Charles Maurras : « Une patrie, ce sont des champs, des murs, des tours et des maisons … »

Charles Maurras : « Une patrie, ce sont des champs, des murs, des tours et des maisons … »

Ce texte de Maurras  date de la fin de sa vie. Il est extrait d’un livre – Votre bel aujourd’hui – publié après sa mort. C’est le temps de la captivité de Maurras où il songe à l’avenir du Pays. Ce texte tombe au moment où le Système s’emploie à nous imposer les dogmes mondialistes, européistes, immigrationnistes, consuméristes, afin de construire une France hors-sol, multiculturelle et  noyée dans le grand marché mondial. Mais c’est aussi un temps où monte et s’affirme cette réaction de l’Intelligence française et ce retour à un certain patriotisme populaire. Maurras oppose à la « politique » qu’impose la doxa la France réelle, faite d’histoire et d’héritage. 

« Une patrie, ce sont des champs, des murs, des tours et des maisons ; ce sont des autels et des tombeaux ; ce sont des hommes vivants, père, mère et frères, des enfants qui jouent au jardin, des paysans qui font du blé, des jardiniers qui font des roses, des marchands, des artisans, des ouvriers, des soldats, il n’y a rien au monde de plus concret.

Le patriotisme n’est pas seulement un devoir. C’est un plaisir. « Pour ma part, disait Ulysse aux bons Phéniciens, je ne sais rien de plus agréable à l’homme que sa patrie. » Il le disait d’un pauvre rocher sur la mer. Comment parlerons-nous de la nôtre ? En est-il de plus belle, plus digne d’être défendue ? Qui, un jour se penchant dans l’embrasure d’une haute colline ou vers quelque vallon ouvrant sur le fleuve et la mer, ne s’est pas arrêté, suspendu, presque sidéré par un chœur imprévu de couleurs et de formes demi-divines ?…

La patrie est une société naturelle ou, ce qui revient absolument au même, historique. Son caractère décisif est la naissance. On ne choisit pas plus sa patrie – la terre de ses pères – que l’on ne choisit son père et sa mère. On naît Français par le hasard de la naissance. C’est avant tout un phénomène d’hérédité.

Les Français nous sont amis parce qu’ils sont Français ; ils ne sont pas Français parce que nous les avons élus pour nos amis. Ces amis sont reçus de nous ; ils nous sont donnés par la nature… Rien ne serait plus précieux que d’avoir des Français unis par des liens d’amitié. Mais, pour les avoir tels, il faut en prendre le moyen et ne pas se borner à des déclarations et à des inscriptions sur les murs.

Certes, il faut que la patrie se conduise justement. Mais ce n’est pas le problème de sa conduite, de son mouvement, de son action qui se pose quand il s’agit d’envisager ou de pratiquer le patriotisme ; c’est la question de son être même, c’est le problème de sa vie ou de sa mort… Vous remercierez et vous honorerez vos père et mère parce qu’ils sont vos père et mère, indépendamment de leur titre personnel à votre sympathie. Vous respecterez et vous honorerez la patrie parce qu’elle est elle, et que vous êtes vous, indépendamment des satisfactions qu’elle peut donner à votre esprit de justice ou à votre amour de la gloire. Votre père peut être envoyé au bagne : vous l’honorerez. Votre patrie peut commettre de grandes fautes : vous commencerez par la défendre, par la tenir en sécurité et en liberté.

Le patriotisme n’a pas besoin d’un idéal, socialiste ou royaliste, pour s’enflammer ; car il naît de lui-même, du sang et du sol paternels. Ce qu’il faut saluer, c’est le suprême sacrifice de la vie fait sur le sol qu’il s’est agi de défendre. Ce sol sacré serait moins grand, moins cher, moins glorieux, moins noble et moins beau si les Français de toute origine et de toute obédience n’y payaient pas en toute occasion nécessaire la juste dette de leur sang. Plus haut que l’armée et que le drapeau, plus haut que la plus fière conscience de la patrie, vit la patrie même, avec les saintes lois du salut public. Ce sont elles qui font consentir à de durs sacrifices pour défendre l’intégrité du reste et préserver son avenir. Qu’elle vive d’abord ! »

Charles Maurras, Votre bel aujourd’hui, 1953

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Que la France pourrait manoeuvrer et grandir

Que la France pourrait manoeuvrer et grandir

De Kiel et Tanger, Pierre Boutang a dit qu’il était « un acquis pour la suite des temps ».

Nous reproduisons in extenso le fameux chapitre XXIV, intitulé ” Que la France pourrait manoeuvrer et grandir ” dont l’actualité est étonnante. De nombreuses personnalités – Georges Pompidou, alors Président de la République en exercice, pour ne prendre qu’un seul exemple – n’ont pas caché l’intérêt qu’elles portaient à cet ouvrage. L’on peut dire que les les préconisations géostratégiques de l’ouvrage ont inspiré une grande partie de la politique extérieure de la Ve république.

Rappel historique : 18 juin 1895, Gabriel Hanoteaux – Ministre des Affaires étrangères – se rapproche de l’Allemagne et cultive l’alliance russe : les escadres allemande, russe et française se rencontrent et paradent devant le canal de Kiel, en mer Baltique. Presque dix ans plus tard, les radicaux ayant pris le pouvoir en France, Delcassé inverse cette politique extérieure, et parvient à l’Entente cordiale avec l’Angleterre. En guise de représailles et d’avertissement à la France, Guillaume II débarque à Tanger, le 31 mars 1905, pour manifester sa puissance et contrecarrer les visées françaises dans la région. Charles Maurras en tire la conclusion que la République française n’a pas de politique extérieure, parce que ses institutions ne le lui permettent pas.

Chapitre XXIV : Que la France pourrait manœuvrer et grandir

Alors, pour n’avoir pas à désespérer de la République, bien des républicains se sont résignés à un désespoir qui a dû leur être fort douloureux : ils se sont mis à désespérer de la France. Résistance, vigueur, avenir, ils nous contestent tout. Ce pays est peut-être absolument épuisé, disent-ils. Sa dégression militaire et maritime n’exprime-t-elle pas un état d’anémie et d’aboulie sociales profondes ? Sans parler des mutilations que nous avons souffertes, n’avons-nous pas diminué du seul fait des progrès de l’Univers ?

La population de l’Europe s’est accrue. L’Amérique s’est colonisée et civilisée. Nos vingt-cinq millions d’habitants à la fin du XVIIIe siècle représentaient la plus forte agglomération politique du monde civilisé. Aujourd’hui, cinq ou six grands peuples prennent sur nous des avances qui iront bientôt au double et au triple. La terre tend à devenir anglo-saxonne pour une part, germaine pour une autre. Slaves du Nord, Slaves du Sud finiront par se donner la main. L’Islam renaît, le monde jaune s’éveille : à l’un l’Asie, l’Afrique à l’autre. Que pourra faire la petite France entre tous ces géants ? Barbares ou sauvages, à plus forte raison si elles sont civilisées, ces grandes unités ne paraissent-elles pas chargées de la dépecer ou de l’absorber par infiltrations graduelles ? Peut-elle avoir un autre sort que celui de la Grèce antique ?

