L’avenir du nationalisme français par Charles Maurras

L’avenir du nationalisme français par Charles Maurras

Grands textes

Le tome II des Œuvres capitales de Charles Maurras, se termine par L’Avenir du nationalisme français, texte court et très actuel. Maurras y démontre comment « le nationalisme français se reverra, par la force des choses…». Force des choses qui, aujourd’hui s’exerce sur la France avec intensité. L’espérance en politique est bien la reine !

Rien n’est fait aujourd’hui, tout sera fait demain(1).

Il ne reste donc plus au Français conscient qu’à agir pour que sa volonté soit faite et non une autre : non celle de l’Oligarchie, non celle de l’Étranger(2).

[…] Reste le rude effort d’action pratique et réelle, celui qui a voulu maintenir en fait une France, lui garder son bien, la sauver de son mal, résoudre au passage ses crises. C’est un service trop ancien et trop fier de lui-même pour que l’œuvre amorcée en soit interrompue ni ralentie. Ceux qui sont de l’âge où l’on meurt savent qu’elle dépend d’amis en qui l’on peut avoir confiance, car, depuis plus de quarante ans, ils répètent avec nous : par tous les moyens, même légaux. Ayant travaillé ainsi « pour 1950 », ils travailleront de même pour l’an 2000, car ils ont dit dès le début : pour que la France vive, vive le Roi !

L’espérance ne se soutiendrait pas si le sens national n’en était pas soutenu en première ligne. Mais là aussi je suis tranquille.

Il est beaucoup question d’abandonner en tout ou en partie la souveraineté nationale. Ce sont des mots. Laissons-les aux professeurs de Droit. Ces messieurs ont si bien fait respecter leur rubrique, intus et in cute (3), ces dernières années, qu’on peut compter sur eux pour ajouter du nouveau à tous les plus glorieux gâchis de l’intelligence (4). Les trésors du réel et ses évidences sont plus forts qu’eux. Ce qu’ils déclarent périmé, ce qu’ils affectent de jeter par-dessus bord ne subira pas plutôt l’effleurement d’une égratignure ou d’une menace un peu concrète, vous verrez l’éclat de la réaction ! […] Preuve que rien ne vit comme le sens de la nation dans le monde présent. Ceux qui voudront en abandonner une part ne feront rien gagner à Cosmopolis : ils engraisseront de notre héritage des nationalités déjà monstrueuses. Les plus grands faits dont nous soyons contemporains sont des faits nationaux : la prodigieuse persévérance de l’Angleterre dans l’être anglais aux années 1940-1945, l’évolution panslaviste ou plutôt panrusse des Soviets, la résistance que la Russie rencontre chez les nations qu’elle a cru s’annexer sous un double vocable de race et de secte, l’éclosion de la vaste conscience américaine, le retour à la vie du nazisme allemand, sont tous des cas de nationalisme suraigu. Tous ne sont pas recommandables. Nous aurions été fous de les imiter ou de les désirer tous. Nous serions plus insensés de ne pas les voir, qui déposent de la tendance universelle. En France, le patriotisme en avait vu de toutes les couleurs après la victoire de Foch : que d’hostilité et que de disgrâces ! De grands partis caractérisés par leurs « masses profondes », étaient lassés ou dégoûtés du vocabulaire français, il n’y en avait plus que pour le charabia marxiste. À peine l’Allemand a-t-il été campé chez nous, toutes ses offres de bon constructeur d’Europe ont été repoussées et le Français, bourgeois, paysan, ouvrier ou noble n’a connu à très peu d’exemples près, que le sale boche ; l’esprit national s’est refait en un clin d’œil. La patrie a dû avaliser la souillure de beaucoup d’hypocrisies politiciennes. L’usage universel de ce noble déguisement est une preuve de plus de sa valeur et de sa nécessité, qui est flagrante : on va le voir.

Le nationalisme de mes amis et le mien confessent une passion et une doctrine. Une passion pieuse, une doctrine motivée par des nécessités humaines qui vont grandissant. La plupart de nos concitoyens y voient une vertu dont le culte est parfois pénible, toujours plein d’honneur. Mais, parmi les autres Français, surtout ceux du pays légal, distribués entre des partis, on est déjà et l’on sera de plus en plus acculé au nationalisme comme au plus indispensable des compromis. Plus leurs divisions intéressées se multiplient et s’approfondissent, plus il leur faut, de temps à autre, subir le rappel et l’ascendant plus qu’impérieux du seul moyen qu’ils aient de prolonger leur propre pouvoir. Ce moyen s’appelle la France.

[…] Comment l’éviter quand tout le reste les sépare ? Sur quel argument, sur quel honnête commun dénominateur discuter hors de là ? Il n’y a plus de mesure entre l’économie bourgeoise et l’économie ouvrière. Ouvrier et bourgeois sont des noms de secte. Le nom du pays est français. C’est bien à celui-là qu’il faut se référer. Qu’est-ce qui est avantageux au pays ? Si l’on adopte ce critère du pays, outre qu’il est sous-entendu un certain degré d’abjuration des erreurs partisanes, son essentiel contient toute notre dialectique, celle qui pose, traite, résout les problèmes politiques pendants du point de vue de l’intérêt national : il faut choisir et rejeter ce que rejette et choisit cet arbitre ainsi avoué.

Il n’y a certes là qu’un impératif limité. Les partis en lutte feront toujours tout pour s’adjuger le maximum en toute propriété. Mais leur consortium n’est rien s’il ne feint tout au moins des références osant aller plus loin que la partialité collective. S’y refuse-t-il ? Son refus peut donner l’éveil au corps et à l’esprit de la nation réelle, et le point de vue électoral lui-même en peut souffrir. Si ces diviseurs nés font au contraire semblant de croire à l’unité du compromis nationaliste, tout spectateur de bonne foi et de moyenne intelligence en sera satisfait.

Donc, avec douceur, avec violence, avec lenteur ou rapidité, tous ces partis alimentaires, également ruineux, ou périront de leur excès, ou, comme partis, ils devront, dans une certaine mesure, céder à l’impératif ou tout au moins au constat du nationalisme. L’exercice le renforcera. La fonction, sans pouvoir créer l’organe, l’assouplira et le fortifiera. Les doctrines des partis se verront ramenées, peu à peu, plus ou moins, à leurs éléments de Nuées et de Fumées auxquelles leur insuccès infligera un ridicule croissant. Leur foi ne sera bientôt plus qu’un souvenir sans vertu d’efficacité, trace matérielle tendant à s’effacer, car on rira de plus en plus de ces antiquailles, aux faux principes qui voulaient se faire préférer aux colonies et aux métropoles et qui mènent leur propre deuil. […]

Alors pourra être repris quelque chose de très intéressant : le grand espoir de la nation pour déclasser et fusionner ses partis.

[…] Un mouvement de nationalisme français ne sera complet que par le retour du roi. En l’attendant, les partis se seront relâchés de leur primatie et, par l’effet de leurs abus, les mœurs auront repris tendance à devenir françaises, l’instinct et l’intérêt français auront reparu à leur rang.
Il ne faut pas se récrier à ce mot d’intérêt. Fût-il disgracieux, c’est le mot juste. Ce mot est plein de force pour nous épargner une grave erreur qui peut tout ruiner.

Si au lieu d’apaiser les oppositions et de les composer sur ce principe d’intérêt, on a honte, on hésite et qu’on se mette à rechercher des critères plus nobles, dans la sphère des principes moraux et sacrés propres aux Morales et aux Religions, il arrivera ceci : comme en matière sociale et politique les antagonismes réels de la conscience moderne sont nombreux et profonds, comme les faux dogmes individualistes sur l’essentiel, famille, mariage, association contredisent à angle droit les bonnes coutumes et les bonnes traditions des peuples prospères qui sont aussi les dogmes moraux du catholicisme, il deviendra particulièrement difficile, il sera impossible de faire de l’unité ou même de l’union dans cet ordre et sur ce plan là. Ou si on l’entreprend, on essuiera une contradiction dans les termes dont l’expérience peut déjà témoigner.

Ces principes contraires peuvent adhérer, eux, à un arrangement, mais non le tirer de leur fond, non le faire, ni se changer, eux divisés, eux diviseurs, en principes d’arrangement.

Ces principes de conciliation ne sont pas nombreux. Je n’en connais même qu’un.

Quand, sur le divorce, la famille, l’association, vous aurez épuisé tous les arguments intrinsèques pour ou contre tirés de la raison et de la morale, sans avoir découvert l’ombre d’un accord, il vous restera un seul thème neutre à examiner, celui de savoir ce que vaut tout cela au point de vue pratique de l’intérêt public. Je ne dis pas que cet examen soit facile, limpide ou qu’il ne laisse aucune incertitude. Il pourra apporter un facteur de lumière et de paix. Mais si, venu à ce point-là, vous diffamez la notion d’intérêt public, si vous désavouez, humiliez, rejetez ce vulgaire compromis de salut public, vous perdez la précieuse union positive qui peut en naître et, vous vous en étant ainsi privés, vous vous retrouvez de nouveau en présence de toutes les aigreurs qui naîtront du retour aux violentes disputes que l’intérêt de la paix sociale aurait amorties.

