Loin des débats convenus et intellectuellement pipés sur la liberté de ceci ou le droit à cela, qui, avec des relents de morale, fleurent la sentine individualiste, nos amies les « Antigones » sonnent le réveil des femmes1, pour poser enfin le problème du féminisme sur le seul terrain où il y a quelque chose de vraiment intéressant et constructif à dire. « Pour en finir avec les mensonges du féminisme », comme le dit le sous-titre de leur publication, il suffit en effet de revenir aux fondamentaux que nous partageons avec elles et, pour ce faire, de se placer clairement au cœur du politique. C’est donc en toute logique qu’elles nous élèvent jusqu’à l’exemple de l’Antigone de Sophocle, cette « vierge mère de l’ordre », selon Maurras, dont la mort acceptée témoigne de l’ordre irréfragable de la Cité.

            Se placer au cœur du politique, et donc donner toute sa portée à la mission féminine d’Antigone, signifie d’abord, contre les fantasmes en cours, rétablir l’homme dans toute la réalité de sa nature. Fantasme, cette conception enfantine de l’histoire selon laquelle, au fil du temps, tout est toujours allé de mieux en mieux : enfantine, parce qu’est intellectuellement débile une pensée incapable de comprendre que, de la vie dans les cavernes à celle dans les cités-dortoirs, les améliorations pratiques de la vie matérielle ne prouvent en rien la réalité du progrès global continu de l’humanité ; fantasme aussi, la notion désordonnée de la liberté qui, considérée comme le bien suprême, devient un but à atteindre par chacun ; en effet, si tout va nécessairement de mieux en mieux, cette liberté-là est forcément, pour l’humanité en progrès, une conquête nécessaire sur l’ensemble des contraintes aliénantes subies depuis l’origine, et elle ne peut se traduire que par l’accumulation progressive des droits individuels. Concernant la femme, et comme modèle de cet égarement, les Antigones citent l’icône Elisabeth Badinter ; mais on a récemment évoqué Françoise Giroud, autre icône de la République, pour laquelle, il y a un demi-siècle, l’accession de la femme à la liberté qui lui revient ne pouvait être obtenue que par l’affranchissement des servitudes dues à ce que sa nature a de proprement féminin, contraception et avortement ouvrant alors la voie ‒combien modestement !‒ aux dérives d’aujourd’hui.

            Plus radicale que la modernité qui, à l’exemple de J.J. Rousseau, avait déformé la Nature, l’avait pliée à ses caprices, détournée de ses voies, la post-modernité la nie purement et simplement. Pour les féministes et autres représentants de cette forme de pensée, en effet, c’est la nature des choses, l’ordre naturel, dans lesquels les volontés humaines ne comptent pour rien, qui perçus comme des aliénations inacceptables, simples résultat de constructions sociales artificielles, sont donc haïs, et traités en ennemis à abattre. Comme, pour eux, il en va ainsi des différences entre les sexes, il ne s’agit plus tellement désormais de l’égalité entre les hommes et les femmes, mais plutôt de l’abolition de leurs différences, plus exactement même, de l’indifférenciation des sexes, chaque être humain ayant, à chaque instant, la liberté de son choix.

            De ce délire, de cette démesure mentale, l’hubris dénoncé par la sagesse grecque, avec toutes les dérives extrêmes que nous connaissons aujourd’hui, les Antigones nous aident à comprendre la logique. La femme entièrement libre rêvée par la revendication féministe, la « femme transhumaniste », en quelque sorte, est celle en laquelle a été annihilée la spécificité féminine ; et cela passe par la mise en cause radicale de ce qui est le propre de cette spécificité, c’est-à-dire la maternité. Mais les Antigones, qui ne succombent pas à la morale superficielle trop commune dans notre famille d’esprit, savent donner au mot son sens le plus extensif et parlent plutôt de la « potentialité de la maternité » ; car c’est cette potentialité, constitutive de la féminité et unissante des femmes, qu’elles aient ou non des enfants, qui leur donne leur place au centre vital de la Cité.

            Alors, oui, bien sûr, c’est la femme, dont la maternité fait sens au mariage, expression sociale naturelle de la complémentarité des sexes, sens à la cellule familiale, cadre de la transmission des savoirs et signe de la stabilité sociale, sens à la paternité, premier symbole d’autorité et donc de l’unité dont dépend l’ordre ; ces situations, grâce auxquelles l’homme peut se perpétuer et la Cité se prolonger dans le temps, nous font entrer de plain-pied dans « le » politique, pour reprendre le concept de Julien Freund, et reconnaître directement l’homme comme cet « animal politique » défini par Aristote et St Thomas d’Aquin.

