Notes de lectures sur le Tome I de l’Examen de la philosophie de Bacon
Rien de plus instructif, au sujet de ce qu’on appelle la philosophie moderne, que l’Examen de la philosophie de Bacon.
Cet ouvrage posthume de Joseph de Maistre est un commentaire du fameux Novum Organum ainsi que de plusieurs autres œuvres anglaises et latines de Francis Bacon. Maistre y discute également la traduction française et ses notes, de sorte que le traducteur français est aussi l’un des personnages du livre.
Ce qui rend cette lecture intéressante, c’est qu’à mesure qu’on découvre la philosophie de Bacon, on y reconnaît une certaine philosophie qui a encore cours de nos jours. La philosophie de Bacon, dit Maistre, est « l’énumération des erreurs humaines ».
Maistre examine, d’une part, la méthode proposée par Bacon pour chercher la vérité dans les sciences ; et d’autre part, ce que Bacon a écrit sur des questions particulières touchant au système du monde, à l’histoire naturelle, à l’optique ou encore à la météorologie.
Il apparaît que ni cette méthode ni ces écrits n’ont de valeur. Le traducteur français en est impatienté et ne peut s’empêcher d’insérer dans ses notes des remarques mordantes contre l’auteur.
À quoi Bacon doit sa réputation.
La contribution réelle de Bacon aux sciences physiques est inexistante et sa méthode tant et si ridiculement exaltée n’a jamais été suivie par aucun physicien. En réalité, le fameux Novum Organum « n’est dans son objet et dans sa totalité qu’un long accès de délire ».
Si le XVIIIe siècle a tant fait (et si on continue de tant faire) l’éloge de Bacon, c’est pour son athéisme déguisé. « La gloire factice accordée à Bacon n’est que le loyer de sa métaphysique pestilentielle ».
La science réduite à la physique.
Car il y a bien une métaphysique de Bacon. Étrange métaphysique en vérité, qui affirme qu’il n’y a de science que dans la physique. En effet : « pour Bacon, il n’y a qu’une science, la physique expérimentale ; les autres ne sont pas proprement des sciences, vu qu’elles ne résident que dans l’opinion ». Autrement dit, « la certitude n’appartient qu’aux sciences physiques ». On reconnaît là l’idée principale d’un autre livre célèbre (d’ailleurs dédié à Bacon), à savoir la Critique de la raison pure. Ce qui fait dire à Maistre que « tout le venin de Kant appartient à Bacon ».
Pourquoi parler de venin ? Parce que cette réduction de la science à la physique conduit nécessairement au matérialisme. Si « la certitude n’appartient qu’aux sciences physiques », il n’y a de vérité certaine ni dans la métaphysique, ni dans la morale, ni dans la théologie naturelle…
Quoi qu’il en soit, cette affirmation est absurde, car la question de savoir ce qui est science et ce qui ne l’est pas, n’est pas une question à laquelle on puisse répondre par les moyens de la physique expérimentale. C’est, qu’on le veuille ou non, une question métaphysique. A travers cette affirmation, Bacon se condamne donc lui-même ; il tombe dans la même contradiction que ceux qui disent que la vérité n’existe pas tout en prétendant dire quelque chose de vrai.
De plus, nous fait savoir de Maistre, cette affirmation est dangereuse. « Il faut bien se garder de croire que ce système ne soit que ridicule ; il est éminemment dangereux et tend directement à l’avilissement de l’homme. Les sciences naturelles ont leur prix sans doute ; mais elles ne doivent point être exclusivement cultivées, ni jamais mises à la première place. Toute nation qui commettra cette faute tombera bientôt au-dessous d’elle-même. »
Le but de la physique.
Autre point remarquable de la métaphysique de Bacon, le but que ce dernier assigne aux sciences naturelles, à ces sciences en dehors desquelles il n’y aurait pas, selon lui, de certitude.
C’est l’objet d’un chapitre dont nous reproduisons, ci-dessous, un passage intéressant et représentatif du style enjoué de Joseph de Maistre. On découvre dans cet extrait que la philosophie de Bacon a pour but de conférer à l’homme des pouvoirs surnaturels et chimériques. Cette physique expérimentale qui, si l’on en croit Bacon, mérite exclusivement le nom de science, a pour but, comme l’alchimie, de conférer à une puissance infinie sur les choses matérielles. Voici :
Bacon « a pris la peine lui-même de nous dire ce qu’il attendait des sciences naturelles. Sous le titre burlesque de magnificence de la nature pour l’usage de l’homme il a réuni les différents objets de recherche que devait se proposer tout sage physicien et ce qu’il devait tenter « pour l’usage de l’homme ». Voici quelques échantillons de ces petits essais.