On a beau accuser l’intérêt national et civique de tendre sournoisement à éliminer ce que l’on appelle, non sans hypocrisie, le Spirituel : ce n’est pas vrai. […] La vérité est autre. Nous avons appelé et salué au premier rang des Lois et des Idées protectrices toutes les formes de la Spiritualité, en particulier catholique, en leur ouvrant la Cité, en les priant de la pénétrer, de la purifier, de la pacifier, de l’exalter et de la bénir. En demandant ainsi les prières de chacune, en honorant et saluant leurs bienfaits, nous avons rendu grâces à tous les actes précieux d’émulation sociale et internationale que ces Esprits pouvaient provoquer. Si, en plus, nous ne leur avons pas demandé de nous donner eux-mêmes l’accord désirable et désiré, c’est qu’ils ne le possèdent pas, étant opposés entre eux : le Spirituel, à moins d’être réduit à un minimum verbal, est un article de discussion. Le dieu de Robespierre et de Jean-Jacques n’est pas le Dieu de Clotilde et de saint Rémy. Le moral et le social romains ne sont pas ceux de Londres et de Moscou. Vouloir les fondre, en masquant ce qu’ils ont de contraire, commence par les mutiler et finit par les supprimer. Dès que l’unité de conscience a disparu comme de chez nous, la seule façon de respecter le Spirituel est celle qui en accueille toutes les manifestations nobles, sous leurs noms vrais, leurs formes pures, dans leurs larges divergences, sans altérer le sens des mots, sans adopter de faux accords en paroles. Un Spirituel qui ne serait ni catholique ni protestant ni juif n’aurait ni saveur ni vertu. Mais il doit être l’un ou l’autre. Ainsi seront sauvés la fécondité des féconds et le bienfait des bons ; ainsi le vrai cœur des grandes choses humaines et surhumaines […]. Il existe une Religion et une Morale naturelles. C’est un fait. Mais c’est un autre fait que leurs principes cardinaux, tels qu’ils sont définis par le catholicisme, ne sont pas avoués par d’autres confessions. Je n’y puis rien. Je ne peux pas faire que la morale réformée ne soit pas individualiste ou que les calvinistes aient une idée juste de la congrégation religieuse. On peut bien refuser de voir ce qui est, mais ce qui est, dans l’ordre social, met en présence d’options tranchées que l’on n’évite pas.

De l’abondance, de la variété et de la contrariété des idées morales en présence, on peut tout attendre, excepté la production de leur contraire. Il ne sera donc pas possible à chacun, catholique, juif, huguenot, franc-maçon, d’imposer son mètre distinct pour mesure commune de la Cité. Ce mètre est distinct alors que la mesure doit être la même pour tous. Voilà les citoyens contraints de chercher pour cet office quelque chose d’autre, identique chez tous et capable de faire entre eux de l’union. Quelle chose ? L’on n’en voit toujours qu’une : celle qui les fait vivre en commun avec ses exigences, ses urgences, ses simples convenances.

En d’autres termes, il faudra, là encore, quitter la dispute du Vrai et du Beau pour la connaissance de l’humble Bien positif. Car ce Bien ne sera point l’absolu, mais celui du peuple français, sur ce degré de Politique où se traite ce que Platon appelle l’Art royal, abstraction faite de toute école, église ou secte, le divorce, par exemple, étant considéré non plus par rapport à tel droit ou telle obligation, à telle permission ou prohibition divine, mais relativement à l’intérêt civil de la famille et au bien de la Cité. Tant mieux pour eux si tels ou tels, comme les catholiques, sont d’avance d’accord avec ce bien-là. Ils seront sages de n’en point parler trop dédaigneusement. Car enfin nous n’offrons pas au travail de la pensée et de l’action une matière trop inférieure ou trop indigne d’eux quand nous rappelons que la paix est une belle chose ; la prospérité sociale d’une nation, l’intérêt matériel et moral de sa conservation touche et adhère aux sphères hautes d’une activité fière et belle. La « tranquillité de l’ordre »(5) est un bel objet. Qui l’étudie et la médite ne quitte pas un plan humain positif et néanmoins supérieur. Sortir de l’Éthique n’est pas déroger si l’on avance dans la Politique vraie. On ne se diminue pas lorsque, jeune conscrit de la vertu patriotique, on élève son cœur à la France éternelle ou, vieux légiste d’un royaume qu’un pape du VIe siècle mettait déjà au-dessus de tous les royaumes, on professe que le roi de France ne meurt pas. Tout cela est une partie de notre trésor, qui joint où elle doit les sommets élevés de l’Être.

La nouvelle génération peut se sentir un peu étrangère à ces chaudes maximes, parce qu’elle a été témoin de trop de glissements et de trop de culbutes. Elle a peine à se représenter ce qui tient ou ce qui revient ; c’est qu’on ne lui a pas fait voir sous la raison de ces constantes, le pourquoi de tant d’instabilités et de ruines. Il ne faudrait pas croire celles-ci plus définitives qu’elles ne sont. L’accident vient presque tout entier des érosions classiques d’un mal, fort bien connu depuis que les hommes raisonnent sur l’état de société, autrement dit depuis la grande expérience athénienne continuée d’âge en âge depuis plus de deux mille ans, soit quand les royaumes wisigoths de l’Espagne furent livrés aux Sarrasins ou les républiques italiennes à leurs convulsions, par le commun effet de leur anarchie. La vérification polonaise précéda de peu nos épreuves les plus cruelles, et nos cent cinquante dernières années parlent un langage instructif.

Le mal est grave, il peut guérir assez vite. On en vient d’autant mieux à bout qu’on a bien soin de ne point le parer d’autres noms que le sien. Si l’on dit : école dirigeante au lieu d’école révolutionnaire, on ne dit rien, car rien n’est désigné. Si l’on dit démagogie au lieu de démocratie, le coup tombe à côté. On prend pour abus ou excès ce qui est effet essentiel. C’est pourquoi nous nous sommes tant appliqués au vocabulaire le plus exact. Une saine politique ayant le caractère d’une langue bien faite peut seule se tirer de Babel. C’est ainsi que nous en sommes sortis, quant à nous. C’est ainsi que la France en sortira, et que le nationalisme français se reverra, par la force des choses. Rien n’est fini. Et si tout passe, tout revient(6).

[…] En sus de l’espérance il existe, au surplus, des assurances et des confiances qui, sans tenir à la foi religieuse, y ressemblent sur le modeste plan de nos certitudes terrestres. Je ne cesserai pas de répéter que les Français ont deux devoirs naturels : compter sur le Patriotisme de leur pays, et se fier à son Intelligence. Ils seront sauvés par l’un et par l’autre, celle-ci étant pénétrée, de plus en plus, par celui-là : il sera beaucoup plus difficile à ces deux grandes choses françaises de se détruire que de durer ou de revivre. Leur disparition simultanée leur coûterait plus d’efforts que la plus âpre des persévérances dans l’être et que les plus pénibles maïeutiques du renouveau.

Charles Maurras

(1) André Chénier, Épîtres, II, Ami, chez nos Français…
Les notes sont imputables aux éditeurs. 
(2) L’Avenir du nationalisme français est le titre du chapitre dix (sur douze) de l’ouvrage Pour un jeune Français, écrit par Maurras en 1949, en sa prison de Clairvaux. Un extrait en a été repris dans les Œuvres capitales en 1954 ; c’est le texte que nous publions ici. Il y a eu une réduction significative de taille entre le texte de 1949 et celui, posthume, de 1954. Les coupures portent sur des incidentes diverses concernant l’histoire de l’Action française, dont une longue explication sur l’antisémitisme, ainsi que sur tous les passages polémiques ou évoquant des polémiques passées. L’édition des Œuvres capitales ne mentionne pas l’existence de ces coupures et ne comporte que très peu d’ajouts destinés à en faciliter la lecture, ce qui rend parfois celle-ci malaisée, certains paragraphes encadrant les coupures se succédant sans transition évidente. Nous avons pour notre part choisi de signaler les emplacements des coupures par des […], mais sans donner davantage d’indications sur leur longueur ou leur contenu. Enfin, ce premier paragraphe de transition n’en est pas ; il est emprunté à la dernière page du chapitre neuf. 
(3) Littéralement, en dedans et dans la peau. Ces mots sont tirés d’un vers du poète latin Aulus Persius Flaccus (Satires, III, 30), « Te intus et in cute novi », que Félix Gaffiot traduit par « Je te connais profondément et intimement. » Ainsi les deux termes ne doivent-ils pas être vus comme des contraires (à l’intérieur et en surface) réunis pour la circonstance, mais comme deux caractères se renforçant. À laquelle de ces deux interprétations pensait Jean-Jacques Rousseau en plaçant ces quatre petits mots en épigraphe de ses Confessions ? Les explications de texte penchent généralement pour la première ; mais Maurras pensait sans doute ici à la seconde, la même que celle du Gaffiot. 
(4) Ce passage polémique vise sans doute et principalement François de Menthon, professeur de Droit et contempteur acharné de la souveraineté nationale, que Charles Maurras poursuivait d’une haine farouche. Mais comme la cible n’est pas nommée, la phrase a été conservée. 
(5) « D’après saint Augustin » : explication ajoutée par Maurras dans les Œuvres capitales, mais qui ne figure pas dans Pour un jeune Français. 
(6) C’est la seule phrase du texte des Œuvres capitales qui ait été refaite pour la circonstance. Elle résume les deux paragraphes suivants qui font partie du texte coupé :
Elle se reverra par la force des choses. Notre façon de les combattre sera reprise, par le simple effet de la volonté intéressée de la France, de la nôtre, qui durera en elle et qui sera précisément ce qu’ils ne veulent pas.
Nous avons failli leur ôter de la bouche leur sale gagne-pain, le sale butin qu’ils en tirent. Or, si tout passe, tout revient. Leurs précautions ont beau être serrées comme des chaînes. L’espérance est la reine de toute politique ; le désespoir y reste « la sottise absolue ».

