Henri Vaugeois, Père de l’Action Française
Dès 1899-1900, le pouvoir de séduction idéologique exercé par le génie de Maurras paraît irrésistible. L’expérience boulangiste conjuguée à l’Affaire Dreyfus qui n’en finit pas incitent les patriotes sincères à chercher la solution nationaliste apte à les faire sortir de cette brume épaisse qui les empêche de voir où ils vont réellement. La belle littérature, la fougue, l’héroïsme, le panache, l’honneur, voilà des éléments formels qui étaient, enfin, considérés comme tels à l’aube du vingtième siècle en France. Les patriotes ont désigné l’ennemi, ont analysé l’écosystème dans lequel il prolifère et ont compris (pour une large fraction d’entre eux) que le problème était global et que seule une solution globale était en mesure de soigner le pays, de le sauver de la mort. On comprend à cette aune l’importance de la théorie du nationalisme intégral et en premier lieu de sa dénomination qui en dit long sur cete volonté de résoudre en profondeur et à tous les niveaux l’inadmissible crise de régime qui compromet l’avenir de la nation millénaire. Et les patriotes conséquents le comprennent de plus en plus et de mieux en mieux (le paysage devient limpide), la crise du régime est incessante parce que le régime lui-même est inapproprié, impropre, est impossible ! La volonté de faire le bien sous un tel régime est stérile. Il ne suffit plus d’être patriote en 1900, il faut s’opposer à angle droit à la démocratie, à la république. L’entreprise de Déroulède ne pouvait donc plus être spontanément appuyés par tous les patriotes comme si le remède politique allait sortir par magie de cette agitation populiste, nonobstant sympathique à leurs yeux.
Henri Vaugeois pré-maurrassien ou premier maurrassien ?
On doit à Henri Vaugeois la création de l’Action Française qui se présente à ses débuts comme une sorte de rassemblement d’hommes nationalistes anti-dreyfusards aux tendances antidémocratiques non théorisées. Mais il faut insister sur le fait que Vaugeois s’était éloigné de La Ligue de la Patrie française au nom d’un désaccord idéologique fondamental et non parce qu’on ne lui aurait pas donné les responsabilités qu’il espérait obtenir dans l’organisation cornaquée par l’agrégé Gabriel Syveton (Vaugeois aurait échoué à de multiples reprises à cet examen ce qui expliquerait selon l’historien du CNRS Laurent Joly une jalousie maladive chez lui et ses choix politiques vengeurs, calculés et fruits de ses ressentiments…). Le premier août 1900, dans un article de la Revue grise qui fera date, le professeur Vaugeois, dresse une critique politique du combat de Déroulède et de sa sclérose dogmatique. « On s’explique fort bien, écrit-il, que l’espoir soit venu à beaucoup de nos amis de voir Paul Déroulède sauver, en l’incarnant, l’idée d’une république qui serait française au lieu d’être cosmopolite ». Mais, ajoute-t-il d’emblée, « nous ne partageons pas cet espoir ; nous le respectons. » Encore faut-il ajouter qu’il le respecte parce qu’il est a priori sincère, absolument désintéressé, qu’il ne serait que le fruit d’un amour patriotique. Mais, en vérité, un homme intelligent ne peut justement pardonner à un homme fidèle à sa patrie de s’empêtrer ainsi dans l’erreur, dans l’erreur française pour parler comme le Marquis de Roux. Diplomate, en 1900, séducteur, militant de la cause maurrassienne avant les autres (et sur ce point nous sommes d’accord avec Laurent Joly : il semble en effet que Vaugeois a volontairement retardé l’annonce de sa conversion au monarchisme à des fins didactiques, ses différents articles des années 1898-1900 montrant une volonté toute rationnelle de témoigner en faveur des principes antilibéraux, antidémocratiques et catholiques loin de toute charge affective à l’endroit de la royauté), Henri Vaugeois prend garde de ne point heurter le public qu’il convoite. Même s’il est sûr que sa conversion est récente (il fut membre de l’Union pour l’action morale qui défendait Dreyfus!), il est légitime de penser qu’il fut convaincu par le maître de Martigues plusieurs mois avant de se déclarer officiellement monarchiste. L’on peut penser que sa première lecture de l‘Enquête sur la Monarchie (terminée en 1900) fut persuasive et décisive quant à sa rupture avec le spinozisme et le kantisme.
