Entretien avec Pierre-Denis Boudriot 

Entretien avec Pierre-Denis Boudriot 

Entretien avec Pierre-Denis Boudriot

“L’Epuration (1944 – 1954)”

Nous abordons l’un de ces sujets, interdits par le politiquement correct, un de ces sujets boudés par l’Université, dominée par une unicité des vues, portée par la bien-pensance officielle.

Vous l’aurez compris, nous allons traiter de l’Épuration, ce grand mouvement de conflit entre Français, qui se fit de 1944 à 1954 – mais dont les effets perdurent dans le temps long – et, comble de l’horreur, nous chercherons la vérité des faits, sans a priori idéologique, sans peur de ne pas suivre les voix autorisées.  Pour ce faire, nous avons l’immense honneur de nous entretenir avec Pierre-Denis Boudriot, docteur en histoire moderne et contemporaine, qui publia plusieurs livres sur notre sujet comme L’Epuration 1944 – 1949 (Grancher, 2011) et qui vient de faire paraître, aux éditions Auda Isarn son Bagnes et camps de l’épuration française (1944 – 1954). Nous osons dire que de tels travaux honorent la recherche française par la qualité de la méthodologie employée, mais aussi par le courage dont il faut faire preuve pour ne pas être emporté par le flot des productions biaisées et partisanes. Que ce livre ait le succès qu’il mérite et qu’il se propage dans de nombreux foyers.

AF : Nous vous remercions de nous accorder cet entretien. Pouvez-vous nous donner une définition de l’Épuration et nous donner des bornes chronologiques – votre livre L’Epuration 1944 – 1949 – s’étend sur une période qui n’est pas celle de votre dernier livre, pourquoi ce changement ?

Dans son édition de 1984, le Petit Robert, on ne peut plus laconique, définissait ainsi l’épuration : « Elimination [sic] des collaborateurs à la Libération ». Plus classiquement, l’épuration désigne la répression des actes ou des faits de collaboration avec l’ennemi. Mais ceux-ci sont des plus divers et impliquent les épurés à des degrés de responsabilité très différents. L’épuration intéresse de nombreuses composantes de la société et il n’est guère de domaines d’activité qui n’aient été épargnés. Les sympathisants et membres des mouvements collaborationnistes, la presse, l’armée, la magistrature, la littérature, la police, les fonctionnaires pour ne citer que les principaux … L’épuration est d’une grande complexité. Elle connaît une première phase dite extra-judiciaire ou « sauvage » qui a sévi dès avant la Libération et dont on observe les dernières manifestations en 1947, malgré l’instauration des tribunaux d’exception que sont les Cours de Justice, la Haute Cour, les Chambres Civiques (actives dès 1944 et 1945). Les lois d’amnistie de 1947, 1951 et 1953 sont trois des principaux repères chronologiques de la décennie 1944-1954, habituellement retenue pour l’épuration. La période étudiée dans mon premier livre s’arrête, en effet, à l’année 1949. J’avais fondé mon travail sur l’analyse d’une trentaine de témoignages écrits d’épurés qui avaient été, pour la plupart, libérés avant 1949. J’ai, par la suite, sensiblement élargi ma base documentaire en disséquant soixante-dix mémoires, correspondances et journaux évoquant l’épuration jusqu’en 1954. J’ai également exploité cette manne providentielle que sont les notes, rapports annuels et circulaires de l’administration pénitentiaire, archivés sur près de quatre siècles.

AF : Cette définition étant donnée, j’aimerais, en guise de préambule, que nous nous arrêtions sur votre méthodologie. La masse des travaux et des publications sur cette période de l’histoire, est titanesque, en quoi vous démarquez-vous ? Est-ce votre rapport particulier aux sources, c’est-à-dire à une sélection différente de celles-ci, à une exploitation de documents qui ne furent jamais utilisés ?

J’ai d’abord procédé à une lecture critique des témoignages d’épurés, parfois contradictoires, et de nature trop militante. La plupart des historiens et des universitaires continuant, malgré quelques discrets emprunts, de tenir systématiquement cette source pour irrecevable, il m’importait de ne pas leur opposer une antithèse aussi péremptoire. J’ai également eu le souci de signaler les défauts de concordance et les incohérences en matière de comptabilité et d’effectifs, décelés dans certains documents administratifs. J’ai, par ailleurs, réagi à toutes ces études universitaires et travaux d’historiens, parfois d’une érudition confondante, mais par trop partiaux ! La dimension sensible, humaine donc, en est complètement absente dès lors qu’il est question des épurés. En revanche, s’agissant de l’histoire de la détention pénitentiaire sous Vichy, le traitement du sujet témoigne d’une grande empathie. La production administrative, dont je m’étonne qu’elle n’ait pas été exploitée plus tôt, s’est révélée d’une importance cruciale. Peu suspecte de parti pris, elle aborde tous les aspects de la vie quotidienne du prisonnier et corrobore nombre de témoignages d’internés. L’analyse comparative des textes administratifs et des écrits d’épurés s’est avérée particulièrement féconde; elle a notamment, permis de réévaluer l’intérêt documentaire de ces écrits.

AF : Pourriez-vous nous présenter une typologie des personnes qui furent inquiétées, à différents degrés, par ce mouvement d’épuration – avons-nous des chiffres ? Plus spécifiquement, est-ce que beaucoup de militants ou de figures d’Action française subirent cette épreuve ?

L’épuration a frappé presque tous les milieux de la société et n’a épargné aucune de ses strates. Une typologie des prisonniers, justiciables des cours de l’épuration, reste à établir : elle devra prendre en compte l’extrême diversité des cas et toutes les peines prononcées, en signalant les disparités constatées en ce domaine. Ainsi, d’obscurs gens de presse n’ont pas échappé à des condamnations d’une grande sévérité, tandis que des « collaborateurs économiques », aux affaires des plus prospères, ont bénéficié d’une singulière mansuétude de la part des tribunaux. En l’état actuel de nos connaissances, il s’avère bien difficile de dénombrer précisément les justiciables et condamnés des différents tribunaux. Cependant, des ordres de grandeur peuvent être posés. Ainsi, au début de l’année 1947, l’épuration se soldait par 300 000 arrestations, 95 000 procès et 50 000 jugements rendus. S’agissant de l’Action française, on ne dispose pas, à ma connaissance, d’une comptabilité permettant d’évaluer le nombre de responsables et de militants, inquiétés par la Justice de l’épuration. Bien que l’opprobre ait été jeté sur l’Action française, demeurée fidèle à ses figures tutélaires, ses membres ne s’attirèrent pas les foudres de l’épuration comme les membres du Parti populaire français de Doriot, du Rassemblement national populaire de Marcel Déat ou de la Milice. On rappellera toutefois, que Charles Maurras fut frappé, exemplairement, d’une peine de réclusion criminelle à perpétuité, malgré sa défiance, notoire, vis-à-vis de l’Allemagne.

AF : Tous ces éléments étant posés, intéressons-nous, si vous le voulez bien, à la procédure. Pourriez-vous brosser à grands traits, la manière dont se réalisa cette épuration, quelles sont les grandes étapes que subira une personne inquiétée ? Quelle place tient Fresnes dans ce dispositif ?

Bien qu’elle ne soit pas immuable, la procédure peut se décomposer en sept séquences principales : l’arrestation, la détention transitoire au Dépôt du palais de Justice, l’internement au Vélodrome d’Hiver, à Drancy (Saint-Denis), l’instruction, le procès, la condamnation et, enfin, l’incarcération. Mais jusqu’au printemps 1945, coexistent des pratiques « extra-judiciaires » échappant à tout contrôle de la Justice. Ce sont, par exemple, les arrestations effectuées, le plus souvent sans aucun mandat, par les francs-tireurs partisans, puis la détention dans des « prisons » privées, en fait des lieux, tenus secrets, de détention et de sévices. On en a identifié une trentaine à Paris, qui en comptait sans doute beaucoup plus. La légalité républicaine ne s’est imposée que progressivement. Jusqu’au début 1946, de nombreux lynchages de « collabos », ou supposés tels, sont perpétrés et des prisons prises d’assaut pour en extraire et abattre des condamnés ayant échappé à la peine de mort ! Le parc carcéral français a compté 220 maisons d’arrêt, quatorze centrales
et cinquante centres et camps pénitentiaires. Mais Fresnes, située à seulement seize kilomètres de Paris, s’est imposée comme la plaque tournante de l’épuration. De la Libération, à janvier 1946, 17 000 détenus, justiciables des cours de justice, sont passés par Fresnes. Dès avant la guerre, cette prison, inaugurée en 1898, avait fait l’objet de reportages et elle a inspiré de nombreux épurés versificateurs.

 AF : Dans quel état se trouvent les centrales durant cette période ? Etaient-ce des lieux particulièrement vétustes ?

A la Libération, la plupart des centrales (d’anciens monastères ou abbayes), sont dans un état de décrépitude, voire de délabrement avancé, qu’ont aggravé, pour certaines, les bombardements anglo-américains. Les conditions de détention y sont donc d’autant plus pénibles. Faute de crédits, les travaux de reconstruction ou de rénovation sont différés, parfois jusqu’en 1953.

AF : La société des centrales est une société complexe où règne une hiérarchie stricte, que dominent des personnages composites. Quelle était, globalement, l’attitude des geôliers et des autorités pénitentiaires vis-à-vis des prisonniers politiques et comment ces derniers vivaient-ils le contact avec des prisonniers de droit commun ?

Les gardiens, pour beaucoup communistes ou membres de syndicats d’obédience communiste, furent très majoritairement hostiles aux prisonniers politiques. En revanche, la haute hiérarchie pénitentiaire s’efforça d’humaniser leur traitement et alarmèrent le ministère de la justice face aux conditions effroyables de détention. Le premier directeur de l’administration pénitentiaire, Paul Amor, lui-même emprisonné sous l’occupation, fut l’un d’eux. Il oeuvra à la réforme du système pénitentiaire visant à la réhabilitation du prisonnier. Les politiques ont souffert de la malveillance des prisonniers de droit commun qui les méprisaient et, souvent, exploitaient leur inexpérience. Si quelques épurés ont pu bénéficier des conseils de truands patentés, la communauté des prisonniers de droit commun et celle des politiques sont demeurées deux mondes, étrangers l‘un à l’autre.

AF : J’aimerais revenir sur deux points qui firent couler beaucoup d’encre, à propos de ces fameuses centrales. Premièrement, quel était le rapport au silence et, deuxièmement, qu’était véritablement la “salle de discipline” ?

Jusqu’en 1947-1948, l’administration pénitentiaire impose le silence aux détenus des centrales. Cette privation de la parole est un châtiment qui s’ajoute à bien d’autres et contribue à déshumaniser le prisonnier. La salle « de discipline » qui semble avoir progressivement disparu à partir de 1943, représente le paroxysme des souffrances infligées aux fortes têtes et aux récalcitrants. Généralement, l’administration ne fait que la mentionner ; à la différence des politiques qui apportent maintes précisions. Cet espace surpasse en horreur tous les autres châtiments en vigueur au sein des centrales. Il faut noter que ce supplice avait aussi cours dans les colonies pénitentiaires pour enfants, dans les années 1920 ! Conçue et aménagée pour pousser le détenu au comble de la douleur, cette salle témoigne du degré extrême de férocité et de sadisme atteint par le système pénitentiaire de l’époque.