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Charles Maurras

Charles Maurras

Maurras est le seul grand cœur et très grand esprit, poète, critique littéraire et philosophique, journaliste, polémiste, penseur politique et militant, qui ait dominé de son génie supérieur soixante ans de notre histoire, accompagné, entouré, suivi d’une incomparable phalange d’amis, de disciples, de ligueurs et d’étudiants passionnément fidèles et généreux. Une immense vie, tôt commencée, remplie sans repos, tard achevée, qui d’un bout à l’autre enseigne et prouve une immense doctrine. Car Maurras est absolument le seul de sa génération qui, ayant formulé l’ensemble de ses certitudes neuves, en a vu, vérifié l’exactitude durant cinquante ans, ne s’étant à vrai dire jamais trompé dans sa prévision des événements ni dans son analyse des causes et des effets, des désordres et de leurs remèdes.

Le plus naturellement du monde, mais c’est une réussite rare dans l’histoire, cet homme seul, sourd, sans aucune puissance matérielle, sans élévation sociale, parce qu’il disait la vérité toute fraîche chaque matin et de quel cœur ! est devenu le centre d’une amitié et chef d’école, âme d’une Ligue, l’Action Française, donnant à tous l’impulsion, veillant à l’unité dans la vérité, à la discipline dans les combats, envers et contre toute déviation et toute division, tant qu’il vécut.

Charles Maurras est né le 20 avril 1868 à Martigues, de parents catholiques ; sa mère était très pieuse et son père, s’il ne pratiquait pas, manifestait un attachement inaltérable aux institutions de l’ancienne France et à l’Église catholique. Il connut une enfance heureuse, riche de tous les biens, les bonheurs, les beautés de la plus aimable Provence. Il évoquera toujours avec le même inlassable émerveillement le trésor du patrimoine biologique, moral et mental reçu dès le berceau comme un don gracieux et qui distingue le civilisé du barbare.

À six ans, la mort de son père l’arrache à ce paradis de l’enfance. Sa mère s’installe à Aix pour mettre ses deux fils au collège. Charles est d’une vive intelligence. Il veut être officier de marine ! Mais en 1882, à l’âge de quatorze ans, événement soudain, trop lourde épreuve, il s’aperçoit qu’il est devenu sourd. L’infirmité fera-t-elle de lui un raté, un reclus ? Il le croit et se débat. Il se révolte et commence de perdre la foi. Pourquoi le mal, et la mort ? C’est l’immense question qui hantera toute sa vie. (CRC n° 81)

L’ADOLESCENT PAÏEN

DE L’ANARCHIE JUVÉNILE À LA CONQUÊTE DE L’ORDRE

Cet enfant perd la foi, sous les yeux des prêtres ses maîtres, douloureusement impuissants, en particulier du cher abbé Penon qui se dévoue sans mesure à la formation littéraire et philosophique du petit infirme et lui apprend à dominer son épreuve.

L’adolescent que sa surdité retranche du monde, désoriente, prive de ses ambitions et fâche avec Dieu qu’il ne comprend plus, est le même qui vibre à toute beauté et s’enthousiasme au premier choc des grandes passions. Il s’exalte aux sombres prédications révolutionnaires de Lamennais, à treize ans ! Il est blessé par l’ironie et le sarcasme de Pascal. Il s’enivre de Musset, de Verlaine et de « notre mauvais enchanteur » Baudelaire. L’anarchie est dans le trop plein des passions contraires et dans leur jeu épuisant. Cet être exquis qu’emportent son plaisir, sa curiosité, son ambition de tout étreindre, souffre de ce désordre intérieur, comme il s’effraie, à la lecture des philosophes allemands, de songer que peut-être tout est vain et que même le monde visible — si riant, si charmant — n’existe pas ! Ce n’est pas une anarchie aimée et qu’il veuille étendre plus loin, au dehors ! C’est une plaie béante dont il essaie de guérir ou dont il devra mourir. Son goût de la vie l’emporte à la conquête de l’Ordre, à la recherche des raisons et des lois sûres qui puissent régler son action, ou il se condamnera à mourir, ne sachant comment agir et qui servir…

Dans cette peine, Maurras est la plus extraordinaire illustration de ce mal du siècle finissant qui blessera Maurice Barrès et Charles de Foucauld parmi tant d’autres. (…)

Il s’est étonné, comme d’une sorte de mystère, de miracle ou de grâce, inexplicable, que le pire ne l’ait pas emporté. Dans Les quatre Nuits de Provence, il raconte cette sorte de communion sacramentelle à l’ordre du monde qui lui révéla son moi le plus fort. Maurras dut convenir qu’il existait en son être comme au cœur du monde une Loi, une Raison, une Divinité familière et attentive, prompte et miséricordieuse, qui sauve l’être du chaos et impose sa règle, sa limite, son dessein à l’infini primordial.

Cette lente ascension de l’anarchie à l’ordre est exemplaire, non par l’anarchie détestée, désavouée, fuie, mais par l’harmonie retrouvée et déjà le sentiment de la perfection devenu l’attrait souverain, le sens divin « de l’épreuve qui définit et du sacrifice qui régénère » (Nuits, la 3ème).

En novembre 1885, après son baccalauréat de philosophie, sa mère, son frère et lui montent à Paris. Il pense avoir perdu la foi définitivement, il se sent du moins héritier d’un passé magnifique et d’autant plus amoureux de la vie, de toute beauté, resplendissement sensuel de l’ordre. Il pense suivre les cours de licence d’histoire à la Sorbonne mais sa surdité l’oblige à y renoncer aussitôt. Alors il se livre à son double plaisir, « littératurite, philosophite », comme il dira. Des heures dans les bibliothèques, il s’enivre de toute poésie, il se gave de philosophie à la recherche d’une solution au problème de la connaissance, qui le tracasse. Mais très vite il a compris qu’une seule voie lui restait ouverte pour « agir et servir », le journalisme. Il s’y lance.

Dès 1886, alors qu’il n’a pas 18 ans et sort à peine de sa province, ses premiers articles de critique philosophique sont acceptés, remarqués, célébrés comme ceux d’un maître de la sagesse et des lettres. Jamais homme n’aura tant lu, tant retenu, mais surtout si vite et si bien jugé toute lecture.

Dans ces premières années de vie parisienne, il a tenté encore de retrouver la foi. Sa correspondance avec l’abbé Penon en témoigne. N’a-t-il pas rencontré sur son conseil, entre autres prêtres de la capitale, le célèbre abbé Huvelin, dans le même moment où celui-ci convertissait Charles de Foucauld (oct. 1886) ? Las, ces essais infructueux ne firent que durcir son scepticisme en une sorte de négation irritée dont les accents parfois violents révèlent le fond inquiet et douloureux. La foi catholique est la solution totale à l’immense problème de l’ordre, il le reconnaît, mais il faut l’avoir. Et il ne l’a pas…

Ce rôle de journaliste et de critique lui parait un grave magistère qu’il entend exercer avec honneur. Cette autorité sur les esprits de ceux qui le lisent lui fait un devoir de se soumettre lui-même, pour eux, à la règle souveraine du beau et du vrai, en attendant que se révèle à lui davantage la règle du bien.

Un dévouement commence à naître, dans le rayonnement de son meilleur ami, le splendide Amouretti, royaliste et catholique ardent : la défense du pays réel, de ses provinces, de ses libertés, contre la centralisation et l’uniformisme jacobins, donc contre la démocratie.