Faire vivre un homme trois ou quatre siècles ; ramener un octogénaire à l’âge de quarante ou cinquante ans ; faire qu’un homme n’ait que vingt ans pendant soixante ans ; guérir l’apoplexie, la goutte, la paralysie, en un mot, toutes les maladies réputées incurables ; inventer des purgations qui aient le goût de la pêche et de l’ananas ; rendre un homme capable de porter une pièce de trente-six ; faire qu’on puisse le tenailler ou lui briser les os sans qu’il en perde contenance ; engraisser un homme maigre ; amaigrir un homme gras, ou changer ses traits ; changer un géant en nain, un nain en géant ; ou, ce qui revient au même, un sot en un homme d’esprit ; changer de la boue en coulis de gélinottes, et un crapaud en rossignol ; créer de nouvelles espèces d’animaux ; transplanter celle des loups dans celle des moutons, inventer de nouveaux instruments de mort et de nouveaux poisons (toujours QUOAD usus humanos) ; transporter son corps ou celui d’un autre par la seule force de l’imagination ; mûrir des nèfles en vingt-quatre heures ; tirer d’une cuve en fermentation du vin parfaitement clair ; putréfier un éléphant en dix minutes ; produire une belle moisson de froment au mois de mars ; changer l’eau des fontaines ou le jus des fruits en huile et en saindoux ; faire avec des feuilles d’arbre une salade qui le dispute à la laitue romaine, et d’une racine d’arbre un rôti succulent , inventer de nouveaux fils pour les tailleurs et les couturières, et des moyens physiques de lire dans l’avenir ; inventer enfin de plus grands plaisirs des sens, des minéraux artificiels et des ciments.
En traduisant très fidèlement ces extravagances, je ne fais pas d’autre malice à Bacon que celle de développer ses idées, de réduire ses généralités à la pratique et à l’individualité, de changer pour ainsi dire son algèbre en arithmétique ; ce qui est de toute justice, puisque toute algèbre doit être traduite sous peine d’être inutile.
Tel est cependant le but général de cette fameuse philosophie de Bacon et tel est nommément le but particulier du Novum Organum tant et si ridiculement exalté. « Le but du chancelier Bacon dans cet ouvrage, nous dit son traducteur lui-même, est extrêmement élevé ; car il n’aspire à rien moins qu’à produire nouvelles espèces de corps et à transformer les espèces déjà existantes. »
En effet, l’entreprise est fort belle, et je ne crois pas qu’il soit possible de lui comparer rien dans l’histoire de l’esprit humain.
Pour sentir le caractère enjoué de cette page et la malice de l’auteur, il faut la comparer la version française aux expressions anglaises originales, que Maistre a reproduites dans la note suivante :
« Magnalia naturæ QUOAD USUS HUMANOS. Quand je n’aurais appris le latin que pour sentir la force et la sagesse de ce QUOAD, je ne pourrais regretter ma peine. — Je cite l’original de ces magnificences.
The prolongation of life : the restitution of youth is some degreee : the retardation of age : the curing of diseases counted incurable : the mitigation of pain : more easy and less loathsome purging : the increasing of abiity for suffer torture or pain : the alterings of complexions and fatness and leanness : the alterings of statures : the altering of features : the increasing and exalting of intellectual parts : versions of bodies into other bodies : making new species : transplanting of one species into another : instruments of destruction, of war and poison :… force of the imagination, either upon another body, or upon the body itself : acceleration of time in maturation : acceleration of time in clarifications : acceleration of putrefaction :… acceleration of germination :… turning crude and watry substances into oily and unctuous substances : drawing of new foods out of substances not now in use :… greater pleasures of the senses (Ah ! monsieur le chancelier, à quoi pensez-vous ?) : artificial minerals and cements.
(Magnalia naturæ à la tête de l’ouvrage intitulé : Sylva sylvarum, ou Histoire naturelle. Op. tom. I, p. 237, partie anglaise.) Je ne trouve point ce morceau dans la traduction de M. Lasalle. Il lui a paru sans doute passer toutes les bornes du ridicule. Ces sortes de suppressions sont un service qu’il rend de temps en temps à son auteur, et lui-même nous en avertit franchement.