AF : Un élément m’avait particulièrement marqué à la lecture des témoignages que firent Pierre-Antoine Cousteau et Lucien Rebatet, élément sur lequel vous revenez également dans votre livre. Il s’agit de l’extrême promiscuité que subissent les détenus, la crasse qui règne dans les centrales et l’absence totale d’hygiène. Vous-même écrivez : “Les prisonniers encagés douze heures durant, ne peuvent plus vider leur tinette dans le baquet collectif du dortoir. Tourmentés par les effets diurétiques d’une alimentation à base de chou, les condamnés politiques ignorants de la chose carcérale, apprennent des truands, comment se soulager dans ses sabots ou en urinant, depuis son lit, sur le plâtre du mur.” (p. 153). Est-ce le souvenir choqué de personnes découvrant ce qu’est la prison ou ces conditions étaient-elles scandaleuses, même pour l’époque ?

Ce moyen de se soulager ne résulte pas d’une brimade. En effet, il n’était pas envisageable de laisser les prisonniers sortir, la nuit, de leur « cage à poule » individuelle pour vider leur tinette dans le baquet collectif. Ces sorties auraient occasionné de nombreuses allées et venues, contraires à la sécurité intérieure.

AF : Dans cet enfer, ce sont souvent de grands esprits qui sont enfermés, des politiques, des écrivains, des journalistes. Lucien Rebatet écrira, comme vous le rapportez, : “Mentalement, je diminue chaque mois” (p. 165). Les prisonniers avaient-ils le droit de lire, d’écrire ?

Comme à Fontevraud en 1947, l’administration pénitentiaire autorise, en principe, les détenus d’une conduite exemplaire, durant au moins trois mois, à emprunter un livre dûment sélectionné par la direction de la centrale. Toutefois, le régime en ce domaine, tend à s’assouplir, notamment à l’initiative des directeurs généraux qui plaident en faveur de la lecture, au profit de tous les prisonniers. Des bibliothèques d’ouvrages « choisis » sont peu à peu constituées au sein des prisons, tandis qu’entrent clandestinement des livres politiques et des pamphlets, prisés des épurés. Le droit d’écrire se limite à une lettre devenue hebdomadaire en 1948 et toujours minutieusement formatée. Ce droit ne peut, évidemment, suffire à répondre au besoin d’écrire, irrépressiblement ressenti par des épurés souvent issus du monde politique et journalistique. Malgré les peines encourues, la prison devient donc le creuset d’une importante production littéraire.

AF : Nous avons beaucoup évoqué les centrales, mais il y eut aussi les camps, que vous évoquez au dixième chapitre de votre livre. Quelles étaient les différences substantielles entre ces deux lieux ?

Les centrales étaient destinées aux prisonniers gravement compromis avec l’occupant, et donc condamnés par les cours de justice à de « longues peines », notamment de travaux forcés. Leur régime disciplinaire était réputé pour sa grande rigueur. L’architecture des centrales, héritée pour la plupart de couvents et d’abbayes, est massive et austère. L’ensemble est cerné de hauts murs. Réservés principalement aux « jeunes égarés », jugés amendables, les camps, de création plus récente, sont des lieux de détention provisoire, constitués de baraquements. Leur gestion est sensiblement plus libérale que celle des centrales.


AF : Ces hommes qui subirent l’enfermement furent définitivement marqués du sceau de la détention. Parvinrent-ils réellement, une fois libérés, à vivre à nouveau au milieu du monde ou furent-ils définitivement des êtres différents, des êtres à part ?

S’il y eut des réinsertions réussies, notamment dans le domaine artistique et culturel, nombre de détenus ne purent surmonter le profond traumatisme de leur incarcération. Plusieurs centaines d’entre eux vécurent, fers aux pieds, des mois durant, les affres de l’attente de leur exécution, finalement commuée en peine à perpétuité. Le divorce, demandé par l’épouse, la solitude, la maladie, l’irréversible décrépitude, furent le lot de beaucoup, qui, frappés d’opprobre à leur retour, se murèrent à jamais dans le silence.

AF : Nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien ! Nous conseillons vivement à tous nos lecteurs de se procurer ce livre qui nous plonge dans cet univers dantesque que furent les bagnes et les camps de l’Épuration !

Boudriot Pierre-Denis, Bagnes et Camps de l’Epuration (1944 – 1954), Auda Isarn,
2021, 239 pages

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Entretien avec Guillaume Travers : « Werner Sombart »

Entretien avec Guillaume Travers : « Werner Sombart »


Nous nous retrouvons pour un entretien avec Guillaume Travers, afin d’évoquer la figure particulièrement méconnue en France, de l’économiste Werner Sombart ! Figure d’autant plus méconnue dans nos milieux d’Action Française, qu’elle est une figure de la pensée allemande qui produisit ses travaux, alors que notre mouvement combattait les influences venues de cette région d’Europe (pendant la première moitié du XXe siècle). Néanmoins, il n’est pas inintéressant, comme nous le verrons durant cet entretien, de se pencher sur quelques facettes particulièrement riches de son œuvre. Œuvre qui nous sera bien plus accessible grâce à Guillaume Travers qui vient de nous offrir tout récemment une trilogie d’ouvrages sur notre économiste, en écrivant, tout d’abord, une biographie de Werner Sombart dans la collection « Qui suis-je ? » des éditions Pardès, en dirigeant, ensuite, le dernier numéro de la revue Nouvelle Ecole, consacré à cet auteur, en ayant, enfin, traduit et préfacé, pour la première fois, l’œuvre de Werner Sombart Amour, luxe et capitalisme. Le gaspillage comme origine du monde moderne. Une activité éditoriale particulièrement riche, quand on pense au peu de publications qui les précédèrent.

Action Française : Cher monsieur, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien pour l’Action française. Pourriez-vous, en guise d’introduction, nous présenter les grandes lignes de la vie de Werner Sombart afin que nous puissions mieux le situer dans son environnement ?

Guillaume Travers : Werner Sombart vit à cheval sur le XIXe et le XXe siècle. Il naît en 1863, meurt en 1941. Les changements qu’il perçoit durant ses jeunes années sont ceux associés à la « révolution industrielle » (plus tardive en Allemagne qu’en Angleterre ou en France) : dissolution des communautés organiques, disparition de l’artisanat et essor de la grande entreprise, exode rural et expansion des villes. Après une thèse en économie, c’est ce sujet de la fin de l’artisanat qui l’intéresse au premier chef. Mais cela le porte vite à étudier l’évolution des systèmes économiques de manière beaucoup plus large. En 1902, Sombart publie la première édition de son très grand livre, Le capitalisme moderne. Cet ouvrage a une grande importance dans l’histoire des idées, puisque c’est lui qui popularise le terme de « capitalisme » au sein du monde universitaire. Les deux ou trois décennies qui suivront seront consacrées à l’approfondissement des thèses sur l’origine du capitalisme. Sombart publiera aussi, des livres annexes, issus de ces travaux : sur la figure du bourgeois, sur le luxe, sur la guerre, et sur l’influence du judaïsme dans l’essor du capitalisme. Sa notoriété est alors immense, à la fois chez les économistes (il est l’un des principaux représentants de l’école dite « historique ») et chez les sociologues : il est d’ailleurs l’un des pères fondateurs de cette discipline en Allemagne, avec Weber, Simmel ou Tönnies. Les dernières années de sa vie seront davantage consacrées à la quête d’une « troisième voie », entre capitalisme et socialisme marxiste. C’est ce qu’il nomme un « socialisme allemand » – un terme qui sera souvent mal compris, après la Seconde Guerre mondiale -.

AF : Werner Sombart est avant tout un économiste, l’un de ceux qui se détachent de la quasi-totalité de nos économistes modernes. Ces derniers semblent toujours chercher des lois économiques intemporelles et détachées de tout ancrage géographique, c’est-à-dire des lois économiques valables pour tous les temps et pour tous les lieux, bref des lois économiques universelles. Pourriez-vous nous exposer la vision que développa, au contraire, Werner Sombart ?

 

Guillaume Travers :  La plupart des économistes « classiques » ou « néoclassiques » veulent faire de l’économie une science calquée sur la physique ou les mathématiques : leur ambition est de penser le monde social selon des « lois », des « théorèmes », etc. Sombart, comme ses pères de l’école « historique » allemande, promeut au contraire, ce que l’on peut appeler un « dualisme méthodologique » : l’idée que les sciences sociales sont fondamentalement différentes des sciences physiques, et requièrent donc des méthodes différentes. On peut résumer ainsi : deux astéroïdes, placés dans des circonstances exactement identiques, se comporteront de manière identique, car ils sont soumis aux mêmes lois (de la gravitation, etc.) ; à l’inverse, un français et un allemand, dans les mêmes circonstances, n’agiront pas de la même manière. Leur enracinement, leur culture, leurs valeurs, etc., les porteront à faire des choix différents. En d’autres termes, si l’on veut comprendre le monde social, il est illusoire de chercher des lois, il faut au contraire comprendre le contexte culturel, « spirituel », dans lequel s’inscrivent des faits particuliers. L’approche « historique » de Sombart vise précisément à décrire l’esprit qui a animé différentes époques : cela permet par exemple, de comprendre que la mentalité qui prévaut dans une corporation médiévale n’a rien à voir avec celle qui prévaut dans une grande entreprise moderne. Pour le dire autrement : les hommes n’ont pas toujours et partout, été les mêmes ; ils n’ont pas toujours et partout, été des homo oeconomicus.

AF : Quant à notre époque, elle est très largement dominée par le capitalisme sous ses diverses formes et nuances selon les régions. Werner Sombart, plus que nul autre peut-être, parvint à comprendre à la fois la genèse du capitalisme et ce qu’il est fondamentalement, sa nature profonde. Pour lui, qu’est-ce que le capitalisme et comment est-il venu au monde ?

 

Guillaume Travers :  Ici, Sombart est profondément original. Chez Marx par exemple, le capitalisme est un fait matériel, défini par des rapports entre classes, entre capital et travail, etc. Chez Sombart, le capitalisme est au contraire un fait de nature « spirituelle ». Pour le dire simplement, nous sommes devenus capitalistes le jour où notre « esprit » (Geist), c’est-à-dire notre vision du monde, notre échelle de valeurs, notre mentalité, a changé. Le monde capitaliste réduit tout au calcul, à l’utilité, au profit et au confort individuels, là où le monde précapitaliste pensait davantage en termes de communauté, de valeurs qualitatives (honneur, sacré, sens du travail bien fait, etc.). Ce changement de valeurs a de nombreuses causes, et jamais Sombart se ne laisse aller à une analyse monofactorielle. Parmi ces multiples causes, il étudie notamment : le rôle des migrations, celui du judaïsme, l’essor de l’État et de la guerre moderne, les changements des rapports hommes-femmes, etc.

 

AF : Etant donné que le capitalisme est avant tout un esprit, celui qui l’incarne au mieux, le bourgeois, se définit également par une mentalité donnée. Quelle est-elle ? D’ailleurs, est-ce que le bourgeois a évolué et a connu diverses phases – du bourgeois vieux style à l’homo economicus – ou une définition intemporelle peut-elle lui être donnée ?