Le romantisme surmonté, retour au classicisme

Durant ces dix premières années de vie parisienne, pour une bonne part abandonnées aux caprices de l’amour et pour une autre, meilleure, vouées à la recherche du beau en littérature, Charles Maurras se détacha du romantisme auquel paraissaient le livrer toutes ses passions et, sans jamais l’oublier, se voulut et rendit classique.

D’Athènes à Florence, où il voyage ensuite, et au Louvre où les Antiquités grecques le fascinent, Maurras poursuit cette lente conquête et cette victoire de la Raison sur le sentiment, ce triomphe vibrant de l’harmonie qui n’est pas et ne sera jamais la brutale substitution d’un ordre tout abstrait et contraint à la spontanéité des sentiments et au charme de la vie…

Un livre demeure l’antidote de ce mal éternel que toute jeunesse connaît et connaîtra, Les Amants de Venise. Maurras y reconstitue avec un soin de détective, y raconte comme un romancier, le fait vrai, le drame historique, lyrique, sordide, que George Sand et Musset vécurent à Venise en 1834. Et qu’on résume, le plus prosaïquement du monde, en la trahison de celui-ci par celle-là, au profit de l’obèse Docteur Pagello. Mais trahison couverte et recouverte de tous les oripeaux grandioses de l’Amour et du Dieu des romantiques ! En George Sand, cible de choix, il fouaille les invocations hypocrites au Dieu de la conscience et découvre là-dessous les pires passions, les abandons vulgaires, le constant mensonge d’une créature odieuse qui se farde et se voue un culte à elle-même, mais qui se détruit en s’exaltant.

Maurras donc y met à nu ce fameux sentiment de l’amour, son mensonge, son inexistence même quand il n’a point d’autre règle ni d’autre fin que lui-même. C’est la démonstration par l’absurde, par la honte, par l’odieux, que « l’amour n’est pas un dieu », ni le souverain bien ni le plaisir de l’homme mais un désir qui ne vaut que par la perfection de son objet et la vérité de son mouvement.

contre l’anarchie religieuse, catholicisme et positivisme

Parallèlement au beau succès de sa « littératurite », Maurras tentait une autre avancée, de « philosophite », qui échoua, ou du moins qui ne le mena pas au terme désiré. Mettre de l’ordre dans ses sentiments supposait, imposait d’en mettre également dans ses idées. Maurras ambitionna donc, dans la perte de son Catholicisme, d’apprendre des philosophes quel est l’ordre du monde et de l’au-delà du monde.

LA CRITIQUE DU MORALISME KANTIEN

Maurras partit perdant, dès sa jeunesse, dans cette quête de la sagesse suprême. Dès cette époque, il admit malheureusement le criticisme kantien auquel, nolens volens, il demeurera toujours asservi. Il a ratifié, les yeux bandés, la Critique de la Raison Pure. Il en gardera la conviction que la raison humaine ne peut légitimement dépasser les frontières du monde sensible et bâtir une « métaphysique ». L’homme ne peut donc rien connaître de Dieu, de ses perfections, ni de la création du monde ni de la Providence qui le mène, rien ! Kant et ses grands Allemands ont rendu pour la vie Maurras agnostique !

S’il critique Kant, et avec quelle virulence, ce sera de ne pas maintenir son scepticisme transcendantal jusqu’au bout et de lui faire une entorse grossière en accordant à la loi morale émanée de la conscience individuelle le caractère nécessaire et intangible qu’il dénie à la vérité métaphysique que démontre la raison à partir de la nature des choses ! Ce dogmatisme moral, qui fait reposer l’existence de Dieu, de la justice éternelle et de toute grâce, sur les pures affirmations de la conscience, est dérisoire. Le Dieu de la Conscience de Kant n’a pas plus de droit à l’existence que le Premier Moteur d’Aristote ou le Bien de Platon. Or il est cent fois plus dangereux !

Charles Jundzill, dans L’Avenir de l’Intelligence, ce jeune homme qui avoue son « besoin rigoureux de manquer de Dieu », ressemble au Maurras de 1902 comme un frère. Il conclut, provisoirement, à la nécessaire hygiène mentale du refus de toute croyance comme de toute métaphysique pour raison garder, pour servir la civilisation sans obstacle transcendant, ni religieux ni moral, pour défendre tout simplement la vie, qui est bonne, belle, délicieuse, contre toutes les forces de mort conjurées sans cesse à sa souillure et à sa destruction, fût-ce contre un Dieu sophistiqué !

LA CRITIQUE DE LA FOLIE RELIGIEUSE

On connaît son irritation contre « le funeste Pascal », lequel humilie la raison, seule faculté humaine qui conserve un certain contrôle sur son propre exercice, pour exalter la foi, la confiance au témoignage d’autrui, qui est bien de toutes les certitudes la plus inconsistante et la plus pernicieuse. « Pascal lu de bonne heure, avant quinze ans, déposa en moi un germe que je peux appeler pré-kantien et qui fut le principe de mes premières mises en question métaphysiques et religieuses. » Sans parler du « cœur » pascalien dont les intuitions se chargent de tant d’aveuglement et de caprices ! Et Fénelon est aussi pernicieux.

À mesure qu’il se détache du romantisme, c’est Jean-Jacques Rousseau que Maurras en vient à dénoncer comme le plus grand destructeur de la civilisation et le père de toute anarchie politique, avec sa Profession du Vicaire Savoyard. « On prétend que Rousseau ralluma le sentiment religieux ? Il l’affadit, l’amollit, le relâcha, le décomposa. » (L’Allée des Philosophes)

Il accable Rousseau parce qu’il voit dans la Révolution Française la suite naturelle et la mise en application de ses rêves et de ses bons sentiments tout inspirés de la religion huguenote. Remontant à la source de l’anarchie religieuse, Maurras accuse Luther et Calvin, les deux mauvais génies de la Réforme protestante, les inventeurs du plus dissolvant des principes, celui du libre-examen.

Luther souleva la barbarie germanique contre le monde latin, l’Homme Allemand contre Rome, prônant au nom de l’Évangile la pire des révoltes, « la sédition de l’individu contre l’espèce ».

La Raison que Maurras célèbre dans La Naissance de Minerve réplique à la Prière sur l’Acropole de Renan, sait ordonner et composer les êtres divers, leurs appétits, leurs lois.

C’est le sens de la suite de contes aux allures licencieuses ou iconoclastes du Chemin de Paradis. « Religions, Voluptés, Harmonies » forment les trois grâces de la vie humaine qu’il ne faudrait point mutiler sans quelque grave nécessité. Mais la recherche ici-bas du bien absolu, du plaisir parfait, de l’Infini, n’est qu’un leurre qui renvoie le civilisé à la barbarie ! Tout cela dépasse l’homme et demeure hors de ses prises. Il ne saurait se croire un dieu ni tenter de l’être sans périr. [Cf. L’étude du Chemin de Paradis, 1986, où l’abbé de Nantes sut percer le véritable secret de ces contes : la haine de Jésus-Christ, au cours des conférences du camp : Maurras face à Jésus-Christ et de la récollection de la Toussaint.]

Il croit, il feint de croire que le mépris de l’ordre et de la raison, que l’Antiquité païenne adorait, vient du Christ ! Une page frémissante d’Anthinéa, qui date de son voyage d’Athènes en 1896, le proclame avec une déchirante fureur. L’anarchie sociale, qui débride tous les égoïsmes, détruit les hiérarchies protectrices et rompt « cette immense réciprocité de services » en laquelle consiste toute communauté humaine, c’est l’Évangile qui l’a répandue dans le monde ! Tel est le sens du Conte des Serviteurs. Il insulte ce « Christ hébreu » par lequel la civilisation antique a péri ; raccourci détestable qui fait de la Révolution l’héritière directe et exclusive de Jésus ! Il méprise et récuse les « turbulentes Écritures orientales », et ailleurs les « quatre juifs obscurs », auteurs des Évangiles, qu’il rend trop vite, et combien à tort ! responsables de toutes les insurrections modernes et de toutes les frénésies religieuses qui osent se réclamer de nos Livres Saints… « Avec votre religion, lâchera un jour Maurras à Louis Dimier, il faut que l’on vous dise que, depuis dix-huit cents ans, vous avez étrangement sali le monde ! »

L’ÉGLISE CATHOLIQUE SEULE…

L’Église romaine contre le Christ hébreu. Maurras pensait, avec toute sa génération, que la Bible venue d’Orient était un recueil de prédications anarchiques du genre des prophéties apocalyptiques de Lamennais, que l’Évangile était une charte de subversion sociale, comme le dira Sangnier, et que Jésus était le prêtre et le prophète du romantisme et de l’anarchie que décrivait scientifiquement (?) Renan, à l’image d’un Rousseau ou d’un Tolstoï. Il louait l’Église d’avoir étouffé la voix de ce Christ et savamment atténué son message par amour de l’ordre humain. L’Église a trahi Jésus ? Eh, fort heureusement ! répondait-il en substance, sans même songer à en discuter le principe, sans s’attarder à l’examiner de près.