            Au contraire, au nom de la liberté individuelle (ma liberté n’a pour limite que celle des autres!) les féministes de la post-modernité déconnectent l’homme de toute projection politique concrète, et réalisent ainsi l’atomisation de la société. Le mariage cesse d’être la source de cette unité sociale de base qu’est la famille, pour devenir « une libre association d’individualités distinctes en vue de leur bien-être », substituant ainsi le plaisir personnel, plus ou moins transitoire, à la fonction de la complémentarité des sexes ; ce qui annonce clairement, à travers l’hyper-sexualisation de la société, la logique du « mariage pour tous » ! Logique également du nouveau rôle du père, relégué à la simple fonction mécanique de géniteur, avant que la généralisation de tous les artifices possibles, dirigés contre la nature, lui ôtent même ce privilège ; signe traditionnel de l’unité de la cellule familiale, comme le roi l’est de la nation, l’autorité paternelle est dissoute, faisant perdre, au profit de l’État, véritable nouveau chef de famille, la conscience d’appartenir à des communautés naturelles.

            Car, désormais, le ménage à trois n’est plus celui de nos vaudevilles. Le troisième personnage qui se dresse inévitablement aux côtés du père et de la mère de famille ‒si ces mots peuvent encore avoir un sens compréhensible‒ est l’État républicain ; ses agents intéressés, l’instituteur, le médecin, le juge pour enfants, l’assistante sociale, l’éducateur, et plus tard, inévitablement, le psychiatre, devenus chacun, en son nom, « détenteurs d’une partie des anciens attributs paternels », ne sont que des courroies de transmission constante et directe des volontés étatiques.

            Et là encore, il convient de suivre Maurras : « Un logicien qui part de la souveraineté de l’individu ‒écrit-il dans L’Ordre et le désordre‒ et qui veut construire un Etat (…) ne peut concevoir ni réaliser autre chose que le despotisme de l’Etat. » Et ce que montrent les Antigones au sujet de la famille, justifie pleinement l’explication maurrassienne : seul produit des volontés individuelles souveraines, en effet, ayant fait disparaître tous les groupes intermédiaires entre l’individu et lui, l’Etat « tient à sa merci les personnes et les biens. Chacun se trouve seul contre lui ». Dans la logique absolue du Contrat social, conclut-il, « de l’individualisme absolu à l’Etat absolu, la chaîne est logique », comme est logique celle qui va de l’étatisme au totalitarisme. Ainsi, constatent les Antigones, « le mythe de la libération de la femme participe à la mise en place d’une société à la fois totalitaire et mortifère », qui marque la mort du politique.

            Cette mort du politique nous mène à une réflexion sur le « mythe de la jeune fille ». En effet, la « jeune fille éphémère » des temps anciens avait « vocation à laisser la place à une féminité adulte » dont l’accomplissement peut se réaliser, comme par une sorte de transmutation, autant par la fécondité biologique que par une forme ou une autre fécondité sociale : « La jeune fille n’est donc paradoxalement synonyme de vie ‒écrivent excellemment les Antigones‒ que lorsqu’elle accepte de mourir à elle-même » ; alors, au contraire, qu’en se refusant à cette transmutation, devenir mère biologique ou mère intellectuelle par exemple, la jeune fille entraîne la mort de la société et la mort du politique, donc de l’homme. Combien sont pitoyables, aujourd’hui, ces vieilles peaux qui, se rêvant adolescentes, se griment ridiculement en adolescentes prolongées, et se figent ainsi dans « un printemps éternel qui est la mort » !

            Mais, dans la société organique, celle qui se sait autre chose qu’une simple juxtaposition d’entités semblables et interchangeables, tout acte de liberté personnelle s’inscrit dans une logique sociale et peut donc avoir une profonde résonance collective, c’est-à-dire une portée de nature politique ; ainsi au sommet de tels actes, celui par lequel la vierge Antigone grecque, semblable à la Jeanne française, effectue sa transmutation maternelle, est-il bien une forme d’accomplissement total de la féminité, qu’elle surélève au plus haut degré.

Philippe Champion

1 Anne Trewby et Iseul Turan. Femmes réveillez-vous. Pour en finir avec les mensonges du féminisme. PARIS : La Nouvelle Librairie, 2023.

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