Les lois du patriotisme ou l’exigence maurrassienne
L’influence maurrassienne est perceptible dans les premiers articles du fondateur de l’AF. Des textes certes radicaux, rudement antisémites, violents, mais aussi et surtout empreints de rationalité, en tout cas construits autour d’une démonstration. Pour Maurras, en effet, un nationaliste républicain, fut-il le mieux intentionné, ne peut éviter de « manquer aux engagements pris envers l’idée de patrie », car la France n’est jamais pour lui que « la France mais… ». Finalement, un tel Patriote n’est peut-être pas digne d’en porter le nom. A moins qu’il ne soit profondément idiot, car l’homme pusillanime qui se détourne de la vérité politique en craignant qu’elle ne soit pas conforme à la mode ou à la religion démocratique qui a pourri la raison des Français n’est pas digne d’être suivi. Si l’erreur est humaine, il est cependant criminel de s’y accrocher et plus encore de mystifier les gens du peuple sans grande instruction qui ont souvent une confiance aveugle en ce Patriote élu ou candidat. Des étapes politiques ont été gravies, il faut respecter cette expérience et en tirer des leçons. Au lendemain du décès brutal de Vaugeois en 1916, Maurras, bouleversé, mit sa plume au service de la mémoire du grand homme. D’autant plus grand qu’il savait écouter sa raison pour servir sa passion (elle-même raisonnable), la Nation (le N majuscule était utilisé par Vaugeois).
« La Ligue de la Patrie française ? Oui, certainement, il la fondait ; avec Lemaitre, avec Léon de Montesquiou, avec Amouretti, avec Syveton, avec Barrès, avec Dausset, avec Jacques Bainville, avec moi. Mais ce n’était pas ça. Les partis et leurs idées électorales bourdonnaient déjà dans les comités et son instinct le plus profond, le plus personnel l’avertissait de l’inertie toute matérielle propre à cette politique démocratique. Il voulait une action politique reconnaissable à deux caractères : 1° une haute liberté de l’esprit ; 2° la foi française. Il voulait faire quelque chose d’intelligent et de national, d’absolument intelligent, d’essentiellement national. Mais quoi ? Et comment ? » Vaugeois n’a pas abandonné le chantier intellectuel qu’il avait commencé pour se vautrer dans un imaginaire patriotard d’images d’Epinal. Malgré les difficultés, malgré les lourds préjugés qui hypothéquaient la démarche scientifique en politique, il a été au bout du raisonnement, il a accepté le théorème maurrassien non par confort intellectuel mais parce qu’il était persuadé de sa véracité. Et pourtant rien n’est plus faux que la critique de Maurice Barrès qu’il adressa à Vaugeois et à Maurras pour justifier son immobilisme politique puis son inéluctable glissement vers le centre mou ; idée selon laquelle les deux hommes ne se nourriraient que d’abstractions, d’idées, certes vraies sur le papier comme les mathématiques sur un tableau noir, mais inadaptées au monde de leur temps. La critique est absurde et Henri Vaugeois sut la renverser sans attendre. Les idées peuvent bien décrire la réalité ou les conditions du « mieux », les idées sont nécessaires, elles sont indispensables au Politique s’il ne veut pas se perdre en même temps que la nation qu’il dirige.
Les idées contre les mots !
Le problème, ce ne sont donc pas les idées, mais les idées fausses, et pire encore les mots seuls. Les mots qui ne recouvrent rien, les mots qui postulent l’impossible ou l’inexistant, les mots qui fabriquent (pour parler comme Maurras) les nuées et les coquecigrues. Le langage peut être un poison non les idées vraies qui constituent au contraire leurs antidotes. Vaugeois réplique le 15 octobre 1900 dans le fameux bimensuel : « N’oublions pas que, légalement, c’est, sinon par les mots, du moins au nom des mots que la république démocratique est gouvernée, de même que c’est par les mots qu’elle a été constituée, par ces mots généraux que des niais veulent bien qualifier idées. La seule Majesté que nos révolutions aient laissé subsister est celle du Verbe, et les éléments derniers dont se compose ce monstre où nous cherchons en vain à reconnaître le type idéal de la société française, ce sont les lettres de l’alphabet, rien de plus. » Contre le fanatisme des mots qui sert avant tout les intérêts des étrangers organisés en oligarchie dans les coulisses, les idées qui éclairent, les idées qui éveillent, les idées qui construisent, enfin les idées qui sanctuarisent la déesse (encore un terme emprunté à