Ce qu’il faut attendre de la science — réduite à la physique expérimentale —, ce n’est donc pas seulement qu’elle nous rende comme maîtres et possesseurs de la nature, selon la formule célèbre de Descartes. Cette science vise, comme l’alchimie, à nous conférer une toute-puissance chimérique sur la matière et sur les êtres vivants.
Il fut un temps où la loi, en France, n’autorisait pas le divorce. Le divorce, c’est-à-dire la prétendue dissolution du lien conjugal, fut autorisé une première fois par une loi de 1792 ; puis aboli, sous la Restauration, par la loi Bonald ; et de nouveau autorisé sous la Troisième République, par la loi Naquet.
Le livre que Bonald a écrit contre le divorce n’a rien perdu de son actualité. Combat d’arrière-garde, diront certains. Mais qu’importe ? Une loi « contraire à la nature de la société (1) » ne doit jamais être regardée comme définitive. Le livre de Bonald est un résumé et une réfutation de ce qu’on peut appeler la philosophie moderne. Car la question du divorce est « le champ de bataille où cette philosophie combat depuis si longtemps contre la raison (2)».
La philosophie moderne balance entre l’athéisme et le déisme, qui n’est qu’un « athéisme déguisé (3) », disait Bossuet. D’une manière ou d’une autre, elle ôte Dieu de l’univers : « La philosophie moderne, née en Grèce de ce peuple éternellement enfant, qui chercha toujours la sagesse hors des voies de la raison, commence par ôter Dieu de l’univers, soit qu’avec les athées elle refuse à Dieu toute volonté, en lui refusant même l’existence, soit qu’avec les déistes elle admette la volonté créatrice, et rejette l’action conservatrice ou la Providence ; et pour expliquer la société, elle ne remonte pas plus haut que l’homme : car je fais grâce au lecteur de tout ce qu’elle a imaginé pour rendre raison de l’univers physique, et même de l’homme, sans recourir à un être intelligent supérieur à l’homme et à l’univers. (4) »
Ayant ôté Dieu de l’univers, la philosophie moderne est incapable de concevoir les devoirs de l’homme ; elle ne songe qu’au bonheur de l’homme, c’est-à-dire au fond à son plaisir. Or, « la fin du mariage n’est pas le bonheur des époux, si par bonheur on entend, comme dans une idylle, le plaisir du cœur et des sens, que l’homme amoureux de l’indépendance trouve bien plutôt dans des unions sans engagement. (5) »
Le mariage est un engagement, et de cet engagement naissent des devoirs. « L’homme, la femme, les enfants sont indissolublement unis, non parce que leur cœur doit leur faire un plaisir de cette union ; car que répondre à celui d’entre eux pour qui cette union est un supplice ? Mais parce qu’une loi naturelle leur en fait un devoir, et que la raison universelle, dont elle émane, a fondé la société sur une base moins fragile que les affections de l’homme. (6)»
Bonald se dit persuadé « que le divorce, décrété en France, ferait son malheur et celui de l’Europe, parce que la France a reçu de mille circonstances natives ou acquises le pouvoir de gouverner l’Europe par sa force et par ses lumières, et par conséquent le devoir de l’édifier par ses exemples (7) ».
La question du divorce « remue à elle seule toutes les questions fondamentales de la société sur le pouvoir et sur les devoirs (8) ». L’intention de Bonald est de « faire voir que de la dissolubilité du lien conjugal ou de son indissolubilité, dépend en France et partout le sort de la famille, de la religion et de l’État (9) ».
Le divorce, « faculté cruelle qui ôte toute autorité au père, toute dignité à la mère, toute protection à l’enfant, (10) » n’est pas seulement l’affaire des époux : c’est aussi l’affaire des enfants. « L’engagement conjugal est réellement formé entre trois personnes présentes ou représentées ; car le pouvoir public, qui précède la famille et qui lui survit, représente toujours, dans la famille, la personne absente, soit l’enfant avant sa naissance, soit le père après sa mort. »
Dans le divorce, les droits de l’enfant sont piétinés. « Le père et la mère qui font divorce, sont réellement deux forts qui s’arrangent pour dépouiller un faible ; et l’État qui y consent est complice de leur brigandage. (11) » Par le divorce, la femme devient une marchandise. « Si la dissolution du lien conjugal est permise, même pour cause d’adultère, toutes les femmes qui voudront divorcer se rendront coupables d’adultère. Les femmes seront une marchandise en circulation, et l’accusation d’adultère sera la monnaie courante et le moyen convenu de tous les échanges. (12) »
Cette prédiction n’est-elle pas réalisée sous nos yeux ?