(l’immense Empire macédonien sous Alexandre)
Ceux qui font ce raisonnement oublient trop que, des grandes agglomérations nationales qui nous menacent, les unes, comme l’Italie et l’Allemagne, ne sont pas nées de leur simple élan naturel, mais très précisément de notre politique révolutionnaire, et les autres ne sont devenues possibles qu’en l’absence d’une action vigoureuse de Paris. En général, elles sont nées extérieurement à nous, des mouvements nationalistes que notre politique nationale n’a pas été en état de combattre ou même qu’elle a sottement servis et favorisés. Nous avons favorisé l’unification des peuples européens, nous avons laissé faire l’empire britannique. L’Amérique avait été séparée par Louis XVI de l’Angleterre, et son histoire ultérieure eût été un peu différente si Louis XVI avait eu quatre ou cinq successeurs réguliers, c’est-à-dire aussi versés dans l’art de pratiquer des sécessions chez les voisins que de maintenir entre les Français l’unité, la paix et l’union…

(l’immense empire romain)

Notre natalité a baissé ? Mais il n’est pas prouvé que cette baisse soit indépendante de nos lois politiques, ces chefs-d’œuvre de volonté égalisante et destructive qui tendent à rompre l’unité des familles et à favoriser l’exode vers les villes des travailleurs des champs. Il n’est pas prouvé davantage qu’on ne puisse y remédier, directement et sûrement, par un certain ensemble de réformes profondes doublées d’exemples venus de haut. Une politique nationale eût changé bien des choses, du seul fait qu’elle eût existé. Elle en changerait d’autres, si elle profitait des réalités favorables qu’une diplomatie républicaine, condamnée à l’inexistence ou à la démence, ne peut que laisser échapper.

Plus d’une circonstance très propice semble nous sourire aujourd’hui. Il suffirait de voir, de savoir, de prévoir. C’est nous qui manquons à la fortune, nous n’avons pas le droit de dire que l’occasion fera défaut. On se trompe beaucoup en affirmant que l’évolution du monde moderne ne peut tendre qu’à former de grands empires unitaires. Sans doute une partie de l’univers s’unifie, mais une autre tend à se diviser, et ces phénomènes de désintégration, comme dirait Herbert Spencer, sont très nombreux. Les virtualités de discorde, les causes éventuelles de morcellement, les principes de guerres de climats et de guerres de races existent, par exemple, aux États-Unis ; ils y sont moins visibles que l’impérialisme, mais le temps, les heurts du chemin et des brèches adroites pratiquées de main d’homme les feraient apparaître facilement un jour. Une foule de petites nations séparées se sont déjà formées au XIXe siècle en Europe, comme en peut témoigner la mosaïque des Balkans, dont nous n’avons su tirer aucun parti pour la France. La Norvège et la Suède ont divorcé. La Hongrie semble parfois vouloir rompre avec l’Autriche, qui elle-même est travaillée des revendications croates et roumaines. Cela fait entrevoir beaucoup de possibles nouveaux.

Ce serait une erreur profonde que de penser que tout petit peuple récemment constitué doive fatalement se référer, en qualité de satellite, à l’attraction du grand État qui sera son plus proche parent, ou son plus proche voisin, ou le plus disposé à exercer sur lui, par exemple, la tutelle affectueuse de l’Empire britannique sur le Portugal. Les Slaves du Sud ne sont pas devenus aussi complètement vassaux de Saint-Pétersbourg que l’indiquaient leurs dispositions d’autrefois. Le tzar blanc les recherche ; il leur arrive d’accepter ses bienfaits comme vient de le faire le nouveau roi des Bulgares. Mais les Slaves sont repoussés par une crainte autant qu’attirés par un intérêt : la monarchie austro-hongroise peut les grouper. À supposer que Budapest devienne indépendante, de sérieux problèmes de vie et de liberté se posent pour les Magyars placés entre le Hohenzollern de Berlin et celui de Bucarest. On soutient que, dans cette hypothèse, le Habsbourg serait vivement dépouillé par le roi de Prusse. C’est bientôt dit. D’autres solutions sont possibles, qui seraient plus conformes au nationalisme farouche des États secondaires, celle-ci notamment : l’addition fédérale ou confédérale de tous ces États moyens tendant et même aboutissant à former un puissant contrepoids aux empires. Il n’y faudrait qu’une condition : cet ensemble ayant besoin d’être organisé, il resterait à trouver l’organisateur, ou, si l’on veut, le fédérateur, car rien ne se forme tout seul.

Le choc des grands empires, remarquons-le, pourra multiplier le nombre de ces menues puissances qui aspireront ainsi à devenir des neutres. Chaque empire éprouvera une difficulté croissante à maintenir son influence et sa protection sans partage sur la clientèle des nationalités subalternes. La liberté de celles-ci finira par être partiellement défendue par le grave danger de guerre générale qui résultera de toute tentative d’asservir l’une d’elles ou d’en influencer une autre trop puissamment. Le monde aura donc chance de se présenter pour longtemps, non comme une aire plane et découverte, abandonnée à la dispute de trois ou quatre dominateurs, non davantage comme un damier de moyens et de petits États, mais plutôt comme le composé de ces deux systèmes : plusieurs empires, avec un certain nombre de nationalités, petites ou moyennes, dans les entre-deux.

Un monde ainsi formé ne sera pas des plus tranquilles. Les faibles y seront trop faibles, les puissants trop puissants et la paix des uns et des autres ne reposera guère que sur la terreur qu’auront su s’inspirer réciproquement les colosses. Société d’épouvantement mutuel, compagnie d’intimidation alternante, cannibalisme organisé ! Cette jeune Amérique et cette jeune Allemagne, sans oublier cette vieille Autriche et cette vieille Angleterre qui rajeunissent d’un quart de siècle tous les cent ans, auront des relations de moins en moins conciliantes et faciles. Peu d’alliances fermes, mais un plexus de traités et partant de litiges. La rivalité industrielle entre les empires est déjà très âpre ; il serait utopique de chercher de nos jours leur principe d’accord, ni comment cet accord pourra durer entre eux.

Quantum ferrum ! On ne voit au loin que ce fer. La civilisation occidentale a fait la faute immense d’armer les barbares, l’Abyssinie contre l’Italie, le Japon contre la Russie. Erreurs qui ne peuvent manquer d’engendrer à la longue de nouvelles suites d’erreurs. On a salué dans Guillaume II le prince généreux qui voulut grouper l’Europe contre les Jaunes. Et c’est lui qui arme les multitudes sauvages de l’Asie blanche et de l’Afrique noire contre l’Angleterre et la France. Mais, s’il est le coadjuteur de la Porte et le protecteur de l’Islam, il ne lui serait pas facile de ne pas l’être : les empires contemporains subissent de plus en plus cette loi de travailler contre leur commune racine, la chrétienté et la civilisation. C’est un des résultats de leur progrès matériel. À ne regarder que les intérêts, l’intérêt de la seule métallurgie en Allemagne, en Angleterre et en Amérique suffit à rendre chimérique toute union des civilisés, tout pacte civilisateur. Concurrence : d’où tremblement universel.