Quoi qu’il en soit des excuses qu’ait eues Maurras à identifier Jésus avec l’image bizarre et subversive qui en régnait alors, et le Dieu de la Bible avec le garant de l’orgueil juif ou allemand, ou musulman, ou démocrate-chrétien, et quoi qu’il en soit des regrets qu’il en ait exprimés plus tard, nous ne pouvons admettre la confusion du vrai Dieu et de notre Sauveur Jésus-Christ avec toutes les créations mensongères de l’orgueil humain. Un Maurras ne devait pas s’y laisser prendre. Il a frappé son Dieu et notre Dieu, ce fut une erreur et une faute dont ses adversaires d’ailleurs, idolâtres de toutes espèces, tireront le meilleur parti contre lui et contre nous.

Maurras excepte de sa vindicte l’Église catholique, et l’Église catholique romaine seule, parce que dans le Catholicisme seul et le Catholicisme traditionnel, dogmatique, discipliné, autoritaire, l’idée de Dieu est « organisée »… Maurras veut dire par là que cet Absolu ne s’impose pas sans preuve, qu’il n’est pas abandonné sans contrôle à l’imagination individuelle, qu’il n’entre pas n’importe comment dans la réalité humaine pour la faire voler en éclats.

Cette « organisation », en un temps où Romantisme, Individualisme, Libéralisme et charlatanismes en tous genres, la vilipendaient, la détestaient et ne rêvaient que de la détruire, Maurras, lui, l’admire profondément et la déclare seule digne de confiance, sous sa forme la plus serrée, la plus fidèle, d’un catholicisme intégral, celui du Syllabus, surtout pas gallican mais pleinement romain.

… OU L’EMPIRISME ORGANISATEUR

Beaucoup d’hommes aujourd’hui ont perdu la foi catholique ; bien plus, « toute interprétation théologique du monde et de l’homme leur est insupportable ». « Seulement, Dieu éliminé, subsistent les besoins intellectuels, moraux et politiques qui sont naturels à tout homme civilisé, et auxquels l’idée catholique de Dieu a longtemps correspondu avec plénitude ».

Vont-ils sombrer dans l’anarchie ? Les meilleurs y répugnent. « Si vous croyez à l’Absolu, soyez franchement catholiques, criait à ces gens-là Charles Jundzill. Si vous n’y croyez pas, il faut tenter comme nous le tentons, de tout reconstruire sans l’Absolu ». Avec Auguste Comte, il veut dresser Le Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société.

Ce Positivisme est à entendre strictement dans le sens d’une pure observation des phénomènes et d’une induction simple de leurs lois constatées. Ainsi les hommes modernes doivent-ils parvenir modestement à une « synthèse subjective » sur laquelle ils puissent tous se trouver d’accord.

C’est à Sainte-Beuve, dès 1898, en dix pages magistrales de son court traité, Trois Idées Politiques, qu’il demande la parfaite méthode scientifique sur laquelle puissent se réconcilier « les partis de droite, catholiques » et les « gauches, radicaux, anticléricaux », la Vieille France et la France Moderne. Tous, échappant à la guerre franco-française, régleront d’un commun accord « l’immense question de l’ordre ». Car Sainte-Beuve enseigne à pratiquer l’analyse et la recomposition, la découverte objective des conditions de l’ordre humain et des moyens de sa restauration ou de son progrès, de manière toute empirique. Ce sera, au regard de l’histoire, l’empirisme organisateur, méthode maurrassienne par excellence.

Cet empirisme organisateur de Maurras dont la règle d’or consiste à savoir le bien et le mal politiques en analysant le présent à la lumière du passé, pour prévoir où l’on va, afin de pourvoir aux meilleures solutions. Il s’induit de cette méthode une sagesse politique profondément ancrée dans l’histoire nationale, dégagée de tous les a priori idéologiques, comme de toute passion démocratique – c’est un empirisme, et cependant capable de faire des choix clairs et d’en rendre raison – cet empirisme est organisateur. Point 96 de l’ancienne des 150 points de la phalange.

le nationalisme de raison

Charles Maurras a d’abord conquis la maîtrise de son style ; dès 1888 c’est chose faite. Il s’est imposé une maîtrise de ses sentiments suffisante pour vivre et agir dès les années 90-95. Il acquit alors la maîtrise du raisonnement par la fixation de sa méthode, l’empirisme organisateur. Dès 1898, il le propose comme moyen d’union des esprits les plus divers, et de réconciliation des Français. C’est alors qu’il est soudain jeté dans la politique militante et se trouve appelé à étendre sa maîtrise bien au-delà de lui-même et devenir un chef, le plus français des Français.

De son Voyage d’Athènes en 1896 il a rapporté, en même temps que l’impression forte du triomphe de la Raison créatrice d’ordre et de beauté, deux leçons politiques majeures. Celle de la décadence brusque d’Athènes, dont il remarque qu’elle coïncida avec l’avènement de la démocratie. Et celle du réveil des nationalismes dans le monde, brutalement manifesté au jeune reporter parisien dans ces premiers Jeux Olympiques que le baron de Coubertin restaurait précisément dans un sentiment mondialiste !

« UNE AFFAIRE D’ÉTAT »

L’affaire Dreyfus lui révéla bientôt le problème politique dans toute son étendue. « Cette guerre civile sèche décida de notre destin ».

Au dernier jour d’août 1897, rentré précipitamment en France, de Londres où il contemplait les frises du Parthénon, à l’annonce du suicide du Colonel Henry, Charles Maurras, d’un coup d’œil , juge la situation et sauve la bataille. Dans La Gazette de France, le 6 septembre, il écrit un article unique dans la presse, Le Premier Sang, et pour la défense de la Patrie, n’ayant plus en pensée que ces « cinq cent mille jeunes Français couchés, froids et sanglants, sur leur terre mal défendue », il « entre en politique comme on entre en religion ». Il n’en sortira cinquante ans plus tard, en 1945, que pour entrer en prison perpétuelle ; ce sera, comme il le criera à ses juges, « la revanche de Dreyfus ».

Maurras va à l’essentiel : innocent ou non, Dreyfus a été régulièrement jugé et rejugé. Il est intenable et impie de mettre par principe la Patrie d’un côté, la Justice de l’autre. Il est criminel d’appeler l’opinion à trancher souverainement du juste et de l’injuste.

En 1899, dans l’un des premiers numéros de la Revue d’Action française, la fameuse « revue grise », Maurras osa, au scandale de ses amis tous républicains, ces paroles impies : « Je ne suis pas républicain. Je tiens la doctrine républicaine pour absurde et puérile, le fait républicain pour le dernier degré de la décadence française ». Et notre XXe siècle s’est ouvert à l’Action française sur ce cri qu’on y répétera jusqu’à ce jour à l’annonce de tous les épouvantables malheurs français: « La démocratie, c’est le mal, la démocratie, c’est la mort ! »

Maurras retrouve là et fait se retrouver dans leurs disciples par lui redevenus amis, toute une galerie de « positivistes » aussi divers que Renan, Anatole France, Proudhon, Littré, Fustel de Coulanges, d’accord avec les catholiques traditionnels Bonald, Maistre, Le Play, sans compter les nouveaux venus, La Tour du Pin, Barrés, et Vaugeois et Pujo, et Montesquiou. Hier irréconciliables, spinozistes, nietzschéens, kantiens, ou catholiques, les voilà réunis ; « aile droite » et « aile gauche », où Maurras situe modestement son agnosticisme libertin, réconciliés dans la science des faits et dans l’art possible de leur organisation la plus favorable à la Cité des hommes.

Ce qui était neuf, dans cette Action française, c’était que la politique nationaliste y était d’abord une réflexion intellectuelle, scientifique, sur les conditions du salut de la France, hic et nunc. On se dit peu à peu qu’il doit y avoir en politique une vérité ou une erreur, reconnaissable à leurs gains ou leurs pertes, à peu près comme l’arbre aux bons et aux mauvais fruits dans la parabole de l’Évangile. Telle sera la règle de l’Empirisme Organisateur. (CRC n° 108)

Monarchiste de raison ? Certes, et c’est sa nouveauté. Mais le cœur a suivi ! Quand ils eurent rencontré le duc d’Orléans, en 1902, dans son exil, « le grand et noble Prince » qui avait su prendre dès 1897 dans son Manifeste de San Remo « la position nationaliste », « pour l’armée, pour la patrie, contre les métèques et les juifs », et « pour le peuple de France » contre « la fortune anonyme et vagabonde », Maurras et ses amis devinrent de fervents royalistes.