Nouveauté aux Éditions d’Action Française :Vraie et fausse laïcité, Philippe Prévost, 13 €.
Fidèle à sa volonté de donner une véritable colonne vertébrale intellectuelle à ses amis, Philippe Prévost, historien et essayiste, militant d’AF depuis de longues années, publie un essai aux jeunes éditions d’Action Française.
Charte de la laïcité, polémiques sur le voile ou l’abaya, fête de Hanoucca à l’Elysée, Comme l’a écrit Jean-Marie Mayeur, historien spécialiste de la IIIe République, « Peu de mots sont plus chargés de passion que celui de laïcité ».
Ce concept a deux sens très différents, pour ne pas dire opposés. Un sens traditionnel dérivé de la parole du Christ: « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » et celui donné à partir de la Révolution ou sous prétexte d’unité, tout a été donné à César et rien à Dieu.
Ces deux conceptions de la laïcité sont incompatibles contrairement à ce qu’ont cru les partisans du Ralliement et du dernier Concile.
C’est cette histoire mouvementée ou les torts ne sont pas tous du même coté, loin de là, que raconte ce livre…
Entretien avec Jean-Marie Cuny et Sylvain Durain à propos du livre Le Lorrain Barrès.
AF : Messieurs, d’abord merci d’accorder cet entretien à l’Action Française à l’occasion des 100 ans de la mort de Maurice Barrès. Pourriez-vous, tout d’abord, nous dire comment vous en êtes venus à la connaissance de ce « Prince de la jeunesse » ? Qu’est-il pour vous ?
Jean-Marie Cuny : Barrès est né à Charmes (Vosges) le 17 août 1862. Il est mort le 4 décembre 1923 à l’âge de 61 ans après une vie dense et active. Je me suis intéressé à Barrès à travers la lecture de quelques-unes de ses œuvres.
« Prince de la Jeunesse » en son temps, Barrès n’est pas resté méconnu à notre époque, mais la jeunesse actuelle a trouvé d’autres modèles. Son nom est donné à de nombreuses villes de France. Il est pour moi l’auteur de 18 romans. Ses écrits politiques regroupent également 35 titres et ses cahiers forment 11 volumes… Il y a donc de quoi méditer sur ces pages. Ce Lorrain a œuvré d’importance pour l’identité forte du pays. De plus, il est à l’origine de la Fête Nationale de la France (1920) qui est plus souhaitable que le 14 juillet, bien sûr !
Sylvain Durain : Je suis venu assez tard à Maurice Barrès. D’abord intéressé par Jacques Bainville par le truchement de Pierre Hillard, je me suis plongé dans son œuvre si riche et prophétique. La réédition des Conséquences politiques de la paixaux Editions du Verbe Haut avec une préface de Pierre Hillard va dans ce sens. Barrès m’est venu par son côté Lorrain et plus particulièrement nancéien. En effet, j’ai travaillé en tant que maître d’internat dans le lycée dans lequel Barrès a poursuivi une partie de ses études et dont il parle dans les Déracinés. Puis sont venus ses autres livres.
Le Lorrain Barrès : les attaches régionales du nationaliste
AF : Vous venez d’éditer aux éditions du Verbe Haut un livre consacré à notre auteur, Le Lorrain Barrès, écrit par monsieur Jean-Marie Cuny, spécialiste de l’histoire lorraine. Une telle étude manquait-elle pour mieux appréhender Maurice Barrès ? S’est-on trop focalisé sur son nationalisme et trop peu sur son régionalisme ?
Jean-Marie Cuny : Barrès revendiquait volontiers et sans cesse son identité lorraine, même si ses œuvres nombreuses comportent seulement trois ouvrages concernant la Lorraine : Colette Baudoche (1909) histoire d’une jeune fille de Metz durant l’annexion au Reich ; Le 2 novembre en Lorraine, ouvrage évoquant la terre et les morts ; La Vallée de la Moselle qui contient de belles pages descriptives tout au long du parcours de la rivière qui prend sa source au col de Bussang, dans les Vosges et la Colline Inspirée, roman qui a connu (et connaît toujours) un très grand succès (1914).Mais l’œuvre littéraire de Barrès est essentiellement nationale.
Sylvain Durain :L’aspect régionaliste, comme le rappelle très bien Jean-Marie, a été trop délaissé au profit de son nationalisme si particulier. J’ai découvert, en grand partie grâce à Monsieur Cuny, son attachement viscéral et profond à sa région de naissance. C’est en se cherchant qu’il a retrouvé ses racines et c’est à partir de cet enracinement qu’il est devenu l’homme que l’on connaît.