Maurras qui parlait bel et bien de déesse et non de Dieu) nation. Au cours d’une conférence (qui a marqué l’histoire de l’AF) faite à Paris le 16 février 1900, Vaugeois a mis en garde les patriotes sincères contre les bons sentiments, les griseries patriotiques dépourvues d’un axe, l’amour sans colonne vertébrale. Rien n’est plus éphémère que cette exaltation, fruit de la colère ou d’une montée d’hormones qui s’évaporent dans les airs comme la fumée. Vaugeois répète souvent, comme Maurras du reste, cet axiome nationaliste qui expose les principes au-dessus de tout. L’on voit encore, à travers ce discours, cette volonté de trouver les ressources qui permettraient de rendre pérenne cette France poignarde née des scandales, de l’humiliation de 70 et de l’Affaire. « Le nationalisme, je le sais bien, n’a pu et dû être d’abord qu’instinctif : ç’a été une protestation, une colère, un mépris légitime. Vous vous rappelez de quels griefs il est né, ce mépris, et à qui surtout il s’adresse. (…) Mais une protestation, si vive qu’elle soit, fût-ce celle de l’honneur national blessé, et réveillé par la blessure même ; une passion, si ardente qu’elle paraisse, fût-ce l’amour de la patrie et le désir de la voir glorieuse ; une flamme, comme celle de l’enthousiasme qui court sur un peuple aux heures où ce peuple se sent vivre, c’est chose courte, trompeuse, et qui ne laisse après elle que froideur et que cendres stériles, quand on ne l’a point nourrie de réalités observées, de principes déduits, de raisons, enfin. Léonard de Vinci pensait que l’intelligence augmente l’amour, c’est-à-dire que plus on voit, plus on pénètre, plus on connaît ce que l’on aime, et plus on l’aime. Essayons donc de bien voir cette France d’aujourd’hui, cette France « nationaliste », qui se lève toute saisie, toute tremblante, à l’idée de sa propre essence, méconnue et menacée. Il faut que nous sachions ce qu’elle est, en fait, et puis ce qu’elle veut, ou mieux : ce que nous sommes, nous-mêmes, pour que notre pays survive. » Vaugeois voit très bien où vont se déverser la colère, la révolte et l’abnégation des patriotes chauffés à blanc : dans l’urne !
Présence de Vaugeois
Vaugeois qui tient alors un discours devant Maurice Barrès (invité d’honneur de la conférence du 16 février, un Maurice Barrès qui fut député de Nancy du 12 novembre 1889 au 14 octobre 1893), ne peut critiquer sans prendre de pincettes le parlementarisme, et précisément la fonction de député. C’est une gageure pour Vaugeois qu’il relève cependant avec brio. Assurément, dit-il, existe-t-il des députés très patriotes, des députés honnêtes et au grand cœur, des hommes résolus à défendre leurs idées. Certains auraient même fière allure. Mais Vaugeois ne peut éluder les raisons pour lesquelles ce système est vicieux. Il n’en a pas le droit, il n’en a plus le droit, il est devenu un passeur de vérité. Il a été précautionneux mais il dit, à la fin, ce qu’il pense, sans circonvolution : le député défend sa position, ses avantages, commence-t-il. Au lieu de détruire le régime dit le député patriote lambda, « pourquoi n’élirions-nous pas des députés honnêtes et sensés, qui pratiqueraient sincèrement, au lieu de le supprimer, ce régime de la libre discussion, qui donne tant de précieuses garanties aux droits des citoyens, et qui offre tant de ressources à leur bonne volonté, à leur patriotisme, à leur dévouement au salut commun ? » Mais ce qui sort d’une assemblée délibérante, ce n’est pas une pensée plus saine, répond Vaugeois, ce n’est même pas une formule précise, mais une bouillie dangereuse. « Ce qui sort, c’est un bruissement, le plus confus, le plus dénué de sens, le plus matériel qu’il nous soit donné d’entendre en ce monde. Mieux vaudrait, poursuit un Vaugeois survolté, pour une nation fière, demander le secret de sa destinée aux feuilles de la forêt, aux vagues de la mer, qu’à cet innommable rumeur de sottises, de vanités, d’ignominies entre-croisées, qui s’élève d’un troupeau de « représentants », même et surtout lorsqu’ils sont d’accord ! » Le professeur de philosophie se ressaisit : « Si vous étiez tentés de me trouver trop pessimiste, et de m’accuser de malveillance à l’égard des parlementaires, je vous prierais de réfléchir que c’est à l’institution même et au principe sur lequel elle repose, que s’adresse ma critique, nullement aux individus, souvent remarquables, qui essaient de tirer parti de cette institution dans nos assemblées actuelles ».