 

Guillaume Travers :  Les deux à la fois ! Il y a chez Sombart ce que l’on peut appeler une « figure-type » du bourgeois qui est, en grande partie, intemporelle. Et puis il y a les bourgeois en chair et en os, et ceux-ci ne collent jamais exactement à la figure-type : il y a donc une histoire de la bourgeoisie, avec plusieurs phases, au cours desquelles les « bourgeois » se comportent plus ou moins conformément à leur figure-type. Pour le dire simplement : le type-idéal du bourgeois, selon Sombart, c’est l’homme qui se comporte toujours en se demandant quel est son meilleur intérêt individuel, comment il peut améliorer un petit peu plus son confort ou sa fortune. C’est donc quelqu’un qui passe son temps dans le bas calcul, dans la rationalité utilitaire, et qui est devenu incapable de concevoir ce qui ne se réduit pas à la stricte utilité individuelle, c’est à dire la grandeur, l’honneur, les valeurs seigneuriales, le sens de la communauté, le sacrifice personnel, l’esthétique et le sacré, etc.

 

AF : J’aimerais, si vous le voulez bien, que nous revenions à l’origine du capitalisme et au rôle spécifique que la religion y joua. Werner Sombart écrivit, en réponse à L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber, un livre intitulé Les Juifs et la vie économique. Pourriez-vous nous exposer la thèse qu’y développe Werner Sombart ?

 

Guillaume Travers :  Dans son livre classique, Weber montrait en quoi le calvinisme avait constitué un terreau favorable à l’essor de l’esprit capitaliste. Sombart (qui avait une profonde amitié pour Weber) lui répond en substance : « ce n’est pas faux, mais tout ce que l’on trouve dans le calvinisme existe aussi, sous une forme chimiquement plus pure, dans la religion juive ». Son argument se déploie dans deux directions principales : d’abord en montrant que des personnalités juives sont associées à plusieurs des grandes étapes du capitalisme (essor de techniques bancaires, monétaires, financières, publicitaires, etc.), ensuite en montrant en quoi l’esprit du judaïsme a des affinités avec l’esprit du capitalisme. Il montre par exemple que le judaïsme déploie, plus que d’autres religions, l’idée d’une vie toute entière soumise au calcul, à des lois strictes imposant un contrôle rationnel de la vie. Il fait aussi du judaïsme une religion issue du « désert », dont les grands principes portent donc à penser le monde comme un terrain, plat, indifférencié, où les enracinements territoriaux sont secondaires (par opposition au monde européen de la « forêt »). Si, après la Seconde Guerre mondiale, le livre a parfois été accusé d’antisémitisme, signalons qu’il a, à sa parution, été très favorablement accueilli dans de nombreux milieux juifs.

 

AF : Intéressons-nous maintenant au livre que vous venez de traduire et préfacer, Amour, luxe et capitalisme. Le gaspillage comme origine du monde moderne, livre parfaitement déroutant, tant nous ne sommes plus habitués à voir les faits économiques sous un tel prisme. Qu’entend Werner Sombart quand il parle de luxe ? Quel rôle joue-t-il dans l’essor du capitalisme ?

 

Guillaume Travers :  La société médiévale connaît le luxe, mais c’est un luxe collectif, par exemple les tournois et les banquets que donne le seigneur. Le luxe personnel y est souvent condamné, par exemple par des lois somptuaires (qui condamnent certaines dépenses jugées excessives). La modernité et le capitalisme naissant, vont s’ingénier à réhabiliter le luxe personnel, en en faisant un facteur d’enrichissement qui « ruisselle » ensuite dans l’ensemble de la société. Sombart y voit au contraire un dissolvant de la société traditionnelle : par la dépense de luxe, on peut se hisser à une position sociale qui n’est pas la nôtre. Par exemple, le bourgeois peut briller davantage que le seigneur ou le chevalier. Le luxe moderne cesse donc d’être collectif pour devenir individuel, et le monde moderne se lance dans une vaste course au luxe, par laquelle il s’agit de déployer des splendeurs toujours plus grandes. Non seulement cette dynamique, qui naît au sein des cours princières, stimule des circuits d’échanges à l’échelle mondiale, mais elle permet aussi l’essor de marchés de plus en plus massifiés. C’est dans la production de biens de luxe que l’artisanat est d’abord remplacé par des modes de production plus industriels.

 

AF : Quelle place tient la femme dans cet essor du capitalisme ? Quel est le lien avec le luxe précédemment décrit ?

 

Guillaume Travers :  Sombart décrit un changement des rapports hommes-femmes, qui trouve ses origines au Moyen Âge. La femme acquiert de plus en plus d’importance sociale. Mais il ne s’agit pas là de n’importe quelle femme, il s’agit surtout de la femme illégitime : la courtisane, celle que l’on entretient en vue de plaisirs sensuels. Dans les dépenses des princes, les montants versés pour les courtisanes dépassent souvent de loin, ceux dévolus aux reines : il suffira de songer aux très nombreux châteaux qui ont été construits pour elles. Ces femmes illégitimes, que l’on trouve essentiellement dans les villes, sont à l’origine de la multiplication des dépenses de luxe, et du changement des dépenses de luxe. Par exemple, le luxe qui leur est destiné est de moins en moins tourné vers l’extérieur (tournois et banquets), mais vers l’intérieur (ameublement, habits, plaisirs de la table).

 

AF : Werner Sombart, à l’instar de bien d’autres auteurs de la Révolution conservatrice, semble tracer entre le marxisme et le capitalisme, une troisième voie. Pourriez-vous nous expliquer cette notion et ce qu’elle signifie chez notre auteur ?

 

Guillaume Travers :  Sombart montre que capitalisme et marxisme ont énormément en commun, à commencer par leur matérialisme. Pour le dire très grossièrement, les capitalistes disent « enrichissez-vous ! » et les marxistes répondent « nous ne sommes pas assez riches ». Mais, dans les deux cas, on juge d’un système à l’aune de la richesse, des valeurs matérielles qu’il procure. Pour Sombart, c’est ce matérialisme qu’il convient de dépasser. La « troisième voie » qu’il propose est donc « spirituelle » : l’enjeu est de rejeter le matérialisme en réaffirmant le primat d’autres valeurs. Il s’agit par exemple, d’affirmer qu’une chose belle ou sacrée peut valoir davantage qu’une chose utile, que l’honneur peut être plus grand que la fortune boursière, etc. Cette troisième voie « spirituelle » ne peut pas être définie dans l’abstrait : elle doit être conforme à l’esprit et aux valeurs traditionnelles des peuples. Ce qui préoccupe Sombart est la quête d’un modèle conforme aux valeurs prussiennes, à l’esprit germanique. Mais on peut aisément transposer son argument à la France : si nous voulons dessiner notre propre troisième voie, il s’agit avant tout de savoir ce qu’est l’« esprit  français », et d’œuvrer à sa renaissance.

 

AF : Nous vous remercions d’avoir répondu à nos questions et invitons nos lecteurs à se procurer au plus vite les différents ouvrages qui viennent de sortir sur Werner Sombart, auteur malheureusement encore trop inconnu !

Propos recueillis par Guillaume Staub.

Travers Guillaume, Werner Sombart, Éditions Pardès, collection “Qui suis-je ?”, Grez-sur-Loing, 2022, 128 pages.

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Entretien avec le philosophe Rémi Soulié : Les Âges d’Orphée 

Entretien avec le philosophe Rémi Soulié : Les Âges d’Orphée 

Chers amis, chers lecteurs, nous nous retrouvons aujourd’hui pour un entretien avec le philosophe Rémi Soulié dont le livre Les Âges d’Orphée. La lyre et la Voix, paru aux éditions de la Nouvelle Librairie, vient de sortir. Signalons que notre auteur a déjà publié de nombreux ouvrages, tous extrêmement intéressants, citons : Nietzsche ou la sagesse dionysiaque (Points, 2014), Racination (Pierre-Guillaume de Roux, 2018), Les métamorphoses dHermès (La Nouvelle Librairie, 2021) ou encore l’Ether (La Nouvelle Librairie).

Rémi Soulié est un philosophe dont les écrits méritent d’être connus par le plus grand nombre, et ce malgré la profusion et la diversité de références savantes, et la puissance de sa prose, pleine de sens et de vérité, à-travers laquelle il nous faut savoir induire, des mots couchés sur le papier. Certes, c’est un écrivain exigeant, mais n’est-ce pas le propre de tous ceux qui cherchent véritablement ? Assurément, c’est un écrivain poète, un philosophe comme il en existe peu, un de ceux qui nous enracinent dans ce que nous sommes fondamentalement, un de ceux pour qui le toujours prime sur le nouveau, un de de ceux qui nous amènent à un certain être au monde, c’est-à-dire un être au monde où les cieux ne sont jamais loin de la terre, où le divin n’est jamais loin de l’humain, et qui, de ce fait, interroge notre modernité dans toute sa laideur, dans toute sa bêtise, dans toute sa fausseté.

Dans son nouvel ouvrage, Rémi Soulié s’emploie à présenter la figure d’Orphée, qui, à travers les âges, n’a cessé de marquer notre civilisation de sa voix : « À la fois le yin et le yang, apollinien et dionysiaque, lié au jour et à la nuit, à la croisée du monde des vivants et des morts, Orphée est une voix qui traverse les âges pour nous montrer la voie : celle du chant qui se fait dans le silence, de la puissance créatrice qui infuse notre être pour nous permettre d’atteindre l’immortalité qui nous est due. » (4ème de couverture).

AF : Cher monsieur, avant que nous nous intéressions au fond de votre livre, permettez-nous de vous poser une question préliminaire. Nous croyons aux rencontres et aux initiations, alors comment cette figure d’Orphée s’est-elle imposée à vous ? Pourquoi l’avoir poursuivie à travers les siècles ? Que faisait-elle résonner en vous, avant cette chasse ?

Orphée m’est présent depuis longtemps – disons, depuis l’adolescence – en raison même de la présence de la poésie dans ma vie. Orphée fut d’abord, à mes yeux, le poète par excellence. En un sens, il le demeure d’ailleurs, indépendamment de ses autres visages, tant j’entends la poésie, le chant poétique, dans une acception (et une audition !) que d’aucuns jugeront très ou trop larges mais qui me paraît la plus certaine : une manifestation du sacré, tant d’un point de vue religieux que métaphysique donc initiatique ou, évidemment, esthétique. Ceci, je l’ai vécu et éprouvé très tôt mais ne me suis mis à le « penser » et à le réaliser, au sens spirituel, qu’assez tard en m’avisant que cette expérience à la fois intérieure et extérieure, presque innée, relevant quasiment de la respiration et du réflexe, avait constitué une vision du monde, aujourd’hui éparse, que je pouvais m’employer à rassembler. Les Âges d’Orphée sont donc une forme de rassemblement, à partir même du déchirement des Ménades. Au bout du compte, on s’avise qu’il n’y a jamais eu de déchirement et qu’il n’y a donc rien à reconstituer : il n’y a qu’à célébrer.

AF : Orphée incarne le poète par excellence comme vous nous le rappelez, un poète aux multiples faces ! Est-ce que sa généalogie ne le prédestinait pas à être ce qu’il fut, c’est-à-dire cet être aux multiples visages ? Que peuvent nous enseigner ses origines et ce qu’il portait en lui à sa venue au monde ?