Eh bien ! dans cet état de choses, entre les éléments ainsi définis, ce tremblement et cette concurrence fourniraient justement le terrain favorable et le juste champ d’élection sur lequel une France pourrait manœuvrer, avec facilité et franchise, du seul fait qu’elle se trouverait, par sa taille et par sa structure, très heureusement établie à égale distance des empires géants et de la poussière des petites nations jalouses de leur indépendance. Les circonstances sont propices à l’interposition d’un État de grandeur moyenne, de constitution robuste et ferme comme la nôtre. Parce qu’elle doit rester puissamment agricole, la France peut apporter quelque mesure au développement industriel ; elle n’en est point serve.

Elle peut se développer et s’enrichir sur place presque indéfiniment, parce qu’elle dispose des plus belles terres d’Europe, qui sont encore bien loin d’être mises en valeur comme il conviendrait. Une politique favorable à nos dix-huit millions de ruraux, dont beaucoup sont propriétaires, nous concentrerait fortement dans le domaine de nos rois, et le péril d’être touché par le mouvement de désintégration universelle serait prévenu sans difficulté par un octroi spontané de larges libertés locales. Économiquement et politiquement, par l’agriculture et par la décentralisation, nous composerions l’État le plus uni, en même temps que le plus souple et le plus autonome de l’Europe. Tout fâcheux abus de politique impériale et coloniale nous serait interdit par cette heureuse constitution qui ouvrirait la voie à la plus belle, à la plus active, à la plus fructueuse des politiques d’influence, car notre roi, maître absolu de son armée, de sa marine et de sa diplomatie, jouirait de l’indépendance nécessaire pour guetter, chez autrui, l’inévitable excès de la politique orgueilleuse à laquelle les Allemands, les Russes, les Anglais et les Américains ne peuvent désormais échapper.

Cette période de guet, d’affût et de véritable recueillement pourrait être employée à un travail souterrain de correspondance, d’entente et d’organisation, pratiqué parmi les peuples de puissance secondaire, parmi les demi-faibles, affamés d’une sécurité moins précaire, aspirant à une existence mieux garantie. Chacun d’eux ne peut rien. Simplement coalisés, ils ne peuvent pas beaucoup plus, étant séparés l’un de l’autre par de trop grandes diversités d’intérêt. Une ligue à vingt têtes n’aurait au juste aucune tête. Il y faut une tête unique et puissante pourvu que sa puissance ne soit pas un effroi. Il y faut la tête d’une France bien ordonnée, c’est-à-dire couronnée par un roi de France. Pour fournir un réel service, cette France doit représenter l’alliance d’un État fort, complet, capable de présider avec une impartiale majesté le conseil de ses alliés et de ses clients, en mesure de faire exécuter les décisions communes et de donner des avis compris avec rapidité, tout en se défendant avec le plus grand soin de paraître imposer une autorité insolente.

(Saint-Louis qui fut sollicité de rendre son arbitrage entre les querelles européennes).   

Nous n’aurions pas à chercher ni à convier ; les États secondaires seraient comme chassés par la force des choses dans notre direction : nous les verrions s’enfuir vers nous. À nous donc de nous montrer assez vigoureux et d’être assez sages pour donner confiance, apparaître comme des protecteurs effectifs et non des tyrans. Cette ligue de menus peuples pourrait nous déférer son commandement militaire, et la politique éternelle des rois de France, volonté d’empêcher la Monarchie universelle ou l’accroissement excessif de telle ou telle coalition, recommencerait à rayonner efficacement de Paris. Comme jadis, en raison de l’infériorité numérique qui nous échut parfois sans nous procurer de désavantage réel, nous n’aurons peut-être pas sur la carte le volume des plus grandes puissances : nous en aurons l’autorité morale fondée sur une force vive supérieure.

Mieux que la Prusse ou le Piémont avant l’Unité, nous multiplierons nos valeurs par un habile emploi d’amis, de protégés, d’affranchis exercés et fortifiés par notre aide. Politique de générosité qui aura son intérêt propre autant que sa beauté, cette chevalerie nous élèvera à l’empire.

Le maximum de notre force intérieure ayant été atteint par la constitution de la Monarchie héréditaire, traditionnelle, antiparlementaire et décentralisée, nous aurons obtenu, par la constitution du robuste faisceau de nos amitiés, le maximum de notre force extérieure. Assurés de la force, la force ordonnée et qui dure, il deviendra possible d’en venir à l’action : l’action, soit immédiate, soit à long terme, pour la reprise de notre bien et l’action en vue d’une paix européenne et planétaire qui, mettant fin à l’anarchie barbare de nos races supérieures, mérite enfin d’être appelée la paix française, seule digne du genre humain.

Il n’est pas permis de marchander à l’œuvre de Bismarck, nationaliste prussien, ou de Disraëli, nationaliste anglais, l’admiration qu’elle comporte. Mais enfin, il y a quelque chose au-dessus, c’est l’œuvre d’un Metternich : son Europe, qui est celle de Richelieu, de Lionne, de Choiseul et de Vergennes, apparaît bien supérieure aux nationalités de Cavour et de Canovas. Cette Europe elle-même était inférieure à la chrétienté d’Urbain II et d’Innocent III. La chrétienté unie n’existant plus depuis la Réforme, il n’en subsiste pas moins une civilisation commune à sauvegarder. La France peut en être le soldat et le gendarme, comme le Siège catholique romain peut en redevenir le docteur et le promoteur. Le monde jaune organisé par le Japon, le monde sémitique ressuscitant, ici dans l’Internationale juive et ailleurs dans l’Islam, nous menacent de furieuses secousses, et tout le monde ne méprise pas l’apport intarissable des continents noirs : que de croisades pacifiques ou guerrières à organiser ! Et, si l’on est tenté de se croire isolé, qu’on se rappelle tout ce qui parle encore français et latin dans le monde, l’immense Canada et cette carrière infinie que nous ouvrent les Amériques du Centre et du Sud ! Ce n’est pas la matière qui se refusera à l’audace française. L’esprit français trouve à choisir entre d’innombrables objets. 