« LES QUATRE ÉTATS CONFÉDÉRÉS. »

Publiant en 1889-1900 Les Monods peints par eux-mêmes, Maurras étendait, étoffait les dénonciations trop étroites et viscérales de Drumont. Il démontrait que la France était aux mains de quatre états confédérés, juif, protestant, maçon et métèque. C’était d’une criante vérité. Ce le fut moins à certains moments heureux de resserrement de notre Unité nationale, et Maurras sut s’en réjouir le premier, n’ayant aucune haine de peau ni d’idée contre personne.

Les Quatre États Confédérés ont leurs clients, leurs commis et grands commis. Mais ils ont eu soin de domestiquer d’abord la classe des gens de Lettres. Maurras raconte et explique la triste histoire de cette domestication dans L’Avenir de l’Intelligence (1905). Indépendants et occupés d’autre chose que de politique dans l’Ancienne France, les écrivains du XVIIIe siècle, devenus « Philosophes », ont prétendu conseiller et diriger l’État. Ce fut leur perte. Les oligarchies financières devenues maîtresses du Pouvoir sauront leur donner l’illusion de gouverner, en les payant. Maurras analyse avec minutie les mécanismes de l’édition et les montre de plus en plus étroitement agencés par l’or et à son unique profit.

Alors, le Maître du nationalisme français appelle au libre combat des idées une nouvelle génération d’hommes de Lettres, qui consentiraient au sacrifice nécessaire et renonceraient à l’Or, aux promotions et aux honneurs que seul l’Or accorde, pour se faire les professeurs désintéressés du Patriotisme, les libérateurs de l’esprit français.

 

Éloge du catholicisme

LE DILEMME DE MARC SANGNIER

Avec une pugnacité infatigable, jouteur étincelant et profondément bon, il s’en prend à tous les Princes des Nuées, comme il les appelle, à tous ceux qui détruisent comme des frénétiques le réel, la vie tendre et fragile des êtres humains, pour que règnent seules les Idées froides et mortelles dont ils font leur absolu, Moloch auxquels tout doit être sacrifié. Contre leur complot, Maurras rêve d’une Ligue de tous les défenseurs du réel, de l’Ordre, des Patries et des familles, qu’ils soient positivistes comme lui, à défaut de mieux, agnostiques, chrétiens, pourvu qu’ils soient catholiques.

Catholiques ? Oui ! Car en face de ces idéologies monstrueuses, Maurras se sent le cœur catholique, c’est-à-dire « composé de païen et de chrétien », entendons pour ne pas sursauter d’indignation, tout à la fois respectueux de la raison et du mystère, de la nature et de la religion. Ce qui est absolument exclu ici, c’est un christianisme furieux de détruire la civilisation humaine, l’ordre de la création. Ce qui est en revanche accepté et admiré, c’est le catholicisme bien acclimaté sur la terre des hommes, conçu pour tout embrasser sans rien bannir ni rien mépriser, « beauté, raison, vertu, tous les honneurs de l’homme »…

« Je suis Romain », proclamera-t-il avec ferveur tout au long de son admirable Préface au Dilemme de Marc Sangnier, exprimant le plus extraordinaire hommage qui ait jamais été adressé par un incroyant à l’Église Catholique, héritière de la civilisation la plus haute, fondatrice de Chrétientés et mère souveraine du genre humain. Ce n’est pas un hommage à la grâce divine, invisible aux yeux humains. C’est un hommage à ses effets incomparables dans l’histoire.

« Je suis Romain, parce que Rome, la Rome des prêtres et des papes, a donné la solidité éternelle du sentiment, des mœurs, de la langue, du culte, à l’œuvre politique des généraux, des administrateurs et des juges romains… Je suis Romain dès que j’abonde en mon être historique, intellectuel et moral… Par ce trésor dont elle a reçu d’Athènes et transmis à notre Paris le dépôt, Rome signifie sans conteste la civilisation et l’humanité. Je suis Romain, je suis humain ; deux propositions identiques »

L’Action française est apte à la discussion et au combat politiques contre le régime républicain et l’utopie démocratique ; mais elle serait désarmée, incompétente, pour en contester et en détruire les fondements religieux ou métaphysiques. C’est le Catholicisme qui a rendu ce service millénaire à la civilisation latine et qui le rendra encore aujourd’hui. Dans le Dilemme de Marc Sangnier, Maurras démontre au fondateur du Sillon la stupidité de ses rêveries politiques, mais pour ce qui est de ses principes évangéliques, l’agnostique ne peut que se tourner vers l’Église et prédire à l’autre que Rome le condamnera au nom de son Seigneur et Dieu, Jésus-Christ, dont il est certainement hérétique ! Ce qui advint d’ailleurs peu après, par la Lettre sur le Sillon de saint Pie X, le 25 août 1910, comme prévu.

 

« le parti de la France »

Au Congrès de 1910, Maurras pose la question : Si le coup de force est possible ? et il répond par l’affirmative, en spécifiant que ce sera une vraie et décisive « révolution ».

Saint Pie X vient de briser l’audace conquérante du Sillon, où l’Évangile passe pour la Charte de la Démocratie Moderne Universelle.

La contre-attaque évangélique et républicaine fut vive. Bientôt les Modernistes et Progressistes vont jeter des flammes sur ces propos sacrilèges et réclameront les pires peines ecclésiastiques pour cela contre Maurras et les catholiques d’Action française.

Les « blasphèmes » de Maurras interjetaient dans cette lutte une perturbation déplorable. Ils venaient confirmer dans ce camp même du catholicisme intégral la prétention des progressistes de l’autre camp à posséder le vrai Christ. Ainsi les catholiques d’AF paraissaient de mauvais chrétiens, aux dires de leur propre maître, et la haine des révolutionnaires pour Maurras pouvait se justifier par ses propres paroles et paraître inspirée par l’amour de Jésus ! Pie X avait condamné l’immanentisme religieux et l’évangélisme démocratique au nom de l’Église ? Les voici qui s’élevaient contre Pie X et Maurras et l’Église au nom du Christ ! Nous vivons encore en plein dans ce drame.

le lutteur solitaire, le vieux prisonnier

Le complot reprendra sous Pie XI, démocrate et germanophile ; lcondamnation de l’Action Française par Pie XI tomba, le 25 août 1926 et aboutira à l’excommunication des Ligueurs et lecteurs de l’Action Française. Sous prétexte que les catholiques ne peuvent collaborer sans danger avec des agnostiques, blasphémateurs du Christ, contempteurs des Écritures, qui prêchent la violence révolutionnaire et veulent restaurer l’esclavage, etc.

Condamné de Rome, désavoué de son Roi, lutteur solitaire, Maurras ne voyait dans ce déni de justice qu’« une petite affaire en regard du bienfait séculaire du catholicisme ».

Maurras fit 200 jours de prison en 1937 pour avoir menacé de mort les députés qui allaient voter la guerre à l’Italie, et cette année-là du moins la guerre fut évitée. Les désarmeurs-bellicistes enfin l’emportèrent ; ce fut 39-40, la guerre, l’exode, l’invasion. « La divine surprise », au fond de l’abîme où nous tombions d’une chute verticale, ce fut la restauration d’un État national par le Maréchal Pétain.

Dans son Bienheureux Pie X Sauveur de la France, livre dont il disait qu’il était son testament spirituel, Maurras a dressé un saisissant diptyque. Pie X, en sanctionnant le Sillon et bénissant la contre-révolution d’Action française, contribua puissamment à la victoire de 1918, qui fut celle du monde latin et catholique contre le monde germanique et luthérien. À l’inverse Pie XI, en condamnant l’Action Française et livrant l’Église aux penseurs modernistes et démocrates, a corrompu le mental et le moral de notre pays. C’est par lui qu’enfin, et malgré ses ultimes efforts de redressement, l’Europe se trouvera livrée au nazisme puis au communisme.

Puis vint la Libération, nouvelle invasion, nouvelles ruines, et la satanique surprise du retour des naufrageurs. L’AF disparaît le 24 août 1944, Maurras est arrêté, jugé en janvier 45, et condamné comme collaborateur de l’Allemagne nazie, lui ! à la prison perpétuelle. La plupart des cadres de l’AF connaissent les horreurs de l’Épuration ou l’état de morts vivants de l’Indignité Nationale. De sa prison de Clairvaux Maurras lutte, pour la Vérité, pour la Justice. Ses lettres, articles, livres, sont la source d’énergie qui appelle la résurrection de l’Action française dans ces années terribles où le monde chavire et sombre sous l’oppression des nouveaux barbares judéo-communistes.

Pie X avait confié à sa mère, en 1911 : « Je bénis son œuvre… Elle aboutira » et en secret : « Votre fils a rendu trop de services à l’Église pour qu’il ne recouvre pas la foi ». J’ai sous les yeux la lettre du 26 mars 1952 où il me rappelle la prophétie, dans un graphisme plein de sérénité, de force, d’allégresse : « Oui Pie X l’a vu, promis, prédit, l’AF aboutira ». Cette promesse faite à sa mère par le plus humble et le plus sage, le plus saint des Papes, il la tint, quand il la connut, en 1922, pour infaillible. C’était l’Église, qui détenait donc les clés de l’avenir, qui communiquait par la voix du Pontife quelque chose de son indéfectibilité triomphante à l’œuvre de restauration nationale du « plus français des Français » !