En effet : là comme ailleurs, l’origine est significative, ce pourquoi le moderne, niant l’archè et l’eschaton, ne veut rien savoir du sens et ignore ce que sont à la fois le temps et l’éternité. Orphée est né de Calliope, Muse de la poésie épique et de l’éloquence – elle-même née de Mnémosyne (Mémoire) et de Zeus –, et du roi de Thrace Oeagre (ou d’Apollon, moins certainement), lequel a accompagné Dionysos aux Indes et a été initié à ses mystères. Orphée a donc partie liée avec le divin (le spirituel) et le temporel, le sacerdoce et la royauté, mais aussi avec les éléments apolliniens et dionysiaques. A proprement parler, son destin n’est pas « tout thracé (sic) » mais il est enclos entre deux doubles pôles qui, d’une certaine manière, se recoupent : d’une part, il est prêtre, sanctificateur, médiateur, initiateur, vates oraculaire (mage) mais, aussi, civilisateur, ce dont Horace, en particulier, se souviendra ; d’autre part, il est harmonie (le poète solaire) et discordance (échec à ramener Eurydice des Enfers ; démembrement par les Ménades). En ceci, il témoigne de ce que fut le monde grec : la lumière et les ténèbres n’y sont pas conçus comme des opposés irréductibles, éventuellement dépassables par un troisième terme synthétique, mais comme une coïncidentia oppositorum à partir de laquelle il est possible de penser et de vivre un ajustement à l’ordre cosmique, lequel est foncièrement bel et bon : Zeus fait ainsi de la lyre d’Orphée une constellation.

AF : Permettez que nous nous attardions sur un point qui revient tout au long de votre ouvrage, celui de l’initiation. Pourriez-vous, pour nos lecteurs, lier d’un trait Orphée l’initié, à l’orphisme initiateur ?

La question de l’initiation est en effet fondamentale, tant d’un point de vue communautaire (rites de passage à l’âge adulte et/ou d’intégration) que spirituel (possibilités d’actualisation et de réalisation ; nouvelle naissance parfois suivie de l’adoption d’un nouveau nom). Dans ce dernier cas, l’enjeu repose sur la transmission régulière d’une influence spirituelle grâce à un certain nombre de rites et de symboles opératifs à partir d’une chaîne ininterrompue d’initiés depuis, disons, « une » origine ou « un » commencement. Dans la tradition catholique, songeons par exemple au sacrement du ministère apostolique et, dans la tradition islamique, à l’initiation soufie.

Essentiellement, Orphée peut être considéré comme un initié, puis, un initiateur parce qu’il est descendu aux Enfers (il a accompli l’Œuvre au noir, pourrait-on dire dans la tradition alchimique) et il en est revenu riche – comme Pluton ! – d’un savoir sur la mort, l’âme et les dieux. En quelque sorte, il a franchi une barrière et accédé à un autre état ou à un autre plan de conscience. L’initié est l’homme lié (à la terre et aux ciels) et délié (de sa nature « initiale ») ; il s’est engagé sur les degrés de l’échelle et les couleurs de l’arc-en-ciel : il est descendu (aux Enfers) et il est monté (aux étoiles, par la lyre constellée, dans la demeure des dieux). L’orphisme reprendra ce schéma à travers un certain nombre de rituels et de textes.

Plus encore, d’un point de vue plus directement métaphysique, l’œuvre du « divin Platon » peut être lue, notamment, comme un couronnement de la tradition orphico-pythagoricienne. Avec le néo-platonisme de Plotin, Porphyre, Proclus, Jamblique, nous avons là le plus haut sommet de l’intellectualité occidentale.

AF : Si vous le voulez bien, poursuivons dans cette voie. Vous nous dites : « L’initié est lié (à la terre et aux ciels) et délié (de sa nature » initiale ») « , comment comprendre dans cette perspective l’ascèse orphique ?

Quelles que soient ses modalités (en l’occurrence, elles sont pour l’essentiel alimentaires et vestimentaires), l’ascèse est un exercice qui vise à la transformation de soi : il s’agit, en un sens, de se dépouiller pour se revêtir (ou se dénuder), d’abandonner un vêtement pour un autre, lequel correspond à la véritable nature de l’initié, qui est, au moins virtuellement divine (ici, la mémoire de Dionysos Zagreus). Si l’on exclut les déviations masochistes et puritaines (qui consistent, en fait, à retourner les vieux habits), la perte – superficielle, « épidermique » – est engagée au prix ou en vue, d’un gain supérieur, comme l’est le passage du matériel au spirituel ou, sous un autre rapport, du visible à l’invisible. L’ascèse subvertit moins le « jeu » de la vie et de la mort qu’elle n’en dévoile la nature réelle : ni la vie ni la mort ne sont ce que nous croyons spontanément, victimes que nous sommes de l’illusion (Maya, dans la métaphysique hindoue). « Mourir au monde » – si, encore une fois, on exclut les pratiques…mortifères – c’est non seulement philosopher (« apprendre à mourir ») mais c’est surtout s’ouvrir à une autre dimension du monde, même et autre, qui correspond assez bien, me semble-t-il, à ce qu’est l’Autre Monde des Celtes : une dimension à la fois immanente et transcendante que le monde manifesté cache et révèle en même temps. Les Grecs sont ceux qui ont vu – comme les druides, d’ailleurs –, ce que Guénon appelle les « états multiples de l’être » – d’où leur sens très aigu de la lumière et des ténèbres, donc, des dieux.

AF : Au quatrième chapitre de votre livre, nommé « Myste » – c’est-à-dire « le muet, l’initié qui se tait, qui a juré de faire silence sur le secret initiatique (p.47) – vous abordez la question de l’Orphée-Christ. Quels traits orphiques retrouve-t-on dans l’Évangile et le Christ selon vous ? Est-il possible de voir le Christ comme un nouvel Orphée ou est-ce une vue critiquable ?

L’étude comparée des religions, dans une perspective traditionnelle en tout cas, est riche d’un sens métaphysique profond. Ni l’Histoire ni l’exclusivisme, inhérents aux exotérismes monothéistes (« notre » religion est l’unique récapitulation plénière de la Révélation) n’y ont leur part. Il devient donc possible d’être attentif à la trame symbolique et imaginale qui court dans les spiritualités et les sagesses, qu’elles soient monistes (non duelles) ou plus ou moins dualistes, théistes ou non théistes.

De ce point de vue, Orphée et le Christ présentent des traits communs, dont certains relevés par Clément d’Alexandrie dès le IIe siècle, auxquels s’en ajoutent d’autres : l’ascendance davidique de Jésus (David, joueur de psaltérion, souvent représenté au milieu des troupeaux de son père), la jeunesse, le caractère performatif de la parole, les liens avec le mundus muliebris, le supplice, etc. Où le bât blesse, c’est lorsque l’on prétend récapituler, parachever et clore : tout ce qui précède l’Incarnation peut avoir valeur de « figures » ; tout ce qui lui succède ou qui persiste a valeur de survivance ou d’imposture (il est d’ailleurs significatif et dommageable, que dans la perspective catholique romaine – c’est beaucoup moins vrai dans la perspective grecque orthodoxe – la théologie de l’Esprit-Saint soit aussi peu développée, l’Esprit Saint pouvant d’ailleurs être compris, me semble-t-il, comme une « figure » de l’Âme du Monde, et inversement, à condition d’avoir une juste entente de ce qu’est une « figure » – ce qui est possible, d’un point de vue chrétien, par la Sainte Face et la théologie de l’icône).

Plus généralement, je n’accorde pas une grande importance à ce qui se présente comme « nouveau » ; je suis au contraire attentif à ce qui est « de toujours » et qui se répète : tout a toujours été donné et perdu (paradis perdu, parole perdue, etc.). Ce que diverses traditions appellent l’éveil ou l’illumination consiste à se rendre compte, à « savoir », à avoir la co-naissance des retrouvailles qui, en fait, n’en sont pas. Celui qui co-naît est le re-né – le ressuscité, en langue chrétienne (celui qui se souvient, en langue platonicienne). Nietzsche le savait, d’ailleurs, qui invitait les chrétiens à avoir « une gueule de ressuscité », ce qui est la moindre des choses.

AF : Vous écrivez au dernier chapitre de votre livre : << A l’inverse, le saisissement du poète par le dieu (mania, furor) montre à l’homme qu’il est possible d’habiter poétiquement cette terre (…). Leçon d’Orphée >>. J’aimerais que nous finissions cet entretien en évoquant cette habitation poétique du monde, l’Homme capable de poésie comme il est capable de Dieu (capax dei). La divinisation de l’Homme ne passe-t-elle par la poésie, par une vie poétique de l’homme sur terre ? Quelle leçon Orphée nous livre-t-il ultimement ?

L’habitation poétique de la terre – affirmation de Hölderlin et interrogations de Heidegger – est doublement problématique à l’ère technicienne et mercantile des Vaishyas et des Shudras alors qu’elle ne l’était en rien et qu’elle allait donc de soi, quand un monde ou une multitude de mondes existaient (Péguy mentionne les mondes païen, hébraïque, chrétien), c’est-à-dire, comme vous le laissez entendre dans votre question, lorsque la proximité du divin était une évidence – absolue pour le monde païen, relative pour les autres, selon les écoles théologiques – au sein d’une communauté organique (cité, royaume, empire). Le « monde » moderne n’en est évidemment pas un, ce qui le rend proprement inhabitable (ne songeons pas même à un mode poétique de l’habitation !). Quand on pense à l’inhabitation divine de Dieu dans l’âme qui préoccupa tant, à juste titre, les hautes époques ! Sans le savoir, comme les humbles, ou en le sachant, comme les lettrés et les spirituels, chacun habitait alors poétiquement la terre, le poïen (fût-il celui de l’artisan ou du laboureur, donc) étant un analogue du « Fiat ! » créateur (ou des logoï spermatikoï des stoïciens, entre cent autres références dans toutes les traditions) ; chacun savait où, pourquoi et comment il demeurait (significativement, le moderne « ne sait plus où il habite ») tout en se sachant homo viator, pèlerin, voire, Noble Voyageur. Le chaos moderne, appelé progressisme par ses sectateurs (mais son nom est légion, comme celui de l’Ennemi : démocratie, liberté-égalité-fraternité, transhumanisme, wokisme, totalitarisme, libéralisme, etc.) proscrit quant à lui tout sédentarisme et tout nomadisme qui ne seraient ni déviés, ni maléficiés.

Néanmoins, en vertu des lois de l’Être, cosmiques et divines, il est impossible que la perte soit absolue (autrement, tout serait anéanti). Le néant triomphe à peu près partout, certes, mais il y a forcément des « petits restes » ou, si l’on use du langage kabbalistique, des « étincelles ». Parmi eux, précisément, les poètes, qui « font mémoire » (anamnèse ou réminiscence), actualisent (les possibles) et présentifient (dévoilement, révélation). Voilà pourquoi « ce qui demeure, les poètes le fondent ». Les poètes persistent à…demeurer les hommes du salut, non pas tant au sens sotériologique, qu’au sens marial de la salutation angélique ; ils persistent donc à demeurer les hommes de la lou-ange (sic) et de la gratitude. C’est pourquoi Orphée, même après sa décollation, continue de vaticiner (il en est de même, évidemment, de tous les saints céphalophores). Peut-être est-ce là la manière ultime d’habiter poétiquement la terre : le savoir de l’infini.

