit Brzezinski‒ la Russie cesse d’être un empire en Eurasie » ; d’où le choix correspondant de la repousser vers l’est, éloignant ainsi le dangereux centre de gravité.

Mais, inscrite clairement dans une perspective eschatologique, de la même famille que les élucubrations manichéennes de Francis Fukuyama sur la « fin de l’histoire », et la certitude de la domination finale des Etats-Unis, incarnation du Bien, contre toutes les forces du mal, l’analyse de Brzezinski entraîne une série de conséquences difficiles à maîtriser. Car, à force de repousser la Russie vers l’est, on la rapproche fatalement de la Chine, ce que Brzezinski ne souhaitait évidemment pas. Aujourd’hui, sur la base de l’entente russo-chinoise, la densité du projet de réseau des « nouvelles routes de la soie », intégrant le « corridor sud » qui se propose de relier les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale à l’Europe, souligne à la fois la pertinence des vues de l’observateur anglais, et le danger que ce projet fait peser sur les prétentions étatsuniennes. D’autant plus que la Russie, quoiqu’on fasse, demeure largement une puissance européenne, ce qui laisserait sa place à une France redevenue souveraine.

Cela dit, la mondialisation en cours peut orienter vers des évaluations alternatives de la géopolitique. La maîtrise de la ceinture littorale, ce « bord du monde », qui enserre le « Heartland », assure-t-elle au contraire la primauté de la puissance maritime sur la puissance terrestre ? Permet-elle de maintenir une pression efficace sur le « Heartland » ? Déjà à l’œuvre sur le continent européen, par guerre en Ukraine interposée, les Etats-Unis tendent en même temps, contre la doctrine de Monroe, à se donner une capacité de projection illimitée, en prenant pied, par les centaines de bases militaires qu’ils ont installées à travers le monde, hors de leur propre environnement continental et maritime, afin de contrôler les flux de toute nature.

Monde multipolaire

Et de la même façon que l’Angleterre des siècles passés, les Etats-Unis sont appelés à se heurter à la France qui a acquis entre temps un atout géostratégique considérable que ne connaissait pas notre dernière monarchie légitime, et dont il faut maintenant tenir compte. Avec le deuxième domaine maritime du monde, ce n’est pas seulement comme partenaire de la Russie sur le continent européen que la France pourrait jouer un rôle essentiel ; c’est aussi par l’adjonction du potentiel maritime que constitue sa ZEE (zone économique exclusive), garantie depuis 1982 par l’accord de Montego Bay.

Philippe Champion

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