AF : En quoi Maurice Barrès est-il Lorrain ? Est-ce une identité qu’il reconstruira a posteriori de son évolution, ou vécut-il toujours de cette réalité ?
Jean-Marie Cuny : Maurice Barrès est Lorrain de naissance, dont le berceau natal est à Charmes dans les Vosges. Mais c’est surtout dans son environnement parisien, politique et littéraire, qu’il a pris conscience de son identité lorraine.
Sylvain Durain : Selon moi, Barrès est Lorrain de naissance, certes, mais il est Lorrain car il a arpenté les routes, les chemins, les villages, il a senti et appréhendé l’âme lorraine que peu connaisse. Jean-Marie l’évoque très bien dans son livre. Que serait être lorrain mais ne rien connaître de sa région ? N’en avoir aucun souvenir ni aucune réminiscence ? Ce serait l’identité mondialiste, celle du « je suis chez moi partout ». Ce n’est pas la conception de Barrès.
Barrès, un auteur vraiment germanophobe ?
AF : Nous connaissons bien la germanophobie de Barrès. Comment réussit-il à la concilier avec les héritages germaniques qui parcourent tout de même de larges parties de la Lorraine ?
Jean-Marie Cuny : La germanophobie de Barrès est surtout une protestation vigoureuse contre l’annexion au Reich allemand de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine, en 1871. La Lorraine n’a jamais été germanophone. Il y a certes sur son territoire une frontière linguistique avec d’un côté de cette ligne le patois lorrain roman et de l’autre le francique lorrain qui est un héritage de la langue de Charlemagne.
Sylvain Durain : Barrès est très clair à ce sujet, la Lorraine est devenue française, bon gré mal gré, et il faut l’accepter. Je ne suis même pas certain qu’il fût véritablement germanophobe. Comme Bainville, il a compris qui était l’ennemi de l’époque et il le respectait au point de le combattre vigoureusement. Barrès rappelle à plusieurs reprises la trahison des ducs qui nous ont conduit vers la France. Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet, comme les massacres commis par Richelieu contre la Lorraine et les lorrains, avec potentiellement des dizaines de milliers de morts dans le but défranciser la région. Ma formule, pour sortir de ces impasses, est simple : Nous sommes pour une Lorraine libre dans une France libre. Imaginer une indépendance serait totalement ridicule et jouerait, in fine, le jeu du mondialisme.
Quelles sont les œuvres de Maurice Barrès qui traitent de la Lorraine ?
AF : Quelles sont, parmi ses œuvres, celles qui traitent de sa région natale ?
Jean-Marie Cuny : Barrès est un littéraire. Il n’a pas publié d’ouvrages historiques. Bien sûr, il est fortement question de la Lorraine dans la Colline Inspirée (1914). Dans la Vallée de la Moselle, il relate sa randonnée à bicyclette tout au long de la rivière depuis la source. Enfin Le 2 novembre en Lorraine évoque la terre et les morts dans des pages superbes.
Sylvain Durain : Rien à rajouter à la réponse de Jean-Marie Cuny, si ce n’est que le livre Le Lorrain Barrès permet justement de sortir de ce dont nous parlions. Être enraciné dans sa région pour ensuite se projeter vers la France.
Sainte Jeanne d’Arc : une source d’inspiration originaire de Lorraine
AF: Sainte Jeanne d’Arc tient une place prépondérante dans l’univers barrésien. En quoi, pour lui, incarnait-elle un idéal ?
Jean-Marie Cuny : Jeanne d’Arc, tient une place importante dans l’œuvre et la réflexion de Barrès. Il a longtemps médité sur les lieux où vécut la bonne Lorraine durant son enfance. Barrès a parcouru en tous sens le pays de Domremy, Bermont et son ermitage, Vaucouleurs. Je pense que Maurice Barrès cherchait un thème fort afin de réaliser un roman, mais finalement, il a trouvé l’inspiration sur le haut-lieu de Sion-Vaudémont.
Sylvain Durain : Saint Jeanne d’Arc me semble être un idéal pour Maurice Barrès, peut-être même une quête spirituelle qu’il n’aura jamais atteint mais qui l’a accompagné tout au long de sa vie. Après ses passages douteux dans les univers martinistes et ésotériques par le truchement de Stanilsas de Guaïta, peut-être cherchait-il une « figura christi » à suivre. Nous ne le saurons jamais vraiment car Barrès a politisé son idéal en donnant à la France sa deuxième fête nationale. Pour cela il mérite un immense respect.