 

Propos recueillis par Guillaume Staub

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Actualités céliniennes : entretien avec Émeric Cian-Grangé

Actualités céliniennes : entretien avec Émeric Cian-Grangé

Nous nous retrouvons aujourd’hui pour évoquer Louis-Ferdinand Céline, figure incontournable de la littérature française, en compagnie d’Émeric Cian-Grangé qui eut l’extrême amabilité de nous accorder cet entretien. Profitant de l’actualité littéraire célinienne, l’Action Française voulut revenir sur les différents travaux et contributions à l’étude de cet auteur maudit, c’est-à-dire sulfureux, mais génial ! Pensons aux nombreuses recensions que fit LéoN Daudet, que ce soit pour Voyage au bout de la nuit ou pour ses pamphlets, à l’instar de Bagatelles pour un massacre pour lequel il eut cette appréciation : « Le livre de Céline [Bagatelles pour un massacre], à mon avis, recommence aujourd’hui l’aventure de l’Assommoir, avec un degrésupérieur, non de talent, mais de virulence dans l’invective. C’est la pression supérieure des circonstances qui commande cette hausse de ton » (Léon Daudet, Les Nouvelles littéraires, 19 février 1938). Continuons modestement cette aventure littéraire et plongeons à nouveau au cœur du délirant génie de Louis-Ferdinand Céline !

AF : Cher monsieur, nous vous remercions d’avoir bien voulu accorder cet entretien pour l’Action française. Avant que nous nous intéressions à vos différents travaux et à l’actualité célinienne, pourriez-vous nous raconter votre rencontre avec l’œuvre de Louis- Ferdinand Céline ? Pourquoi vous être tant attaché à cet auteur ?

Émeric Cian-Grangé : Cher monsieur, Céline a fait irruption dans ma vie au début des années 90, dans une salle de classe de lycée. Mon professeur de français nous avait donné un extrait de Voyage au bout de la nuit à étudier. J’en ai conservé un souvenir très précis, puisqu’il s’agissait de la scène de troc entre autochtones africains et colons français. Embarqué par la lecture de ce passage, j’ai acheté l’édition Folio du livre. Ce n’est pas compliqué, il y a pour moi un avant et un après Voyage au bout de la nuit. Parcouru, trituré, craquelé, le bouquin est dans le tiroir de mon bureau, toujours à portée de main. Pourquoi m’être « tant attaché à cet auteur » ? Tout simplement parce qu’il m’a chambouleversé. Céline m’a rendu libre, c’est l’homme de ma vie.

AF : Pourriez-vous brièvement nous dresser un tableau du monde célinien ? Céline provoque-t-il toujours de l’intérêt ? Des travaux voient-ils encore le jour en nombre ? Bref, y avait- il un véritable dynamisme avant que ne surgisse la divine surprise des manuscrits perdus et retrouvés ?

Émeric Cian-Grangé : Grâce au cinquième volume de la Bibliographie générale des droites françaises (Alain de Benoist, Éditions Duapha, 2021), il est possible de se faire une idée assez précise du nombre de travaux universitaires, français et étrangers, consacrés à Céline et à son œuvre. De 1939 à 2021, ce sont près de sept-cents-soixante études qui ont été réalisées, ce qui fait une moyenne de neuf par an. Combien d’écrivains sont-ils capables de susciter autant d’effervescence intellectuelle ? Il semble pourtant devenu difficile pour les étudiants de trouver un directeur de thèse. Saturation ou bien-pensance ? Le dynamisme que vous évoquez ne saurait pourtant se limiter à ces travaux qui, il faut bien le dire, n’intéressent que le microcosme universitaire. Il existe en dehors de ce landerneau une dynamique éditoriale constante qui se traduit par une production célinienne à tout le moins quantitative, à défaut d’être toujours qualitative. À titre d’exemples, pas moins de quatorze ouvrages sur Céline ont été publiés en 2019, neuf en 2020 et dix en 2021. L’année 2022 compte déjà douze publications. Il existe par ailleurs un périodique dédié à cet écrivain (Le Bulletin célinien, dirigé par Marc Laudelout depuis plus de quarante ans), deux sociétés céliniennes – la Société d’études céliniennes (SEC) et la Société des lecteurs de Céline (SLC) – et une collection littéraire célinienne (« Du côté de Céline », aux Éditions de La Nouvelle Librairie). On ne compte plus les groupes Facebook consacrés à l’auteur de Mort à crédit. En somme, Céline est toujours vivant, et la récente découverte de 6 000 feuillets manuscrits inédits montre qu’il est plus vivant que jamais.

AF : Selon vous, en quoi réside le génie de Céline ?

Emeric Cian-Grangé : Une faculté créatrice hors normes, transcendante, capable de toucher un lectorat étonnement varié, multiple, panaché. Qui peut en effet se targuer d’avoir un public aussi composite, bigarré, disparate que Céline ? N’est-il pas un cas unique dans la littérature française ?

AF : Permettez que nous nous arrêtions sur ses pamphlets. Quelle place tiennent-ils pour vous dans l’œuvre célinienne ? Peuvent-ils être retranchés de celle-ci ? La question de la réédition de ceux-ci est plus que d’actualité, François Gibault, dans un entretien qu’il vous a accordé pour la revue Éléments, déclarait, après avoir rappelé qu’il s’était initialement opposé à cette réédition : « Je ne vois donc pas pourquoi les pamphlets de Céline, accompagnés d’un appareil critique conséquent, devraient être interdits de réédition. »

Emeric Cian-Grangé : Vouloir, pour des raisons idéologiques ou de confort moral, retrancher Bagatelles pour un massacre, L’École des cadavres et Les Beaux Draps de l’œuvre célinienne, me semble dénué de sens, pour ne pas dire aberrant. Il est naturellement légitime que certaines personnes ne veuillent pas les lire, mais sont-elles pour autant en droit d’empêcher les autres de le faire ? Qu’on le veuille ou non, les écrits pamphlétaires de l’écrivain font intrinsèquement partie de son œuvre. En effet, si « la littérature se caractérise, non par ses supports et ses genres, mais par sa fonction esthétique, la mise en forme du message l’emportant sur le contenu », toute l’œuvre célinienne appartient à la littérature. Il est vrai que la réédition de ces trois ouvrages constitue un point de crispation qu’il faudra bien dénouer, avant qu’ils ne tombent dans le domaine public. C’est Gallimard qui a les droits et François Gibault s’est effectivement engagé à ce qu’ils sortent des presses avant 2031. Mais c’est « remonter les chutes du Niagara à la nage », pour reprendre l’expression du natif de Courbevoie. En attendant, le lecteur intéressé pourra se tourner vers le Québec qui, depuis 2012, propose à la vente une édition critique des pamphlets, sous le titre : Écrits polémiques (Éditions Huit, édition critique établie, présentée et annotée par Régis Tettamanzi).

AF : Vous êtes à l’initiative de la Société des lecteurs de Céline, pourriez-vous nous parler de cette aventure et de ses objectifs ?

Emeric Cian-Grangé : Je suis en effet à l’initiative de la création de la Société des lecteurs de Céline (SLC), le 1 er juillet 2021, à l’occasion des soixante ans de la mort de Céline. Sa naissance découle de la mise en chantier d’un prix littéraire célinien. C’est en mai 2020 que j’ai eu l’idée de ce prix. Et c’est au détour d’une conversation électronique avec Alain de Benoist, un an plus tard, qu’il devint évident qu’il devait être décerné par un organisme associatif. C’est ainsi que la SLC a vu le jour. Étoffée, elle s’est aussi fixé pour objet de réunir, sans passion partisane ni politique, les amateurs de l’auteur de Mort à crédit, d’œuvrer pour la promotion et la diffusion de l’actualité célinienne et de contribuer à la recherche célinienne. Mon ambition était de représenter le plus légitimement possible la communauté des lecteurs de Céline et de lui permettre de s’exprimer de façon décomplexée. Vous le savez, les sociétés littéraires s’épuisent et finissent par mourir d’anémie. Les lecteurs, eux, restent bien vivants. Je partais donc du principe que la SLC appartenait à ses membres – dont le rôle ne se limite pas à envoyer un chèque une fois l’an – et qu’elle vivait à travers et pour eux. Je terminais d’ailleurs mon allocution inaugurale à Meudon par ces quelques mots : « Lecteur débonnaire, apprivoisé, bienveillant, peigne-cul, verbeux, stratosphérique, persifleur, bravache, franc-maçon, impétueux, mutique, « faux diable », tartuffe, bienheureux, alchimiste, « d’en haut », « d’en bas », belge, furibond, versificateur, pyromane, enjôleur, efféminé, juif ou binoclard, osez dire votre admiration pour l’œuvre de Céline et ses formidables chambardements littéraires. » J’en parle au passé car j’ai quitté mes fonctions de président et d’administrateur de la SLC début janvier. À la faveur de certains évènements, je me suis rendu compte que je n’étais plus en adéquation avec le reste de l’équipe et qu’il était devenu nécessaire que je reprenne mon indépendance.

AF : Vous dirigez, par ailleurs, pour les éditions de la Nouvelle Librairie, la collection « Du côté de Céline », pourriez-vous nous présenter les deux derniers ouvrages de celle-ci, Céline à hue et à dia de Marc Laudelout et Elisabeth Craig raconte Céline de Jean Monnier ?

Émeric Cian-Grangé : « Du côté de Céline » est une locomotive célinienne, décomplexée, désinhibée et dynamique que j’ai fondée en 2020. Je lui ai fixé pour objet de contribuer à la connaissance et à l’exploration du continent célinien. Elle se compose d’ores et déjà de quatre ouvrages : Escaliers, d’Évelyne Pollet (préface de Marc Laudelout, postface de Jeanne Augier, novembre 2020) ; Céline à fleur de peau, de Serge Kanony (préface d’Éric Mazet, juin 2021) ; Céline à hue et à dia, de Marc Laudelout (avant-propos de Marc Hanrez et Frédéric Saenen, janvier 2022) ; Elizabeth Craig raconte Céline, de Jean Monnier (préface de Pierre de Bonneville, mai 2022). Dans Céline à hue et à dia, Marc Laudelout épingle les anticéliniens rabiques, évoque

diverses interférences littéraires, dresse le portrait de quelques figures (dont les « céliniens historiques ») et explore quelques faits liés à la biographie ainsi qu’à la réception critique de l’œuvre. Elizabeth Craig raconte Céline est le fruit d’un entretien entre la dédicataire de Voyage au bout de la nuit et Jean Monnier, un universitaire ayant rencontré en 1988 l’ancienne maîtresse de Céline. Ce témoignage place le lecteur au cœur de la vie affective de l’écrivain. À travers les yeux de « l’Impératrice », il découvre la relation intime qu’elle entretenait avec Louis Destouches, une source d’inspiration immense pour l’écriture de Voyage au bout de la nuit. Nous fêterons par ailleurs cette année les quatre-vingt-dix ans de la publication du premier roman de Céline, « du pain pour un siècle entier de littérature ». Pour commémorer cet événement, les Éditions de La Nouvelle Librairie publieront, au cours du second semestre 2022, un ouvrage collectif sur « cette œuvre sans pareille, ce moment capital de la nature humaine ».

AF: Vous avez également coordonné un ouvrage, Céline’s Big Band (paru aux éditions Pierre-Guillaume de Roux), arrêtons-nous un instant sur celui-ci. Il s’agit d’une compilation de courts récits d’expériences de lecture livrés par une centaine de céliniens. Pourquoi vous être lancé dans cette aventure ? Vous attendiez-vous à une telle diversité d’expérience ?