Charles Maurras

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Maurrassisme et Catholicisme

Maurrassisme et Catholicisme

La sainte Chapelle

Maurras s’explique ici, avec une hauteur de vue incomparable sur le grand respect qu’il voue – et avec lui toute l’Action française, croyants ou non – à l’Eglise catholique. Au temps où Maurras publie ce texte, comme au nôtre, cet attachement a provoqué une forme de critique venue des milieux modernistes – suspectant sa sincérité. Cette même mouvance s’emploie aujourd’hui à combattre tout ce qui, dans l’Eglise peut relever de la Tradition. Nous partageons aujourd’hui encore les analyses et les sentiments de Maurras envers le catholicisme. Force est de se poser la question : le catholicisme d’aujourd’hui est-il encore dans les faits celui que Maurras aimait et défendait ? Oui… La question se pose. 

I

On se trompe souvent sur le sens et sur la nature des raisons pour lesquelles certains esprits irréligieux ou sans croyance religieuse ont voué au Catholicisme un grand respect mêlé d’une sourde tendresse et d’une profonde affection. — C’est de la politique, dit-on souvent. Et l’on ajoute : — Simple goût de l’autorité. On poursuit quelquefois : — Vous désirez une religion pour le peuple… Sans souscrire à d’aussi sommaires inepties, les plus modérés se souviennent d’un propos de M. Brunetière : « L’Église catholique est un gouvernement », et concluent : vous aimez ce gouvernement fort.

Tout cela est frivole, pour ne pas dire plus. Quelque étendue que l’on accorde au terme de gouvernement, en quelque sens extrême qu’on le reçoive, il sera toujours débordé par la plénitude du grand être moral auquel s’élève la pensée quand la bouche prononce le nom de l’Église de Rome. Elle est sans doute un gouvernement, elle est aussi mille autres choses. Le vieillard en vêtements blancs qui siège au sommet du système catholique peut ressembler aux princes du sceptre et de l’épée quand il tranche et sépare, quand il rejette ou qu’il fulmine ; mais la plupart du temps son autorité participe de la fonction pacifique du chef de chœur quand il bat la mesure d’un chant que ses choristes conçoivent comme lui, en même temps que lui. La règle extérieure n’épuise pas la notion du Catholicisme, et c’est lui qui passe infiniment cette règle. Mais où la règle cesse, l’harmonie est loin de cesser. Elle s’amplifie au contraire. Sans consister toujours en une obédience, le Catholicisme est partout un ordre. C’est à la notion la plus générale de l’ordre que cette essence religieuse correspond pour ses admirateurs du dehors.

Il ne faut donc pas s’arrêter à la seule hiérarchie visible des personnes et des fonctions. Ces gradins successifs sur lesquels s’échelonne la majestueuse série des juridictions font déjà pressentir les distinctions et les classements que le Catholicisme a su introduire ou raffermir dans la vie de l’esprit et l’intelligence du monde. Les constantes maximes qui distribuent les rangs dans sa propre organisation se retrouvent dans la rigueur des choix critiques, des préférences raisonnées que la logique de son dogme suggère aux plus libres fidèles. Tout ce que pense l’homme reçoit, du jugement et du sentiment de l’Église, place proportionnelle au degré d’importance, d’utilité ou de bonté. Le nombre de ces désignations électives est trop élevé, leur qualification est trop minutieuse, motivée trop subtilement, pour qu’il ne semble pas toujours assez facile d’y contester, avec une apparence de raison, quelque point de détail. Où l’Église prend sa revanche, où tous ses avantages reconquièrent leur force, c’est lorsqu’on en revient à considérer les ensembles. Rien au monde n’est comparable à ce corps de principes si généraux, de coutumes si souples, soumis à la même pensée, et tel enfin que ceux qui consentirent à l’admettre n’ont jamais pu se plaindre sérieusement d’avoir erré par ignorance et faute de savoir au juste ce qu’ils devaient. La conscience humaine, dont le plus grand malheur est peut-être l’incertitude, salue ici le temple des définitions du devoir.

Cet ordre intellectuel n’a rien de stérile. Ses bienfaits rejoignent la vie pratique. Son génie prévoyant guide et soutient la volonté, l’ayant pressentie avant l’acte, dès l’intention en germe, et même au premier jet naissant du vœu et du désir. Par d’insinuantes manœuvres ou des exercices violents répétés d’âge en âge pour assouplir ou pour dompter, la vie morale est prise à sa source, captée, orientée et même conduite, comme par la main d’un artiste supérieur.

Pareille discipline des puissances du cœur doit descendre au delà du cœur. Quiconque se prévaut de l’origine catholique en a gardé un corps ondoyé et trempé d’habitudes profondes qui sont symbolisées par l’action de l’encens, du sel ou du chrême sacrés, mais qui déterminent des influences et des modifications radicales. De là est née cette sensibilité catholique, la plus étendue et la plus vibrante du monde moderne, parce qu’elle provient de l’idée d’un ordre imposé à tout. Qui dit ordre dit accumulation et distribution de richesses : moralement, réserve de puissance et de sympathie.

II

On pourrait expliquer l’insigne merveille de la sensibilité catholique par les seules vertus d’une prédication de fraternité et d’amour, si la fraternité et l’amour n’avaient produit des résultats assez contraires quand on les a prêchés hors du catholicisme. N’oublions pas que plus d’une fois dans l’histoire il arriva de proposer « la fraternité ou la mort » et que le catholicisme a toujours imposé la fraternité sans l’armer de la plus légère menace : lorsqu’il s’est montré rigoureux ou sévère jusqu’à la mort, c’est de justice ou de salut social qu’il s’est prévalu, non d’amour. Le trait le plus marquant de la prédication catholique est d’avoir préservé la philanthropie de ses propres vertiges, et défendu l’amour contre la logique de son excès. Dans l’intérêt d’une passion qui tend bien au sublime, mais dont la nature est aussi de s’aigrir et de se tourner en haine aussitôt qu’on lui permet d’être la maîtresse, le catholicisme a forgé à l’amour les plus nobles freins, sans l’altérer ni l’opprimer.

Par une opération comparable aux chefs-d’œuvre de la plus haute poésie, les sentiments furent pliés aux divisions et aux nombres de la Pensée ; ce qui était aveugle en reçut des yeux vigilants ; le cœur humain, qui est aussi prompt aux artifices du sophisme qu’à la brutalité du simple état sauvage, se trouva redressé en même temps qu’éclairé.

Un pareil travail d’ennoblissement opéré sur l’âme sensible par l’âme raisonnable était d’une nécessité d’autant plus vive que la puissance de sentir semble avoir redoublé depuis l’ère moderne. « Dieu est tout amour », disait-on. Que serait devenu le monde si, retournant les termes de ce principe, on eût tiré de là que « tout amour est Dieu » ? Bien des âmes que la tendresse de l’évangile touche, inclinent à la flatteuse erreur de ce panthéisme qui, égalisant tous les actes, confondant tous les êtres, légitime et avilit tout. Si elle eût triomphé, un peu de temps aurait suffi pour détruire l’épargne des plus belles générations de l’humanité. Mais elle a été combattue par l’enseignement et l’éducation que donnait l’Église : — Tout amour n’est pas Dieu, tout amour est « DE DIEU ». Les croyants durent formuler, sous peine de retranchement, cette distinction vénérable, qui sauve encore l’Occident de ceux que Macaulay appelle les barbares d’en bas.