Maurras n’a pas réussi à cause de ses blasphèmes, de son manque de foi ; il se convertira mais ne sera plus de ce monde. Son œuvre aboutira par une Action Française vraiment catholique. (Frère Bruno, camp 1986 et notre Père, Congrès 1986)

Ses disciples se convertissent. Et lui ? Qu’il soit resté longtemps sur le seuil du sanctuaire, timide, hésitant, bouleversé, trop de confidences le donnent à penser. Réticent devant « le mythe tentateur », il trouvait ce monde invisible trop beau, trop merveilleux pour une âme lourde, obscure, indigne. On le croyait rebelle à la grâce par orgueil, tout au moins indifférent ou trop passionné par d’autres soins.

L’étape où je l’ai connu et approché, fut celle de l’anarchie dans l’Église même, livrée à ce que Maurras détestait le plus. Eh ! bien, jamais il ne prit son parti de cette décadence, jamais il ne crut à la désintégration de l’Église. Lorsque je le rencontrai à la clinique Saint-Grégoire de Tours, je constatai chez lui un respect, une vénération pour l’Église et sa hiérarchie qui firent la stupéfaction du jeune prêtre que j’étais. On sentait qu’il n’y avait pour lui rien de plus élevé, de plus précieux ni de plus solide, encore aujourd’hui et demain, que l’Église Catholique !

Reste le problème du mal qui l’a hanté, qui a labouré sa chair et son esprit. C’est cela qu’il dira au prêtre chargé de s’occuper de son âme à la clinique de Tours, c’est cela dont il gémira jusqu’à la dernière fin. Et puis, la splendeur élevée et inattendue de nos mystères, trop contraires à une certaine harmonie de la nature païenne, à la limite rassurante de l’humanisme grec. L’abjection du Christ, l’ignominie de la croix, la mystique de l’échec et de la souffrance lui étaient des obstacles. Il attendait « gisant dans les ténèbres » selon sa traduction à lui, qui étonna Pie XI, du « qui in tenebris sedent » de notre Benedictus, et il enviait ceux qui avaient trouvé la lumière, avec une sympathie quelque peu jalouse, une respectueuse familiarité, bien proches de la Foi.

Enfin, « il entendit quelqu’un venir ». C’était le 16 novembre 1952. Il avait quatre-vingt quatre ans.

Il avait composé en prison à Clairvaux, en 1950, cette Prière de la Fin, où il réussit à enclore tout le drame religieux de son existence, tout son combat, toute sa mission terrestre. Prière qu’il dédie à la génération future, celle qui retrouvera la foi perdue dans la suite logique et providentielle de son retour à l’ordre humain politique, celle qui, choisissant Charles Maurras pour son premier maître humain, se laissera conduire par lui jusqu’au seuil du sanctuaire, jusqu’à l’Église Catholique Romaine :

PRIÈRE DE LA FIN

Seigneur, endormez-moi dans votre paix certaine
Entre les bras de l’Espérance et de l’Amour.
Ce vieux cœur de soldat n’a point connu la haine
Et pour vos seuls vrais biens a battu sans retour.

Le combat qu’il soutint fut pour une Patrie,
Pour un Roi, les plus beaux qu’on ait vus sous le ciel,
La France des Bourbons, de Mesdames Marie,
Jeanne d’Arc et Thérèse et Monsieur Saint Michel.

Notre Paris jamais ne rompit avec Rome.
Rome d’Athènes en fleur a récolté le fruit,
Beauté, raison, vertu, tous les honneurs de l’homme,
Les visages divins qui sortent de ma nuit :

Car, Seigneur, je ne sais qui vous êtes.
J’ignore Quel est cet artisan du vivre et du mourir,
Au cœur appelé mien quelles ondes sonores
Ont dit ou contredit son éternel désir

Et je ne comprends rien à l’être de mon être,
Tant de Dieux ennemis se le sont disputé !
Mes os vont soulever la dalle des ancêtres,
Je cherche en y tombant la même vérité.

Écoutez ce besoin de comprendre pour croire !
Est-il un sens aux mots que je profère ? Est-il,
Outre leur labyrinthe, une porte de gloire ?
Ariane me manque et je n’ai pas son fil.

Comment croire, Seigneur, pour une âme que traîne
Son obscur appétit des lumières du jour ?
Seigneur, endormez-la dans votre paix certaine
Entre les bras de l’Espérance et de l’Amour.

Abbé Georges de Nantes

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Jean Madiran toujours présent

Jean Madiran toujours présent

jean madiran

 

La littérature nous a réunis une après-midi à Sciences Po, en 1988. Nous signions nos livres en des temps reculés où les grands livres avaient encore droit de cité. Etaient présents Ionesco, Michel Mohrt, Michel Déon.
Il fut surpris qu’une personne de la pauvre génération 68 choisisse d’étudier comme lui Brasillach.
Je récidivais avec un autre de ses auteurs aimés, Jean de La Varende. Il en connaissait tous les titres, jusqu’à utiliser des expressions de La Varende, A l’aide les pancaliers !
Jean Madiran a été introduit très tôt dans ce monde littéraire. André Charlier prodiguait de merveilleuses leçons dans son école des Roches. Les soirées étaient consacrées à des lectures de beaux textes et des pièces de théâtre. Péguy, Giraudoux, Anouilh, Bernanos en étaient les héros. On récitait Corneille, Racine et Claudel.

« Les temps barbares, écrivait André Charlier, ont leurs grâces, que n’ont pas les temps policés. Seulement, la sottise du chrétien d’aujourd’hui est qu’il espère pouvoir composer avec la barbarie, et se ménager avec elle un honnête petit mariage. Le chrétien des premiers âges savait qu’il n’avait qu’une chose à faire, c’est de s’enfoncer comme un fer rouge au cœur du monde et que même il ne pouvait faire autre chose. »
Je crois que la littérature était à la fois pour Jean Madiran un viatique et une arme pour ces temps en effet barbares. Charles Maurras lui avait montré la voie.
Tout naturellement donc il continua à découvrir les écrivains de son temps. Il publia avec Hugues Kéraly les premiers textes de Soljenitsyne dans Itinéraires. Cette revue devint le plus prodigieux recueil de textes d’écrivains de son temps.
Il aimait Pourrat dont il offrait volontiers le fantastique Gaspard des Montagnes, Gustavo Corceo, Eugenio Corti. Il aimait l’élégante prose d’un Georges Laffly, d’un François Leger. Il aimait Jacques Perret, Michel de Saint Pierre et Louis Salleron.

Il publia l’été, dans Présent, le délicieux Suzanne et le Taudis de Maurice Bardèche puis Le voyage du Centurion de Psichari.
Observer la bibliothèque d’un homme révèle toute son âme, ses admirations, ses aspirations et ses combats.
Le combat vint justement bousculer cette vie. La division diabolique venue de Rome, le massacre de la tradition, l’exclusion des hommes respectueux du magistère séculaire de l’Eglise, le nouveau culte obligatoire du progrès dans l’exercice public de la Foi comme dans une cuisine ont contraint l’amoureux des lettres à monter aux créneaux de la défense de notre civilisation. Et tous les écrivains qu’ils avaient aimés sont venus à son aide. Son constat, on le voit chaque jour davantage, était affreusement exacte :
« Nous vivons quelque chose de beaucoup plus profond qu’une crise politique, intellectuelle ou morale ; de plus profond qu’une crise de civilisation. Nous vivons ce que Péguy voyait naître et qu’il nommait une “décréation“. Dans l’évolution actuelle du monde, on aperçoit la domination à de mi-souterraine d’une haine atroce et générale, une haine de la nation, une haine de la famille, une haine du mariage, une haine de l’homme racheté, une haine de la nature créée… »

Il partit en guerre, comme les manants de La Varende, appelant : « A l’aide, les pancaliers » dans les pages de Mann d’Arc. Mais les pancaliers ne vinrent pas à l’aide des combattants, écrit-il le 12 mars 2010 dans Présent, « Ou plutôt ils ne poussent le dévouement, dans nos luttes civiles, que jusqu’à ramasser les blessés, quand ils sont à terre, et à les soigner. Les pancaliers, vous ne connaissez pas, reprend La Varende, ce sont les tièdes: de braves gens…sans bravoure. Une mollesse heureuse les affaiblit lentement et les réduit…On leur a donné ce nom par allusion à ces grands choux de l’Ouest, vous savez, dont les tiges sont des cannes un peu épaisses mais si légères, dont le bouquet est fait de feuilles épanouies, des choux sans cœur, Monsieur. »
Les évêques du temps firent pire : ils condamnèrent Itinéraires et son directeur.
La littérature n’est pas une affaire de prix Goncourt et de best sellers, elle aide les hommes de cœur à vivre ici-bas, elle brûlait l’esprit et le cœur de Jean Madiran et ses héros écrivains devinrent ses frères d’armes.