Émeric Cian-Grangé : Je me suis lancé dans cette aventure pour combler l’absence de ce type d’ouvrages dans la pourtant très riche bibliographie célinienne. Et pour tenter de répondre à la question suivante : pour qui écrivait Céline ? J’ai donc contacté un très grand nombre de lecteurs – près de trois cents, en France et ailleurs –, avec pour seul critère de sélection l’intérêt porté à Céline. Capable de captiver un lectorat étonnement varié, composite et disparate (auditeur financier, étudiant, photographe de grand reportage, trapéziste, ancien secrétaire d’Etat, traductrice, médecin, démolisseur en bâtiment, comédien, docteur en philosophie, peintre, enseignant, ouvrier portuaire, psychologue, danseuse, employé, comédien, sociologue…), d’emporter – d’embarquer ! – toute personne sensible à la littérature, l’œuvre célinienne a l’extraordinaire faculté de transcender classes sociales, notoriété, clivages politiques et idéologiques. Qui peut se targuer, au sein de la littérature française, d’avoir un public aussi bigarré que Céline ? Chaque lecteur a sa motivation, son chemin, sa spécialité. Chacun apporte sa pierre, fait part de sa lecture. Aucun ne se ressemble. C’est ce que montre Céline’s Big Band.

AF : Malgré cette diversité, malgré cet ensemble disparate et baroque d’expériences, peut-on en extraire des vues collectives ? Peut-on discerner quelques terrains où tous les céliniens se retrouvent ?

 Émeric Cian-Grangé : Je fais mienne l’analyse faite par Henri Godard dans la préface qu’il a rédigée pour Céline’s Big Band : Céline n’est « pas un écrivain pour écrivains, comme il en a périodiquement existé dans la littérature française, mais un écrivain qui, tout novateur qu’il est, et par là demandant parfois d’abord à son lecteur un effort d’adaptation, est capable de toucher quiconque, pourvu qu’il s’agisse d’un amateur de littérature ».

AF : Passons, si vous le voulez bien, à l’actualité célinienne. L’événement, chers lecteurs, est un séisme, et pour cause ! Combien de fois retrouve-t-on, des dizaines d’années après la mort d’un des plus grands auteurs français, des manuscrits totalement inédits ? Et il ne s’agit pas ici de quelques feuillets, de quelques pages, mais bien de milliers ! Pourriez-vous revenir sur l’histoire de ces manuscrits volés et retrouvés ?

Émeric Cian-Grangé : On le sait, le 17 juin 1944, se sentant menacé, Céline quitte la France en compagnie de son épouse et de leur chat Bébert. Il laisse dans son appartement plusieurs liasses de manuscrits qui auraient été volées par un faux résistant. C’est en août 2021 que les 6 000 feuillets manuscrits, retrouvés dans des conditions abracadabrantesques, sont dévoilés au public. Les faits sont bien connus, la presse a épuisé le sujet, je n’y reviendrai pas. Parmi ces documents figurent des liasses de plusieurs centaines de feuillets, révélant notamment deux inédits : Guerre et Londres. L’action du premier se situe dans les Flandres au début de la Grande Guerre, celle du second à Londres, en 1915. D’après François Gibault et d’autres, ces écrits apporteraient un éclairage exceptionnel sur le projet littéraire que Céline avait imaginé après la publication de son premier roman, à savoir un triptyque sur son enfance, la guerre et son séjour à Londres. Guerre semble être un manuscrit de premier jet, écrit deux ans après la parution de Voyage au bout de la nuit. Londres, le second inédit que Gallimard devrait éditer avant la fin de l’année, serait une ébauche de Guignol’s band (1944), dont on ne sait pas grand-chose pour le moment.

 AF : Pensiez-vous que ces manuscrits existaient réellement et, si oui, qu’ils pouvaient un jour revenir à la surface ?

Émeric Cian-Grangé : Les céliniens savent que l’œuvre de Céline est une transposition romanesque de sa vie et qu’elle repose toujours sur un fond de vérité. Concernant les manuscrits, les lecteurs attentifs avaient pu lire dans Féerie pour une autre fois : « Ils ont volé tout ce qu’ils pouvaient, fracassé tout ce qui était trop lourd !… ils ont brûlé les manuscrits… aux poubelles aussi, Guignol’s, Krogold, Casse-pipe ! mes offrandes ! » Et c’est convaincus de leur existence qu’ils espéraient les voir réapparaître un jour. Je fais naturellement partie de ces lecteurs. Certains spécialistes de Céline, à l’image d’Émile Brami, sont même partis à leur recherche, sans succès.

AF : Quel jugement pouvez-vous porter sur ce premier livre Guerre ? Quelles sont vos premières impressions ?

Émeric Cian-Grangé : Mon jugement n’a strictement aucune intérêt, je ne suis qu’ « un garçon sans importance collective ».

AF : Vous attendiez-vous à un tel succès auprès du public ? En réalité, qui lit Céline et pourquoi le lit-on encore ? Vos travaux et publications portèrent souvent sur cette question des lecteurs !

Émeric Cian-Grangé : Permettez-moi de citer Jean Guenot qui, dans Céline écrivain arrivé (Éditions Guenot, 1993), a écrit ceci : « Céline est un produit. Avec le temps, les conservateurs d’autographes, acheteurs de manuscrits aussi bien que destinataires ou détenteurs de correspondances, sont en droits de penser qu’il y a là des placements à long terme. […] Les manuscrits sont un autre pactole. Céline en a vendu de son vivant. Et il y a ceux qui ressortent on ne sait d’où. Ceux qu’a conservé un relecteur d’épreuves, un type ; ou un éditeur. Des paquets oubliés. Qui en est le propriétaire ? Celui qui détient l’objet avec la preuve d’achat. Il peut le revendre. Qui peut en autoriser la publication ? Seuls les ayants droits, pour la durée de la propriété littéraire. Tous ces manuscrits ont un intérêt scientifique, puisqu’on peut surprendre la petite musique en train de se faire. Mais en termes de produit, ce qui intéresse les chercheurs de papiers portant la griffe de Céline, ce n’est pas le style et la façon de l’approcher, mais principalement les plus-values. » Vous pensez bien que Gallimard a mis les petits plats dans les grands pour que le succès soit au rendez- vous. « Les éditeurs ?… […] acrobates d’arnaque ! leurs filouteries sont si terribles imbriquées au poil ! si emberlifiquées parfaites que ce serait l’Asile, toutes les camisoles que vous tentez d’y voir !… même à adorer… et de très loin !… comment ils s’y prennent !… » Qui lit Céline ? Vous, moi, Depardieu, Jean-Paul Sartre, Sonia Anton, François Bousquet, Nicole Debrie, Yannick Gomez, Serge Kanony, Marcel Aymé, Machin, Éric Mazet, Lucien Combel, Trucmuche, Yankel, le pape… À qui appartient Céline ? Pour qui écrivait-il ? Qui sont ses lecteurs ? Tous ceux qui, en accompagnant Ferdine « de l’autre côté de la vie », ont pris le risque d’aimer la littérature.

AF : Nous vous remercions d’avoir bien voulu répondre à nos questions et espérons que la publication de ces inédits de Louis-Ferdinand Céline puisse augmenter l’intérêt porté à ce géant de la littérature !

Propos recueillis par Guillaume Staub 

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Entretien avec David Miège

Entretien avec David Miège

Action Française : Cher monsieur, nous vous remercions d’avoir bien voulu nous accorder cet entretien pour l’Action Française. Nous tenions à vous interroger, tant vos dessins, que nous pouvons admirer dans diverses publications comme Rivarol ou Présent, nous semblent questionner nos sociétés adeptes de contradictions et de discours formatés et calibrés, qui empêchent qu’aucune possibilité de lien avec le réel ne se fasse. Face à l’abrutissement généralisé, à la matière humaine indifférenciée, telle qu’elle fut théorisée par Renaud Camus, et à l’unicité des vues que l’on nomme  « le politiquement correct », vos dessins frappent fort, frappent juste. Mais avant que nous ne poursuivions, pouvez-vous vous présenter ? Qui êtes-vous exactement ? Quel fut votre parcours ? Et, surtout, pourquoi – ou plutôt pour quoi – vous battez-vous ?

David Miège : Je suis né à Aix-en-Provence où j’ai fait mes études scolaires et, me suis confronté, plus tard, à l’art contemporain, puisque je suis diplômé des Beaux-Arts d’Aix. J’y ai pratiqué pendant cinq années, l’art conceptuel et d’autres divagations post-soixante-huitardes… Une expérience malgré tout enrichissante, ne serait-ce que pour étudier de l’intérieur les rouages de l’art officiel et subventionné ! (Rires). En même temps que mes débuts balbutiants en peinture, j’ai commencé à collaborer à de nombreuses publications régionales, publiant mes dessins ici et là. Je dois préciser que mes convictions royalistes n’ont pas facilité les choses dans les différents milieux culturels, où j’ai évolué! (Rires). Puis, ce fut la montée à Paris et la rencontre avec de grandes plumes comme Serge de Beketch, Jean-Claude Valla, Alain Sanders ou encore Francis Bergeron… Avec le plaisir de travailler pendant de nombreuses années au défunt Minute ainsi qu’à Présent ou dans d’autres publications plus ou moins (surtout plus) incorrectes.

Action Française : Pour aborder votre travail, nous aimerions commencer par la forme. Comment vous est venu ce type de dessin particulier – d’ailleurs, comment le définiriez-vous? -, comment sont nés ces traits que vous pratiquez ?

David Miège : Mon « trait si particulier » comme vous dites s’est imposé petit à petit, avec l’univers qui va avec. Je tente d’avoir un graphisme le plus épuré possible… Ce qu’on nomme « la ligne claire ». Tout jeune j’admirais des dessinateurs comme Bosc, Chaval, Peynet… sans oublier Cocteau qui, on l’a souvent oublié, fut un talentueux dessinateur de presse. J’aime que mon trait soit le plus lisible possible… c’est comme une forme d’écriture… Je suis un écrivain de l’image.

Action Française : Avant d’aborder des sujets d’actualité, j’aimerais revenir sur votre formation. Vous êtes diplômé des Beaux arts d’Aix-Marseille, que pouvez-vous nous dire de l’ambiance qui y régnait ? Y avait-il une mainmise toute puissante de l’art contemporain ? Savez-vous si la situation a changé ?

David Miège : L’ambiance qui régnait aux Beaux-Arts était complètement déjantée… ça partait dans tous les sens ! Le meilleur y côtoyant le pire! C’était, et cela est toujours, le lieu de la pensée unique et obligatoire, le diktat de l’art conceptuel, la dictature du laid… La beauté étant considérée comme réactionnaire ; du coup, des générations d’étudiants et de créateurs talentueux ont été sacrifiés au nom d’un art officiel, destructeur de nos racines et de notre identité.

 

Action Française : J’aimerais maintenant aborder vos dernières œuvres, parmi celles-ci, le conflit russo-ukrainien semble occuper une large place. Que vous inspire-t-il ? Pourquoi vous mobilise-t-il autant ?

David Miège : Le conflit russo-ukranien est le modèle type de la désinformation (thème inventé par le regretté Vladimir Volkoff). Cela m’inspire un profond dégoût à l’égard de nos élites politico-méditatiques qui sont toujours le bras armé de l’oligarchie et de la haute finance. Quel cynisme de faire de cet occident décadent, le fossoyeur d’Etats et de civilisation qui ne correspondent pas aux standards de la consommation macdonisée et de l’abrutissement des masses. Poutine n’est certes pas un modèle de vertu, mais il me semble que l’Europe ait raté un rendez-vous historique avec la Russie. La guerre peut s’étendre sur tout le continent européen… il nous manque un Bainville pour nous éclairer sur notre avenir et les conséquences désastreuses qui s’annoncent par la faute de nos dirigeants corrompus et aveuglés. A mon humble niveau, je tente de donner une autre perception des événements… mes seules armes sont mes petits dessins, c’est-à-dire pas grand-chose !