Aux plus beaux mouvements de l’âme, l’Église répéta comme un dogme de foi : « Vous n’êtes pas des dieux ». À la plus belle âme elle-même : « Vous n’êtes pas un Dieu non plus ». En rappelant le membre à la notion du corps, la partie à l’idée et à l’observance du tout, les avis de l’Église éloignèrent l’individu de l’autel qu’un fol amour-propre lui proposait tout bas de s’édifier à lui-même ; ils lui représentèrent combien d’êtres et d’hommes, existant près de lui, méritaient d’être considérés avec lui : — n’étant pas seul au monde, tu ne fais pas la loi du monde, ni seulement ta propre loi. Ce sage et dur rappel à la vue des choses réelles ne fut tant écouté que parce qu’il venait de l’Église même. La meilleure amie de chaque homme, la bienfaitrice commune du genre humain, sans cesse inclinée sur les âmes pour les cultiver, les polir et les perfectionner, pouvait leur interdire de se choisir pour centre.

Elle leur montrait ce point dangereux de tous les progrès obtenus ou désirés par elle. L’apothéose de l’individu abstrait se trouvait ainsi réprouvée par l’institution la plus secourable à tout individu vivant. L’individualisme était exclu au nom du plus large amour des personnes, et ceux-là mêmes qu’entre tous les hommes elle appelait, avec une dilection profonde, les humbles, recevaient d’elle un traitement de privilège, à la condition très précise de ne point tirer de leur humilité un orgueil, ni de la sujétion le principe de la révolte. 

La douce main qu’elle leur tend n’est point destinée à leur bander les yeux. Elle peut s’efforcer de corriger l’effet d’une vérité âpre. Elle ne cherche pas à la nier ni à la remplacer par de vides fictions. Ce qui est : voilà le principe de toute charitable sagesse. On peut désirer autre chose. Il faut d’abord savoir cela. Puisque le système du monde veut que les plus sérieuses garanties de tous les « droits des humbles » ou leurs plus sûres chances de bien et de salut soient liées au salut et au bien des puissants, l’Église n’encombre pas cette vérité de contestations superflues. S’il y a des puissants féroces, elle les adoucit, pour que le bien de la puissance qui est en eux donne tous ses fruits ; s’ils sont bons, elle fortifie leur autorité en l’utilisant pour ses vues, loin d’en relâcher la précieuse consistance. Il faudrait se conduire tout autrement si notre univers était construit d’autre sorte et si l’on pouvait y obtenir des progrès d’une autre façon. Mais tel est l’ordre. Il faut le connaître si l’on veut utiliser un seul de ses éléments. Se conformer à l’ordre abrège et facilite l’œuvre. Contredire ou discuter l’ordre est perdre son temps. Le catholicisme n’a jamais usé ses puissances contre des statuts éternels ; il a renouvelé la face de la terre par un effort d’enthousiasme soutenu et mis en valeur au moyen d’un parfait bon sens. Les réformateurs radicaux et les amateurs de révolution n’ont pas manqué de lui conseiller une autre conduite, en le raillant amèrement de tant de précautions. Mais il les a tranquillement excommuniés un par un.

III

L’Église catholique, l’Église de l’Ordre, c’étaient pour beaucoup d’entre nous deux termes si évidemment synonymes qu’il arrivait de dire : « un livre catholique » pour désigner un beau livre, classique, composé en conformité avec la raison universelle et la coutume séculaire du monde civilisé ; au lieu qu’un « livre protestant » nous désignait tout au contraire des sauvageons sans race, dont les auteurs, non dépourvus de tout génie personnel, apparaissaient des révoltés ou des incultes. Un peu de réflexion nous avait aisément délivrés des contradictions possibles établies par l’histoire et la philosophie romantiques entre le catholicisme du Moyen-Âge et celui de la Renaissance. Nous cessions d’opposer ces deux périodes, ne pouvant raisonnablement reconnaître de différences bien profondes entre le génie religieux qui s’était montré accueillant pour Aristote et pour Virgile et celui qui reçut un peu plus tard, dans une mesure à peine plus forte, les influences d’Homère et de Phidias. Nous admirions quelle inimitié ardente, austère, implacable, ont montrée aux œuvres de l’art et aux signes de la beauté les plus résolus ennemis de l’organisation catholique.

Luther est iconoclaste comme Tolstoï, comme Rousseau. Leur commun rêve est de briser les formes et de diviser les esprits. C’est un rêve anti-catholique. Au contraire, le rêve d’assembler et de composer, la volonté de réunir, sans être des aspirations nécessairement catholiques, sont nécessairement les amis du catholicisme. À tous les points de vue, dans tous les domaines et sous tous les rapports, ce qui construit est pour, ce qui détruit est contre ; quel esprit noble ou quel esprit juste peut hésiter ?

Chez quelques-uns, que je connais, on n’hésita guère. Plus encore que par sa structure extérieure, d’ailleurs admirable, plus que par ses vertus politiques, d’ailleurs infiniment précieuses, le catholicisme faisait leur admiration pour sa nature intime, pour son esprit. Mais ce n’était pas l’offenser que de l’avoir considéré aussi comme l’arche du salut des sociétés. S’il inspire le respect de la propriété ou le culte de l’autorité paternelle ou l’amour de la concorde publique, comment ceux qui ont songé particulièrement à l’utilité de ces biens seraient-ils blâmables d’en avoir témoigné gratitude au catholicisme ? Il y a presque du courage à louer aujourd’hui une doctrine religieuse qui affaiblit la révolution et resserre le lien de discipline et de concorde publique, je l’avouerai sans embarras. Dans un milieu de politiques positivistes que je connais bien, c’est d’un Êtes vous catholiques ? que l’on a toujours salué les nouveaux arrivants qui témoignaient de quelque sentiment religieux. Une profession catholique rassurait instantanément et, bien qu’on n’ait jamais exclu personne pour ses croyances, la pleine confiance, l’entente parfaite n’a jamais existé qu’à titre exceptionnel hors de cette condition.

La raison en est simple en effet, dès qu’on s’en tient à ce point de vue social. Le croyant qui n’est pas catholique dissimule dans les replis inaccessibles du for intérieur un monde obscur et vague de pensées ou de volontés que la moindre ébullition, morale ou immorale, peut lui présenter aisément comme la voix, l’inspiration et l’opération de Dieu même.

Aucun contrôle extérieur de ce qui est ainsi cru le bien et le mal absolus. Point de juge, point de conseil à opposer au jugement et au conseil de ce divin arbitre intérieur. Les plus malfaisantes erreurs peuvent être affectées et multipliées, de ce fait, par un infini. Effrénée comme une passion et consacrée comme une idole, cette conscience privée peut se déclarer, s’il lui plaît, pour peu que l’illusion s’en mêle, maîtresse d’elle-même et loi plénière de tout : ce métaphysique instrument de révolte n’est pas un élément sociable, on en conviendra, mais un caprice et un mystère toujours menaçant pour autrui.