Anne Brassié

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Maurice Pujo analyse l’échec du 6 février 1934

Maurice Pujo analyse l’échec du 6 février 1934

maurice pujo

 Pourquoi les manifestations de janvier et février 1934, dont celle, tragique, du 6 février, n’ont pas débouché sur ce changement de régime, pour lequel l’Action française s’était toujours battue ? Maurice Pujo, après avoir conduit toute la campagne de l’Action française sur l’affaire Stavisky et dirigé l’action des camelots du Roi, en a donné l’explication en termes simples : sans une Action Française suffisamment forte et reconnue tant sur le plan de la pensée politique que de la conduite de l’action proprement dite, l’union des patriotes est stérile. Et la leçon vaut pour aujourd’hui.

À force de le répéter, les gens du Front populaire ont fini par croire que le Six Février était le résultat d’une terrible conjuration tramée de toutes pièces par d’affreux « fascistes » contre les institutions républicaines.

Rien ne correspond moins à la réalité. Le 6 Février a été, à son origine, le sursaut national le plus spontané, le plus pur d’arrière-pensées. Il a été la révolte de l’honnêteté et de l’honneur français contre un scandale qui était une des hontes naturelles et cachées du régime : le pillage de l’épargne sans défense avec la complicité des gouvernants qui en ont la garde.

Sans doute, ce scandale a été mis en lumière, développé, « exploité », si l’on veut, par des patriotes conscients qui étaient les hommes de l’Action française. Là-dessus, M. Bonnevay, président de la Commission du Six Février, ne s’est pas trompé lorsqu’il nous a désignés comme les responsables de la mobilisation de l’opinion et de la rue.

C’est nous qui avons publié les deux fameuses lettres Dalimier qui avaient été, aux mains de Stavisky, les instruments de l’escroquerie. C’est nous qui, par nos premières manifestations, avons chassé du ministère ce Dalimier qui se cramponnait. C’est nous qui, pendant trois semaines, encadrant tous les patriotes accourus à nos appels, avons fait à dix reprises le siège du Palais-Bourbon. C’est nous qui, par cette pression sur le gouvernement et les parlementaires, avons arraché chaque progrès de l’enquête, empêché chaque tentative d’étouffement. C’est nous aussi qui avons publié la preuve de la corruption d’un autre ministre, Raynaldi, et c’est nous qui, en rassemblant des dizaines de milliers de patriotes, le 27 janvier, au centre de Paris, avons chassé le ministère Chautemps qui cherchait à se maintenir […]

Tenter le coup ?

Dira-t-on que nous envisagions le renversement du régime ? Eh ! nous ne cessons jamais de l’envisager ! Nous avons, dès nos débuts, proclamé que nous formions une conspiration permanente pour la destruction de la République, cause organique de nos maux, et pour la restauration de la monarchie, qui seule pourra les guérir.

Mais, en menant la chasse aux prévaricateurs complices de Stavisky, nous n’avions pas visé, de façon préconçue, cet heureux événement. Il y avait des services immédiats à rendre à la France ; nous les lui rendions. Si, au terme de cette crise, la restauration de la Monarchie pouvait être tentée, nous n’en manquerions certes pas l’occasion. C’est seulement un fait qu’il n’y a pas eu d’occasion parce que les conditions nécessaires ne se sont pas trouvées réunies.

C’est ce que nous devons répondre à ceux qui, nous faisant le reproche inverse de celui de M. Bonnevay, estiment que nous aurions dû « tenter le coup ». Il y avait sans doute – ce qui est important – un malaise incontestable qui, au-delà des hommes au pouvoir, était de nature à faire incriminer le régime. Il y avait même, à quelque degré, dans l’esprit public, un certain état d’acceptation éventuelle d’un changement. Il y avait aussi l’inorganisation relative et le sommeil des éléments actifs chez l’adversaire socialiste et communiste. Mais ces conditions favorables, en quelque sorte négatives, ne pouvaient suppléer à l’absence de conditions positives indispensables pour avoir raison de cette chose solide par elle-même qu’est l’armature d’un régime resté maître de son administration, de sa police et de son armée. Et il faut un simplisme bien naïf pour s’imaginer qu’en dehors des jours de grande catastrophe où les assises de l’État sont ébranlées, comme au lendemain de Sedan, le succès peut dépendre d’un barrage rompu…

Pourquoi Monk n’a pas marché

Ce qui a manqué au Six Février pour aboutir à quelque chose de plus substantiel que des résultats « moraux », c’est – disons-le tout net – l’intervention de ce personnage que Charles Maurras a pris dans l’Histoire pour l’élever à la hauteur d’un type et d’une fonction, l’intervention de Monk. Un Monk civil ou militaire qui, du sein du pays légal, étant en mesure de donner des ordres à la troupe ou à la police, eût tendu la main à la révolte du pays réel et favorisé son effort. Un Monk assez puissant non seulement pour ouvrir les barrages de police, aussi pour assurer immédiatement le fonctionnement des services publics et parer à la grève générale du lendemain.

La question de ce qu’on a appelé à tort l’échec du Six Février se ramène à celle-ci : pourquoi Monk n’a-t-il pas marché ? Répondra-t-on qu’il n’a pas marché parce qu’aucun Monk n’existait ?

Il est certain que personne ne s’était désigné pour ce rôle. Mais c’est essentiellement un domaine où le besoin et la fonction créent l’organe. Il y aurait eu un Monk et même plusieurs si les circonstances avaient été telles qu’elles pussent lui donner confiance.

Certains s’imaginent qu’ils décideront Monk par la seule vertu de leurs bonnes relations avec lui et dans quelques conciliabules de salon. Singulière chimère ! Monk éprouve très vivement le sentiment de sa responsabilité. Ce n’est qu’à bon escient qu’il acceptera les risques à courir pour lui-même et pour le pays et il a besoin de voir clairement les suites de son entreprise. Devant apporter une force matérielle qui est tout de même composée d’hommes, il a besoin de pouvoir compter, pour le soutenir, sur une force morale assez puissante. Il ne réclame pas de civils armés – c’est là l’erreur de la Cagoule – qui doubleraient inutilement et gêneraient plutôt les soldats, mais il veut trouver autour de lui, lorsqu’il descendra dans la rue, une « opinion » claire, forte et unie.
Et cela n’existait pas au Six Février. Si les manifestants étaient unis par le sentiment patriotique et le mépris de la pourriture politicienne, ils n’avaient pas d’idée commune sur le régime qui conviendrait à la France pour la faire vivre « dans l’honneur et la propreté ». De plus, les rivalités de groupes et les compétitions des chefs empêchaient même que, séparés dans la doctrine, ils pussent s’unir dans l’action.

Depuis le début de l’affaire Stavisky jusqu’au 27 janvier où notre manifestation des grands boulevards renversa le ministère Chautemps, il y avait eu, dans l’action, une direction unique : celle de l’Action française. C’est à ses mobilisations que l’on répondait ; c’est à ses consignes que l’on obéissait. (On lui obéit même le jour où, en raison de la pluie et pour épargner un service plus pénible à la police, nous renonçâmes à la manifestation) Mais, à partir du 27 janvier, devant les résultats politiques obtenus et ceux qui s’annonçaient, les ambitions s’éveillèrent, et les groupements nationaux préparèrent jalousement, chacun de son côté, leur participation à une action dont ils comptaient se réserver le bénéfice. Cette agitation et cette division ne firent que croître, après la démission de M. Chiappe, préfet de police, survenue le 3 février.

Aucune entente

La Commission d’enquête a cherché un complot du Six Février. Mais il n’y avait pas un complot pour la bonne raison qu’il y en avait cinq ou six qui s’excluaient, se contrariaient et se cachaient les uns des autres. Il y en avait dans tous les coins et sur les canapés de tous les salons. On peut se rendre compte qu’il n’y avait aucune entente entre les groupes divers en examinant les rendez-vous qu’ils avaient donné pour la soirée historique, et les dispositions qu’ils avaient prises, sans parler des manœuvres qu’ils firent et dont à peu près aucune n’était d’ailleurs préméditée.

Si, par impossible, les patriotes l’avaient emporté dans de telles conditions, s’ils avaient chassé le gouvernement et le parlement, le désaccord entre eux n’aurait pas manqué d’apparaître presque aussitôt et les gauches vaincues n’auraient pas tardé à reprendre le pouvoir.

C’est à quoi le Monk inconnu, le Monk en puissance, devait songer. C’est pourquoi il s’est abstenu d’une intervention qui aurait été stérile. C’est pourquoi la journée du Six Février n’a pas donné de plus grands résultats.

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