Action Française : Par ailleurs, ce conflit semble bénéficier à Emmanuel MacKinsey qui vient d’être réélu pour un second mandat. Sommes-nous prêts à affronter ce second mandat ? Quel tableau pourriez-vous dresser de ces cinq dernières années ? Quels en furent les événements saillants ? Bref, dans quel état se trouve notre pauvre Etat ?

David Miège : Avec François Hollande, nous pensions avoir touché le fond… il faut croire que l’on creuse encore avec Macron. Je désespère parfois de mes compatriotes qui s’accommodent d’une dictature rampante, qui s’immisce partout dans leur existence… le pire étant qu’ils en redemandent ! L’homo festivus est un esclave volontaire. Une note optimiste malgré tout : il subsiste un esprit frondeur (à commencer par l’Action Française) qui crée ses réseaux, ses médias, ses groupes, ses liens…

Action Française : Vous semblez également très inspiré par l’actualité littéraire et notamment par l’actualité célinienne. Que vous inspire Louis-Ferdinand Céline et plus généralement les infréquentables – Brasillach, Drieu la Rochelle, Lucien Rebatet ? Avez-vous des figures votives qui vous inspirent ?

David Miège : Je prépare un recueil de dessins sur les écrivains sulfureux qui s’appellera « Encre sulfurique », on y retrouvera un florilège d’auteurs et d’écrivains qui ont mis leur peau au bout de leur plume : Céline, Drieu la Rochelle, Rebatet, Cousteau, Brasillach, Léon Daudet, et tant d’autres. Une façon toute personnelle de leur rendre hommage, car ils ont, chacun à leur façon, éclairé un moment ou un autre de mon existence. J’espère faire partager ce patrimoine à travers cet album.

Action Française : Nous vous remercions d’avoir répondu à nos questions ! Comment peut-on suivre vos productions ? Comment pouvons-nous vous soutenir ?

David Miège : Vous pouvez retrouver mes dessins dans Présent, Rivarol, Le Méridional, Les 4 vérités, l’Homme Nouveau, etc.

Propos recueillis par Guillaume Staub

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Catholicisme et démocratie : entretien avec l’abbé Claude Barthe

Catholicisme et démocratie : entretien avec l’abbé Claude Barthe

Nous nous retrouvons pour un entretien avec l’abbé Claude Barthe, à l’occasion de la publication de son livre « La tentation de ralliement. Être catholique en démocratie » aux éditions de l’Homme Nouveau. Il va sans dire que l’annonce de cette parution nous réjouit particulièrement et cela pour une raison bien précise :  nous constatons, depuis de nombreuses années, que le clergé catholique a cessé de s’intéresser aux questions politiques fondamentales. Rares sont les critiques qui portent sur les nouvelles propositions de loi ou les cadres institutionnels, dans lesquels celles-ci sont prises ! C’est ici que l’auteur se démarque, en critiquant précisément ce qui était laissé de côté. Cette critique qu’établit l’abbé Barthe est, certes, une critique catholique, mais les réflexions menées peuvent intéresser également ceux qui se trouvent hors de l’Église. Voici un autre mérite de ce livre : en peu de pages, l’auteur parvient à saisir le cœur du problème auquel se heurte la conscience catholique et à nous l’exposer le plus clairement possible. Qu’il en soit sincèrement remercié, nous espérons que cette réflexion inspirera de nombreux catholiques.

Action Française : Monsieur l’abbé, nous vous remercions d’avoir bien voulu nous accorder cet entretien. Nous aimerions, premièrement et en guise de préambule, que vous éclaircissiez un point : quel regard porte traditionnellement, l’Église, sur la démocratie comme système politique « neutre » ? Ceci étant précisé, de quelle démocratie traitez-vous dans cet ouvrage ? Est-ce une forme de démocratie particulière, quels en sont ses éléments constitutifs ? En effet, vous écrivez dans votre livre : « Elle montre aussi le caractère hasardeux des déclarations ecclésiastiques contemporaines sur le « système démocratique ». Elles supposent en effet que ce système est en soi neutre, en le ramenant à l’une des formes possibles de gouvernement des sociétés politiques naturelles : monarchie, aristocratie, démocratie, régimes mixtes ; de ce fait, elles font abstraction de l’essence contre-nature et areligieuse, du régime considéré, celui de la démocratie moderne » (p. 64).

 

Abbé Claude Barthe : Vous allez tout de suite au cœur du sujet. Jean Madiran, dans Les Deux Démocraties (Nouvelles Éditions latines, 1977), soulignait que la source de la confusion – volontaire ou pas – de ceux qui veulent « baptiser » la démocratie moderne, celle née de la Révolution, résidait dans le fait qu’ils l’assimilent à la démocratie « traditionnelle », celle d’Athènes ou des cantons suisses de jadis. Cette dernière est une forme de gouvernement parmi d’autres. On peut, et on doit discuter de son adéquation ou de son inadéquation avec tel peuple déterminé, mais elle peut en soi, permettre la recherche du bien commun de la Cité. En revanche, la démocratie de Rousseau, qui veut que le pouvoir souverain émane de l’ensemble des citoyens et que la loi soit l’expression de la volonté générale – deux principes gravés dans la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 -, va contre la nature de la société des hommes, dans laquelle le pouvoir, même s’il est exercé par le peuple, émane de Dieu, et dans laquelle la loi humaine se raccorde à la loi naturelle, inscrite par Dieu dans le cœur des hommes. Par le fait, si une nation est baptisée, ce décrochement se fait aussi par rapport à la Religion, dont le Prince ou les magistrats sont les défenseurs-nés (cf. le serment du sacre des rois de France).

AF : Ceci étant dit, nous aimerions vous poser une seconde question préliminaire. Vous écrivez : « User du monde comme n’en usant pas : vivant au sein d’un monde mauvais, il faut en sortir au moins moralement, en s’élevant contre lui, en se préparant effectivement à le remplacer. ». En quoi ce monde est-il mauvais ? En quoi les systèmes institutionnels, issus de la Révolution française sont-ils mauvais ?

Abbé Claude Barthe : Dans la mesure où l’élaboration de la loi humaine ignore par principe, la transcendance de la loi divine, totalement ou partiellement ; aussi longtemps que l’état de l’opinion reste influencé par le catholicisme, elle devient ce que Jean-Paul II qualifiait de « structure de péché ». Il parlait de la loi mauvaise, mais ce n’est pas seulement la loi démocratique qui est source de péché (elle peut d’ailleurs parfois être bonne, accidentellement pourrait-on dire), c’est le principe même, qui veut que la loi, émanant de la « volonté générale », cherche à s’accorder aux désirs des individus, qui est vicié. La subversion de la loi naturelle ne se réduit certes pas à celle de la morale familiale : ainsi le seul fait que la société soit laïque, c’est-à-dire athée est déjà contre-nature ; le Prince ou les magistrats ont, comme le père de famille, en tant que chef de famille, des devoirs religieux. Il ne faut cependant jamais oublier qu’une des grandes « conquêtes » de la Révolution va contre la structure familiale : la loi sur le divorce. La destruction de la société familiale est un marqueur de déstabilisation révolutionnaire. Aujourd’hui, avec l’accélération de la transformation individualiste d’une société de plus en plus sécularisée, l’envahissement d’un marché mondialisé, l’auto-asservissement idéologique des individus « libérés », la subversion du droit naturel est devenue maximale : sous nos yeux, de législature en législature, la « volonté générale » de Rousseau et de l’Encyclopédie, se traduit par une suite d’« avancées » libérales, qui sont en fait des compromis entre les désirs divers et parfois opposés, des individus.

AF : Voici donc devant nos yeux la nouvelle Cité qui s’est érigée après la Révolution française et qui s’est donné des institutions déterminées, une Cité diamétralement opposée à la Cité chrétienne. Pouvez-vous maintenant nous préciser ce que vous entendez par ralliement et nous donner les grands moments historiques de ce mouvement ? Nous connaissons tous celui de Léon XIII, le plus célèbre, mais certaines formes de ralliement n’existèrent-elles pas avant et après celui-ci ?

Abbé Claude Barthe : Entre ces deux bouleversements majeurs que furent la Révolution française pour la société et le Concile Vatican II pour l’Église, dans un espace de près de deux siècles, cette dernière a fonctionné sur deux registres. Son magistère pontifical a été sans discontinuité anti-libéral, condamnant les principes idéologiques de la société moderne, dont la principale forme, comme n’a cessé de le répéter Bernanos, est politique. De Pie V, condamnant la Constitution civile du Clergé, à Pie XII, rappelant les droits de la vérité dans la loi, Pie IX, Pie X, Léon XIII (Immortale Dei, sur la constitution chrétienne des États), Pie XI (Quas primas, sur le Christ-Roi).

Mais dans le même temps, la diplomatie des hommes d’Église – je prends ce terme dans un sens très large de négociation entre l’Église et la société – a cherché, dans l’intention de donner une place publique au culte chrétien, à l’enseignement catholique, etc., des accommodements semi-idéologiques avec les régimes issus de la Révolution. On peut discuter des avantages et inconvénients du Concordat signé avec Bonaparte, mais on ne peut douter que le fait que Pie VII ait accepté de sacrer l’héritier et le consolidateur de la Révolution, ait eu une portée morale de ralliement de l’institution ecclésiastique à l’État nouveau.

Ensuite sont venus les consignes de ralliement de Léon XIII, par l’encyclique Au milieu des sollicitudes de 1892, demandant aux catholiques français d’adhérer « sans arrière-pensée » au régime fondé sur cette conception moderne de liberté que le même Léon XIII condamnait dans son encyclique Libertas. Léon XIII séparait, pour ce faire, les lois mauvaises de la IIIème République, du régime lui-même supposé neutre. L’adhésion au régime pouvant permettre, selon lui, par le biais des élections, de faire changer les lois…

Il y eut aussi ce qu’on a nommé le « Second Ralliement », à savoir ce concordat informel intervenu, à partir de la première guerre mondiale, à la faveur de « l’union sacrée », entre l’Église et la République française, qui aboutit, en 1921, au rétablissement des relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège ;  avec le retour des congrégations, chassées par la loi de Séparation, le tout dans une atmosphère d’entente cordiale entre les hommes d’Église et la démocratie, dont ils affirmèrent volontiers la « légitimité » au titre du pouvoir établi.

L’abandon des Cristeros, ces catholiques du Mexique, insurgés au cri de Viva Cristo Rey ! contre les lois laïques tyranniques, a résulté des arreglos du 27 juin 1929, aux termes desquels le culte était théoriquement rétabli, mais avec obligation pour les Cristeros de remettre leurs armes, ils furent dès lors, massacrés.

On pourrait continuer : le radio-message adressé au monde entier par Pie XII, le 24 décembre 1944, dans le contexte de  fin de  guerre avec l’Allemagne, faisait plus que jamais bénéficier la démocratie de la légitimité du pouvoir établi, mais en rêvant à une « vraie et saine démocratie » qui serait « fondée sur les principes immuables de la loi naturelle et des vérités révélées », avec laquelle n’avait rien à voir la démocratie à laquelle participaient activement les partis démocrates chrétiens en France, Allemagne, Italie, Belgique.