Il faut définir les lois de la conscience pour poser la question des rapports de l’homme et de la société ; pour la résoudre, il faut constituer des autorités vivantes chargées d’interpréter les cas conformément aux lois. Ces deux conditions ne se trouvent réunies que dans le catholicisme. Là et là seulement, l’homme obtient ses garanties, mais la société conserve les siennes : l’homme n’ignore pas à quel tribunal ouvrir son cœur sur un scrupule ou se plaindre d’un froissement, et la société trouve devant elle un grand corps, une société complète avec qui régler les litiges survenus entre deux juridictions semblablement quoique inégalement compétentes. L’Église incarne, représente l’homme intérieur tout entier ; l’unité des personnes est rassemblée magiquement dans son unité organique. L’État, un lui aussi, peut conférer, traiter, discuter et négocier avec elle. Que peut-il contre une poussière de consciences individuelles, que les asservir à ses lois ou flotter à la merci de leur tourbillon ?   

Charles Maurras

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A propos de l’empirisme organisateur par Charles Maurras

A propos de l’empirisme organisateur par Charles Maurras

Depuis l’âge où l’on croit penser, je n’ai jamais imaginé que les théories fissent naître les institutions. Mais, il est vrai, je ne saurais non plus contester la puissance d’une doctrine juste dans l’esprit d’un homme d’État, aucun fatalisme historique n’ayant jamais été mon fait. Si l’on veut, j’eus des « théories », et si l’on veut, j’en ai encore : mais, de tout temps, ces théories ont mérité leur nom, qui en montre la prudence et l’humilité, elles s’appellent l’Empirisme organisateur, c’est à dire la mise à profit des bonheurs du passé en vue de l’avenir que tout esprit bien né souhaite à son pays.

Maurras

L’examen des faits sociaux naturels et l’analyse de l’histoire politique conduisent à un certain nombre de vérités certaines, le passé les établit, la psychologie les explique et le cours ultérieur des événements contemporains les confirme et les reconnaît ; moyennant quelque attention et quelque sérieux, il ne faut pas un art très délié pour faire une application correcte de ces idées, ainsi tirées de l’expérience, et que les faits nouveaux dégagés d’une expérience postérieure ont les plus grandes chances de vérifier.
La déduction est en ce cas la suite naturelle des inductions bien faites. Le sens critique éveillé dans la première partie de l’opération n’éteint pas son flambeau pendant les mystères de la seconde puisqu’il est convoqué au départ et à l’arrivée
Nous ne sommes pas métaphysiciens. Nous savons que les besoins peuvent changer. Il peut y avoir un moment où les hommes éprouvent la nécessité de se garantir contre l’arbitraire par des articles de loi bien numérotés. Il est d’autres moments où cette autorité impersonnelle de la loi écrite leur paraît duperie profonde.
Dans le premier cas, ils réclament des constitutions.
Dans le second cas, les statuts leur paraissent importer de moins en moins, c’est à la responsabilité vivante des personnes qu’on s’intéresse, et à leur action.
La méthode qui me sembla toujours la mieux accordée aux lois de la vie n’a jamais délivré un quitus général au « bloc » de ce que les Pères ont fait. En accordant à leurs personnes un respect pieux, l’esprit critique se réserve d’examiner les œuvres et les idées.

Mais l’esprit critique voit clair : l’esprit révolutionnaire ne sait ni ne veut regarder : Du passé faisons table rase, dit sa chanson. Je hais ce programme de l’amnésie.
Non, point de table rase. Cependant, libre voie !

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Jean-Jacques faux prophète par Charles Maurras

Jean-Jacques faux prophète par Charles Maurras

Voici un texte par lequel Maurras, au cours d’une controverse avec Henri Guillemin, précise et sa pensée sur Jean-Jacques Rousseau

Henri Guillemin (1) a repris dans la Gazette de Lausanne (2) sa violente offensive en faveur de Rousseau. Il m’a mis en cause deux fois. La première m’a laissé silencieux, pensant qu’il valait mieux, en ce moment, que deux Français ne donnent pas le spectacle de leur dispute par-dessus la frontière, devant un public en partie étranger. M. Henri Guillemin revient à la charge. Allons-y.

M. Guillemin veut que la raison profonde de mon « aversion pour Rousseau » tienne à ce qu’il « apportait Dieu » (3). Ces mots sont la couronne de son article, c’en est le plus bel ornement. Ce n’est qu’un ornement. Car ou bien Dante et Bossuet n’apportaient pas Dieu, ou bien j’ai Dante et Bossuet en aversion. Les deux invraisemblances devraient faire réfléchir M. Henri Guillemin.

Je hais dans Rousseau le mal qu’il a fait à la France et au genre humain, le désordre qu’il a apporté en tout et, spécialement, dans l’esprit, le goût, les idées, les mœurs et la politique de mon pays. Il est facile de concevoir qu’il ait dû apporter le même désordre sur le plan religieux.

Mais, dit-on, les matérialistes de l’Encyclopédie l’ont détesté et persécuté parce qu’il avait des « principes religieux ». Soit. Il en avait par rapport à eux. Mais l’immense majorité de la France catholique du XVIIIe siècle voyait dans sa doctrine ce que les théologiens appellent le Déisme : une immense diminution de leur foi, et, de ce point de vue, ce qu’il avait de plus ou de mieux que d’Holbach et que Hume se chiffre par un moins et un pis par rapport à cette foi générale d’un grand peuple ou l’incrédulité n’était qu’à la surface d’un petit monde très limité.

On ajoute que Rousseau ralluma le sentiment religieux. Ici ? Ou là ? Cela a été possible ici, mais non là ; car là, il l’affadit, l’amollit, le relâcha, le décomposa. M. Henri Guillemin reproche aux ennemis de Rousseau leurs contradictions, il néglige celles de son client. Quand la contradiction est dans les choses et dans les hommes, il faut bien que ce que l’on en dit la reflète.

Ce n’est la faute de personne si la liberté est le contraire de l’oppression, et si néanmoins l’individualiste liberté des Droits de l’Homme mena tout droit à la Terreur : le jacobin ne fut qu’un libéral, heurté et irrité par la résistance de la nature des hommes, lesquels, dès lors, ne lui semblèrent que des monstres à guillotiner.

Ce n’est pas la faute du bien s’il est le contraire du mal, et si pourtant un homme qui est ivre ou fou d’optimisme et de philanthropie devient, au premier heurt de la nature ou de la société — du Réel, un misanthrope atrabilaire.

Ce n’est la faute de personne si, la Tradition étant le contraire de la Révolution, Rousseau s’est montré tour à tour traditionnel et révolutionnaire, car tantôt il suivait le faux brillant de ses imaginations, et tantôt un autre caprice de sa fantaisie lui faisait parler le langage de tout le monde : mais ce ne sont pas ses propos de sens commun qui ont agi sur son siècle, c’est le Contrat social, c’est le Discours sur l’inégalité des conditions, c’est toute la partie de son œuvre ou l’absurdité la plus dangereuse est codifiée.