Les hommes en foule, les hommes en tas, les hommes pourris
Mais c’est peine perdue. Ils peuvent bien y prodiguer des trésors d’intelligence et d’honnêteté, ils se heurteront toujours à une difficulté insurmontable, à la nature même des choses qui « veut que les hommes, mis en tas, se pourrissent comme les fruits, et qu’une Chambre des députés s’emplisse nécessairement des miasmes de la bêtise et de la méchanceté humaines. » Avec cette critique du parlementarisme, c’est toute la démocratie d’une manière générale qui est visée par Vaugeois. Néanmoins, si le mal est initialement présent dans les institutions républicaines, si le régime est vicié à la base, la France, en 1900, a franchi une nouvelle étape, un nouveau pallier dans sa décomposition morale qui rend plus impérieux encore l’entreprise de restauration nationale qu’il appelle de ses vœux. Pour Vaugeois, comme pour Drumont, plus que pour Maurras qui voit davantage dans l’évènement un effet terrible de la république en marche, l’affaire Dreyfus a provoqué une véritable révolution individualiste. La révolution dreyfusienne, comme on l’appelle déjà, aurait donné naissance à une nouvelle conscience collective en France. Il s’agit d’une révolution d’origine médiatique, une révolution orchestrée par les nouveaux faiseurs d’opinion qui ont fabriqué un électorat à leur mesure, un électorat abruti d’individualisme, de philosémitisme, au mieux qui restera bloqué au stade premier du péguyisme. « L’affaire Dreyfus l’a révélé ou n’a servi à rien : nous sommes une société où l’opinion, qui est faite par la presse, qui est faite par l’argent, suscite et précède les actes du pouvoir, alors qu’elle ne devrait, tout au moins, que les juger et, par conséquent, les suivre. » Indécis, trompés, l’électeur est neutralisé. Aussi n’est-ce pas seulement le parlementarisme bavard et emberlificoteur qui est une pierre d’achoppement au redressement de la nation, c’est bien la démocratie et l’électoralisme qui dupe, toujours, le citoyen obnubilé par la croyance qu’il détient la capacité de choisir ce qui est bon et de contribuer de la sorte au bien public. La république est dirigée par une oligarchie qui se sert des élections pour tromper les masses et elle s’en sert uniquement à cet effet. Son objectif est double : sucer les richesses du pays, exploiter le travail des individus inoffensifs car ignorants quant à la réalité des forces qui contrôlent la France, et dissoudre tous les principes et toutes les conditions d’une possible résurrection française. Plus le temps passe, plus la renaissance semble compromise. Il faut le dire aujourd’hui, plus fort, et le répéter davantage qu’en 1900 : la démocratie pourrit les âmes.
C’est ce constat sans appel qui permet à Vaugeois de condamner toutes les formes de démocratie, y compris celle défendue par l’illustre Déroulède, la fameuse république plébiscitaire. « Je vous avouerai tout de suite que cette solution ne me satisfait guère. » Après avoir mis en avant les avantages de cette formule qui permet le groupement des nationalistes dans certaines conditions, Vaugeois montre qu’elle est une machine à décevoir. « Je prétends que l’objet des revendications nationalistes, si populaires, n’est point tout à fait celui qu’on est tenté de leur prêter : je crois que ce que veut le « peuple », ce n’est rien moins que la démocratie. Le peuple français ne peut plus être séduit désormais, ni soulevé ainsi, par l’espoir de se gouverner lui-même (…) Le peuple n’est pas, quoi qu’on en dise, travaillé par un besoin de liberté, mais par une inquiétude sur sa sécurité. » Mais, plus que tout, c’est cette horrible façon avec laquelle la démocratie plonge les citoyens dans une brume anesthésiante les empêchant de se relever scrutin après scrutin qui est soulignée par Vaugeois. C’est que le peuple a la fibre épaisse mais est capable de s’émouvoir pour des fadaises et de tomber dans tous les panneaux dressés par le pouvoir. L’émotion est éphémère.
L’antisémitisme, qui avait permis l’union de nombreux patriotes, notamment à Paris, qui avait connu de nouveaux succès au début de l’affaire Dreyfus, s’étiole au sein des masses avec les charges successives du camp dreyfusard qui possède 90% de la presse. Ce qui initialement illustrait la question juive devint par la grâce d’une propagande proprement phénoménale l’illustration d’un phénomène inverse : la prétendue persécution de la communauté juive par tous ces chauvins enracinés et antilibéraux, obtus et anti-individualistes selon, bien sûr, la doxa qui est née de la révolution dreyfusienne. L’émotion suscitée par l’épouvantable trahison du capitaine israélite ne dura « démocratiquement » qu’un temps. En revanche, l’oligarchie en place poursuivit ses campagnes anticléricales, obstinément, et ses campagnes antipatriotiques, sauf bien entendu, plus tard, lorsque le petit François et le père Martin seront conviés à aller faire la guerre contre le boche pour les intérêts de celle-là.
Jean CHARLEUX