AF : Vous inscrivez dans ce mouvement, la condamnation de l’Action française – plus exactement de son journal et de certaines œuvres de Charles Maurras – en 1926 par Pie XI. Nous aimerions nous y arrêter car nous pensons que cette question est d’une importance capitale, il s’agit à vrai dire, d’une question nodale. Précisons qu’il ne s’agit pas du cœur de votre livre et que vous ne faites qu’évoquer l’événement dans un contexte plus large, ajoutons aussi, que la question est d’une réelle complexité et que la bibliographie qui traite de cet événement commence à être conséquente. Néanmoins, selon vous, est-ce que cette tentative de ralliement – on parle même de second ralliement – est première dans les motivations qui poussèrent à cette condamnation ? Est-ce qu’au-delà des questions doctrinales, ce qui mit en mouvement cette affaire est d’ordre politique ?

Abbé Claude Barthe : Il est sûr que dans le contexte de rétablissement des relations diplomatiques de la France avec le Saint-Siège, en 1921, la mise à l’index, cinq ans après, de L’Action française est apparue comme un cadeau inespéré pour la démocratie de Briand, qui a été, de fait ou intentionnellement, un des éléments de la négociation.

Tout était étrange dans cette affaire. D’abord, la « condamnation » n’était en réalité qu’une mise à l’index, c’est-à-dire une inscription sur la liste des écrits que les catholiques n’avaient pas le droit de lire, mais elle était assortie des peines dignes d’une excommunication pour les récalcitrants : refus d’absolution, refus des derniers sacrements et de l’enterrement à l’église. Ensuite, Pie XI n’a jamais explicité ses reproches doctrinaux. Il a seulement dit que Maurras faisait partie de ceux « qui mettent les intérêts des partis au-dessus de la religion et font servir celle-ci, à ceux-là », leurs doctrines étant « dangereuses tant pour la foi et la morale que pour la formation catholique de la jeunesse », sans autre précision (allocution aux cardinaux, 20 décembre 1926). On aurait pu reprocher à Maurras, l’agnostique, de ne pas faire du catholicisme de l’État, l’essence d’une restauration, comme le voulait le cardinal Billot, qui paya son amitié pour l’Action française d’une privation de la pourpre romaine. On aurait pu lui reprocher son naturalisme politique, mais le naturalisme de la démocratie chrétienne italienne qu’aimait Pie XI, était autrement manifeste.

La « condamnation » du principal mouvement antirépublicain a évidemment poussé vers la République un nombre de catholiques qui, déjà, depuis le Second Empire, se détachaient de la poursuite de restauration d’un État traditionnel. Un autre effet du ralliement de la « condamnation » tient à ce que, outre le cardinal Billot, tous les catholiques dits « intégraux », hostiles au Ralliement prôné par Léon XIII, entrèrent dans une période noire et furent marginalisés : par exemple, le P. Henri Le Floch, spiritain, supérieur du Séminaire français de Rome, dut se démettre, de même que le directeur de La Croix, l’abbé Bertois. Et surtout, au fur et à mesure que disparaissaient les évêques « intégraux » nommés ou poussés par saint Pie X (Marty à Montauban, Penon à Moulins, Ricard à Auch), étaient nommés des évêques démocrates : Feltin à Bordeaux, Liénart à Lille, Gerlier à Lyon, qui conduiront les destinées de l’Église de France jusqu’au Concile, et pour lesquels la contestation politique se réduisait à la défense de l’école libre.

AF : Monsieur l’abbé, selon vous, y a-t-il eu un véritable changement de politique, quant au ralliement, avec le second concile du Vatican ?

Abbé Claude Barthe : Jusqu’à Vatican II, l’adhésion à la démocratie libérale née de la Révolution, était d’ordre diplomatique, avec la pensée que cette adhésion vaudrait reconnaissance et liberté pour l’Église, mais le magistère rappelait invariablement les principes anti-libéraux qui, du point de vue politique, condamnait les principes de l’État « de droit nouveau ». Avec Vatican II, il y a eu adhésion de principe. Le retournement s’est fait techniquement de la manière suivante : la doctrine morale, et donc politique, classique, considère qu’on ne peut donner de droit au mal et à l’erreur ; cependant, pour éviter de grands désordres, dans certaines circonstances, on peut tolérer (c’est-à-dire ne pas punir) certains maux ou erreurs (l’édit de Nantes était un édit de tolérance typique). Mais la déclaration Dignitatis humanæ sur la liberté religieuse de Vatican II a fait de la tolérance un droit, en affirmant en son n° 2 que « tous les hommes doivent être exempts de toute contrainte de la part tant des individus, que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain, que ce soit ; de telle sorte qu’en matière religieuse, nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres. » Bien entendu, on avait toujours affirmé qu’on ne pouvait pas agir en matière religieuse contre sa conscience : par exemple, il n’a jamais été permis d’obliger au baptême. En revanche, la doctrine traditionnelle enseignait qu’un État œuvrant à la recherche du bien commun, devait empêcher la diffusion de l’erreur et du mal, sauf légitime tolérance afin d’éviter des maux plus grands.

Le retournement de principe s’est notamment manifesté par le fait que Paul VI, dès la fin du  Concile, a imposé aux États qui se réclamaient encore à l’époque, de la doctrine du Christ-Roi, d’adopter la liberté religieuse. Et ce fut la fin des États catholiques. L’enseignement officiel postconciliaire a posé le principe de « non-confessionnalité de l’État, qui est une non-immixtion du pouvoir civil dans la vie de l’Église » (Jean-Paul II, lettre aux évêques de France du 11 février 2005, à l’occasion du centenaire de la loi de 1905), avec au reste les meilleures et très naïves intentions du monde : on croyait qu’une « bonne » laïcité pouvait être un contre-feu au laïcisme.

La suite nous est bien connue : l’Église est désormais considérée comme une association parmi d’autres. À l’occasion de ce que l’on a nommé la crise sanitaire, on a pu noter à quel point semblait naturel le ralliement du catholicisme aux institutions modernes. Dans le monde entier, avec quelques exceptions courageuses, les épiscopats nationaux, se sont soumis aux directives des États au sujet de l’exercice du culte, alors qu’ils auraient dû défendre le principe de la liberté native de l’Église (quitte à décider eux-mêmes, au nom du bien général, des règles de prudence). En France, en Italie et en d’autres pays, ils ont même anticipé les mesures gouvernementales d’interdiction du culte public. On a vu en France, l’épiscopat interdire la célébration de baptêmes et de mariages pour se soumettre aux règles étatiques.

AF : Vous nous dites : « Retrait de compromissions, à la longue mortifères, ce qui donnerait plus de force à l’annonce du message et d’absence de complexe dans la prédication, à propos de la mise en œuvre de la doctrine du Christ-Roi, qu’il s’agisse du but ultime et lointain à poursuivre, celui du rétablissement d’une Cité chrétienne » (p. 95). Pensez-vous que, durant cet exil, qui devrait atteindre les catholiques intègres, la politique d’Action Française soit viable d’un point de vue catholique ? Nous pensons ici à un point particulier, celui du politique d’abord, et de l’alliance dans un mouvement laïc, de chrétiens qui militent pour la France et pour l’établissement d’une Cité chrétienne, et de non-chrétiens qui ne se battent pas pour l’établissement d’une telle Cité mais pour que l’Église, en tant que saine institution, soit défendue et promue, sans que rien ne l’empêche d’établir cette Cité ? Selon vous, cette position peut-elle être tenue pour un catholique ou la condamnation de Pie XI porte-t-elle précisément sur ce point ?

Abbé Claude Barthe : La condamnation de Pie XI, encore une fois, n’a jamais été explicitée. On peut rêver : si Charles Maurras avait intégré dans sa doctrine la pensée du comte de Chambord sur les rapports de l’Église et de l’État ou celle des théoriciens du carlisme espagnol, on eût été dans un tout autre contexte.

Il n’est pas dans mon rôle de clerc de dire ce qui concrètement, peut ou doit se faire pour une reconstruction politique. Mais je ne me dérobe pas pour autant à votre question à propos de la politique d’Action française au regard du combat pour le rétablissement d’une Cité chrétienne. Je remarque à ce propos que le catholicisme intégral français s’est renouvelé après la guerre avec une jeune génération de laïcs, aujourd’hui morts, qui étaient issus des rangs maurrassiens ou très influencés par la pensée de Maurras : Louis Salleron, Jean Ous­set, Jean Arfel (Jean Madiran), et bien d’autres. Mais après le Concile et Mai 68, le thème qui devint le plus prégnant au sein du catholicisme intégral fut simplement celui de la nécessité d’une « formation intellectuelle et morale » : on étudiait le corpus des encycliques anti-libérales, on magnifiait, à juste titre, Quas primas, et par osmose, par « capillarité », pour reprendre un terme célèbre de l’organisation de la rue des Renaudes (Jean Ousset), on rêvait de réinvestir de l’intérieur, la société en la christianisant. On imaginait pouvoir renverser l’hégémonie culturelle adverse, non pas au moyen de l’action politique, mais en établissant une hégémonie culturelle chrétienne ; hégémonie qu’il était bien sûr, impossible à la pensée politiquement dominante, d’admettre. En clair, on abdiquait tout projet proprement politique. Il me semble que le « politique d’abord » doit se comprendre comme le fait que le roi de France se voulait – ce que manifestait le sacre de Reims – le lieutenant de Dieu et le protecteur de l’Église, et pour cela faisait d’abord de la politique. Salazar, très influencé par la pensée de Maurras, n’est peut-être pas modèle en tout ce qu’il a réalisé, notamment pour que son œuvre lui survive, mais il a fait  de la politique, d’abord pour tenter de rétablir des institutions justes et soumises à la loi du Christ. De la droite organisation de la Cité, qui encourage la vertu et prépare à recevoir l’Évangile, dépend le salut possible d’un grand nombre.

Malgré son glissement concret hors du politique, le fait qu’une pensée issue du maurrassisme (la Cité catholique, fondée par Jean Ousset en 1946, avec son périodique, Verbe, devenu Permanences en 1963, son livre de référence, Pour qu’Il règne, de 1959, préfacé par Mgr Marcel Lefebvre, alors Évêque de Dakar) ou se réclamant expressément du maurrassisme (l’abbé Georges de Nantes, et sa Contre-Réforme catholique), ait cultivé l’idée d’une restauration de la Cité chrétienne, indique que les arrières-petits fils de Maurras peuvent aujourd’hui parfaitement adhérer à une théologie politique du Christ-Roi. Qu’il y ait dans leurs rangs, ou dans les rangs de mouvements analogues, des non-catholiques, ne change rien à l’affaire si ces derniers servent le bien commun : Sully, un des plus grands serviteurs de la monarchie, ne partageait pas la religion de son Prince, mais servait pleinement ses desseins. Nous n’en sommes pas là. Le vrai problème, dans l’état de déréliction où se trouve la France, est celui de penser les étapes par lesquelles on doit concrètement passer afin d’aller vers la nécessaire restauration d’une Cité juste, autrement dit ? penser une transition semblable à la fameuse transition démocratique, comme celle de l’Espagne, mais en sens inverse, une transition de restauration. Ceci est aussi un problème, directement politique, le vôtre.

AF : Nous vous remercions d’avoir bien voulu répondre à nos questions ! Nous encourageons tous nos lecteurs à se procurer au plus vite cet ouvrage, bien utile pour poser les jalons d’une réflexion catholique sérieuse, sur les institutions dans lesquelles nous vivons, en tant que catholique ou en tant que Français.

Propos recueillis par Guillaume Staub


Barthe Claude, La tentation de ralliement. Être catholique en démocratie, Paris, Éditions de l’Homme Nouveau, 2022, 111 p., 13 euros.
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