« Au commencement de ma carrière », d’après M. Guillemin (exactement, en effet, dans un article de 1899), j’ai comparé Rousseau et les roussiens aux prophètes juifs. J’ai eu tort. J’aurais dû dire: aux faux prophètes. Un quart de siècle plus tard, réimprimant le même morceau — page 6 de la préface de Romantisme et révolution (4) parue en 1923 — j’ai écrit « faux prophètes ». Cette correction traduisait beaucoup mieux ma pensée. Ce que je voulais ainsi montrer dans Rousseau c’était le cas-type de l’insurgé contre toutes les hiérarchies, le cas essentiel de l’individualisme anarchique. Les vrais prophètes poursuivaient de leurs invectives le sacerdoce, la royauté et principalement tous les pouvoirs constitués, sociaux et moraux, mais ils le faisaient par une inspiration directe du Roi des rois et de la Puissance suprême. Au contraire, les faux prophètes (et le diable sait s’ils furent nombreux en Israël !) exprimaient contre les pouvoirs réguliers leurs passions, leurs fantaisies, leurs intérêts ou leurs pitoyables raisonnements, tout comme Rousseau, avec qui leur ressemblance est constante, quant à la frénésie, aux rêveries, aux révoltes, tout l’esprit révolutionnaire de l’Orient. Sans doute, ces contrefacteurs se prévalent-ils aussi de la divinité, mais les caractères qu’ils lui donnent sont d’une qualité sur laquelle il est difficile de se tromper : ce n’est pas Dieu.

Je finirai par deux signes d’un étonnement profond.

Premier point. Comment l’expérience du roussisme depuis 200 ans n’a-t-elle pas illuminé l’unanimité des Français ? Que Rousseau ait été tout ce qu’on voudra, il n’est pas niable qu’il est à l’origine de notre première Révolution, celle qui a emporté tous nos premiers remparts, bouleversé notre premier fond national. Qu’il n’en ait pas été le seul inspirateur, nul ne le conteste. Mais son apport fut le décisif : son tour sentimental, son accent de vertu fut capable d’accréditer beaucoup de choses suspectes et d’en inspirer d’autres plus pernicieuses et plus vicieuses encore. Son trouble génie multipliait le trouble hors de lui. C’est là ce qui fit sa plus grande puissance pour le mal. Napoléon n’aurait point fait tant de mal non plus, avec tout son génie et toute son énergie, sans le mélange de son esprit constructeur avec l’héritage révolutionnaire : aussi bien, disait-il lui-même, que, peut-être, eût-il mieux valu que Rousseau et lui n’eussent jamais existé. Encore un coup, ce jugement devrait faire réfléchir tous les Français. En vérité, au degré ou voilà le pays déchu, ce n’est pas le moment de ramener qui que ce soit à l’école de Rousseau ni de réhabiliter celui-ci (5).

Second point. Seconde stupeur. Comment des hommes de mœurs irréprochables et même sévères et pures — comment des maîtres de la jeunesse peuvent-ils honorer l’auteur d’un livre comme les Confessions ? Un personnage comme le héros des Confessions ? Et l’esprit de ce livre où l’humilité même sent l’orgueil ou sent la révolte ! Il m’a toujours donné un malaise affreux. Peu suspect de bégueulerie et au risque d’être traité de renchéri et de coquebin, je dois dire que l’épisode de Mme de Warens me lève le cœur ; ni le nom de « maman » qu’il donne à sa maîtresse, ni le trépas odoriférant de la dame initiatrice, ni le récit de tout cela, écrit, signé et publié, ne peut manquer de m’administrer, à chaque lecture, un égal sentiment de l’odieux, du ridicule et du dégoût. Ai-je assez blasphémé ! Et maintenant, voici ma tête, cher Monsieur Henri Guillemin.

Dans le moment où M. Guillemin poussait sa pointe, une occasion m’était donnée, en Suisse même, de préciser ma pensée sur Jean-Jacques.

Au cours d’une réception au Cercle des Arts de Genève qui avait suivi ma conférence sur Maurice Barrès, M. Albert Rheinwald, président du Cercle, rappela délicatement que Barrès lui envoyant, en 1917, la plaquette contenant le discours prononcé à la Chambre le 11 juillet 1912 contre l’octroi des crédits pour la célébration du deuxième centenaire de Jean-Jacques, avait ajouté : « En jugeant durement Jean-Jacques, je juge et condamne une partie de moi-même. » Et M. Rheinwald s’adressant à moi, poursuivait : « Selon vous, pour restaurer l’ordre français, il faudra s’inspirer de l’ordre grec… Hélas, je vois bien qu’alors ce genevois Rousseau n’aura plus droit au chapitre. Oserai-je dire que ce sera dommage ? Car enfin s’il faut éliminer Rousseau, c’est Chateaubriand et Lamartine et c’est Hugo qu’il faut éliminer aussi. Et c’est encore Delacroix… Pourquoi ne pas voir ce qu’il y a de sagesse dans le romantisme éternel ? »

À cette double interrogation et en remerciant mon aimable interlocuteur d’avoir si bien senti et dit comment un grand poète, doublé d’un grand citoyen, avait été capable de condamner une « part de lui-même » sur les exigences de l’ordre français, je ne me sentis point gêné d’avoir à ajouter que, si un tournoi sur le Romantisme et la Grèce excédait les mesures de la soirée, je tenais à ne pas refuser celle rencontre sur Rousseau. « Là, soulignais-je, il faudrait d’abord bien savoir ce que l’on veut débattre de précis. On nous objecte quelquefois que Rousseau donna d’excellents conseils politiques et les plus traditionnels du monde aux Corses et aux Polonais. Mais ce ne sont pas ces conseils qui ont agi sur nos Constituants ni sur Robespierre… Ce n’est pas avec ces conseils-là que Rousseau pesa sur son siècle, ni qu’il troubla l’ordre français. Quant à reconnaître une part de soi-même dans ce que l’on condamne, c’est le sort commun : je pourrais, tout indigne, vous réciter par cœur des tirades de La Nouvelle Héloïse… Qu’est-ce que cela prouve ? Le talent littéraire de son auteur. Bossuet a fait deux grands élèves au XVIIIe, Buffon et Rousseau. Les erreurs et les fautes de la pensée sont séparables de la beauté des cadences. Il importe en toute chose de distinguer pour ne pas confondre, sans quoi nous résorberions au chaos primitif, et l’excellence de cette liqueur russe [c’était un petit verre que mes hôtes m’avaient versé] nous ferait aimer les bolchevistes, à moins que leur méchanceté ne nous fasse haïr cet excellent kummel… Préservons nos pays de ces confusions, vraies mères des querelles et des révolutions ; gardons l’esprit libre et critique, notre goût, notre sens de l’amitié des hommes, et surtout honorons la grâce, en vérité, suprême et toute nationale, avec laquelle un Français de génie sut inventer les plus délicates formules pour exprimer un dissentiment, l’atténuer et, quand il le fallait, soit l’ennoblir, soit le faire oublier. »

15 avril 1942

Charles Maurras

(1) Henri Guillemin, 1903-1992, fut au sortir de l’École normale supérieure, où il se lia avec Jean-Paul Sartre, le secrétaire de Marc Sangnier. À ce titre Maurras et lui, après l’âpre et longue polémique entre l’Action française et le Sillon, n’étaient pas des inconnus quand en 1942 Guillemin fuit la France pour s’installer en Suisse. C’est de Neuchâtel que Guillemin écrit plusieurs articles auxquels Maurras répond par notre texte dans L’Action française du 16 avril 1942. Ce texte a ensuite été repris en 1944 dans le recueil Poésie et Vérité d’où nous le reprenons. (n.d.é.)

(2) Journal d’orientation libérale, il commence à peine durant la guerre à devenir l’institution que sa rubrique culturelle fera de lui jusque dans les années soixante. (n.d.é.)

(3) Soyons reconnaissants à Ch. Maurras, écrivait M. Guillemin, de n’avoir point dissimulé, quant à lui, dans les premiers temps de sa carrière, la source la plus profonde de l’exécration qu’il porte à Rousseau. Jean-Jacques possédé d’une « rage mystique », « aventurier nourri de révolte hébraïque », apparut parmi nous « comme un de ces énergumènes qui, vomis du désert… promenaient leurs mélancoliques hurlements dans les rues de Sion » (A. F. 15 octobre 1899). Énergumène ? C’était bien ainsi que Voltaire, en effet, s’exprimait sur le compte de Jean-Jacques dans sa Guerre de Genève : « …ce sombre énergumène, cet ennemi de la nature humaine ». « Il leur apportait Dieu — disait Victor Hugo en parlant de Gwynplaine chez les Lords. Qu’était-ce que cet intrus ? »(Gazette de Lausanne, 12 avril 1942.)

(4) Romantisme et Révolution, volume qui reprend en fait L’Avenir de l’intelligence et Trois idées politiques, vaut surtout par cette préface. (n.d.é.)

(5) Depuis que ces lignes ont été écrites, M. Henri Guillemin a confié à J. L. Ferrero que son sentiment sur Rousseau s’était modifié. « D’emblée, avec chaleur, écrit M. Ferrero, M. Guillemin répond avec rapidité aux questions et objections que lui posent à bâtons rompus ses interlocuteurs. C’est d’abord une amende honorable : s’il avait à refaire sa conférence sur Rousseau, il n’en prononcerait plus le même panégyrique. Certaines découvertes l’ont fait déchanter. Le cas Rousseau apparaît plus complexe encore qu’il ne croyait. En l’occurrence, il s’agit de lettres à Mme d’Houdetot, des années 1756-57. Années cruciales pour Jean-Jacques. » Ainsi se perd-on et se reperd-on dans le détail. L’essentiel seul importe.

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Notre maîtresse en politique c’est l’expérience par Charles Maurras

Notre maîtresse en politique c’est l’expérience par Charles Maurras

L’expérience ressemble à la Muse, elle est la fille de Mémoire.

L’histoire n’est pas une épreuve de cabinet : cependant ses répétitions indéniables, en des circonstances tantôt identiques et tantôt diverses, permettent de dresser, avec une rigueur satisfaisante, des tableaux de présence, d’absence et de variations comparables à ceux qui favorisent le progrès de l’étude de la nature. On a beau soutenir sur le papier, qui souffre tout, l’originalité absolue, l’unicité des phénomènes historiques. Ils sont originaux, ils sont uniques, mais leur suite ne l’est pas.
Bainville admirait le tableau des monotones « suites » du monde et les stables vertus du composé humain. Les va et vient de l’histoire portent des constantes telles que, bien conduite, elle permet des prévisions sans souffrir de dérogations.
L’expérience de l’histoire contient la science et l’art de ce genre de découvertes : si nulle idée préconçue n’en a réglé le développement, le résultat s’est trouvé être et est de plus en plus favorable aux idées de contre révolution, d’antilibéralisme, d’antidémocratie. L’expérience de l’histoire est pleine des charniers de la liberté et des cimetières de l’égalité.

La constante humaine enseignée par l’histoire

L’art de bien veiller sur la sécurité des peuples rejoint les principes directeurs de tous les arts élémentaires ; la première vérité dont un philosophe ou un magistrat doive se pénétrer est que le monde se modifie avec une extrême lenteur, si toutefois il se modifie. Les parties variables sont les moins importantes. Ce qui importe apparaît constant. C’est sur les grands traits généraux de la constance humaine qu’il est urgent de nous régler toutes les fois que nous songeons à quelque arrangement d’avenir.
A force de nous montrer des masses qui évoluent et des aspects qui se transforment, on nous cache les ouvriers de l’évolution et les artisans de la transformation. Sans les chefs, sans les saints, sans les héros, sans les rois, l’histoire est inintelligible. Une nation se compose de nations, une race de races, un État d’États. Qu’il s’agisse de la féodalité, des communes ou de l’Église, la vraie vie n’est point dans les membres successifs, accidentels et éphémères, mais dans les liaisons invisibles qui donnent à l’ensemble quelque unité. C’est de cela non d’autre chose qu’il faut écrire l’histoire : l’histoire de France et non l’histoire des Français.
L’histoire universelle en son détail est impossible. La loi d’ensemble qui la simplifierait et la condenserait en une grande et forte leçon, cette loi générale ne me paraît pas découverte. L’historien utile sait isoler un fait, circonscrire une action, décrire un personnage : le fait, l’action, le personnage qui peuvent permettre de saisir un comment des choses humaines. Le champ de notre expérience en est augmenté et nous sommes mieux en mesure de comprendre et d’interpréter les faits présents et à venir.
Bien que les cas, les faits soient en nombre infini, si cependant vous connaissez avec un peu de détail et à fond la manière dont Chicago, Athènes et Quimper Corentin se sont développés, vous avez la chance de vous rendre compte aisément de la courbe suivie par la plupart des autres villes et des autres États. Certes, il faut toujours vous attendre à quelque surprise : la nature et l’histoire sont pleines de pièges tendus à la fatuité des mortels. Mais cette vérité est aussi contenue dans l’histoire d’Athènes, de Quimper et de Chicago…
Si pour faire une fable, vous prenez dans la main une pincée de sable et que vous écoutiez le murmure confus des atomes innombrables, vous vérifierez si vous êtes sage, que, sur cent voix, quatre vingt dix neuf conseillent : d’avoir confiance. La centième dit : méfie toi, et le double conseil est juste, rien ne se faisant sans critique, rien sans foi.

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