Quel est l’héritage du lorrain Barrès dans sa région natale ?
AF : Quelle place tient encore Maurice Barrès en Lorraine ? Peut-il encore être honoré ? Est-il oublié ?
Jean-Marie Cuny : Le nom de Maurice Barrès est maintenu sur les plaques de rues de nombreuses villes de France et de Lorraine, bien sûr. Est-il encore lu ? C’est difficile à juger. Peu de ses œuvres sont rééditées mais son dernier livre La Colline Inspirée est un ouvrage toujours lu et relu aujourd’hui. Quant à la maison de Barrès à Charmes, construite par son grand-père, elle a été léguée à madame Paul Bazin, secrétaire de Philippe Barrès. Cette dame a cédé le fonds Barrès à la Bibliothèque nationale de France, en 1978. Cette demeure aurait mérité d’appartenir au patrimoine national. Hélas, tout a été dispersé.
Sylvain Durain : Maurice Barrès est totalement oublié en France et donc en Lorraine. Avec ce livre de Jean-Marie Cuny, nous tentons de faire revivre le sentiment de fierté d’être Lorrain porté par ce grand homme. Un petit livre jeunesse est également prévu pour la Saint-Nicolas, dont le but est d’introduire les plus jeunes à son œuvre.
AF : Nous vous remercions d’avoir répondu à nos questions et nous invitons nos lecteurs à se procurer au plus vite ce beau livre qui nous permettra de mieux honorer sa mémoire ! Qui vive ? Nos morts !
Sylvain Durain : Un grand merci à vous, les amoureux de la Lorraine peuvent s’abonner à La Nouvelle Revue Lorraine, fondée il y a presque 50 ans par Jean-Marie Cuny. Le livre Le Lorrain Barrès, dédicacé spécialement pour vos lecteurs, est disponible à l’achat sur le site des Éditions du verbe haut, avec un petit mot à nous adresser. Bonne lecture et vive la Lorraine !
Cuny Jean-Marie, Le Lorrain Barrès, Nancy, Editions du Verbe Haut, 2023.
« Depuis Clairvaux, Maurras écrit à Salazar le 31 mars 1951 pour lui dire “l’admiration enthousiaste que lui inspirent ses travaux, leur succès, leur triomphe“ et, l’année suivante, lorsqu’Henri Massis part à Lisbonne pour le rencontrer, il lui transmet un exemplaire dédicacé de la Balance intérieure accompagné de ces mots recueillis à l’occasion d’une visite tourangelle : “Vous lui redirez ma vieille admiration, je dirais presque ma tendresse, car il a donné, ou plutôt il a rendu à l’autorité le plus humain des visages.“(Olivier Dard, Charles Maurras, le nationaliste intégral, Paris, Dunod, 2023, p. 292)
Notre mouvement entretint longtemps des relations nourries avec celui qui incarna pendant de longues années la politique portugaise de l’Estado novo, à savoir António de Oliveira Salazar, dont une nouvelle biographie vient de sortir aux éditions Via Romana. Cette dernière émane d’un historien dont les nombreuses biographies de qualité nous sont déjà bien connues ; nous ne citerons que celles consacrées à Ménélik II l’Unificateur, soleil de l’Ethiopie, à Niégoch, un Dante slave, ou encore à Elisabeth Féodorovna, princesse martyre, toutes parues aux éditions Via Romana. Nous aimerions aussi évoquer la belle biographie qui nous fit découvrir cet auteur ; celle consacrée à cette magnifique figure que fut Dom Besse : Dom Besse, un bénédictin monarchiste, parue aux éditions de Paris.
A coup sûr, cette biographie de Salazar, tout à fait accessible, servira longtemps de référence. Elle n’est ni trop succincte, ni trop volumineuse : l’essentiel y figure et l’homme, en ses dimensions constitutives, y est justement exposé. Certains éléments, qui mériteraient d’être à nouveau pensés, sont judicieusement mis en avant. Ainsi en est-il, par exemple, du troisième chapitre qui a pour titre « Chrétien social et non démocrate-chrétien » (p. 33). La démocratie chrétienne, qui fleurit après 1945 dans la plupart des pays de l’Ouest, manifesta de fortes différentes au Portugal où elle fut particulièrement conservatrice, c’est-à-dire anti-démocrate, anti-libérale, anti-individualiste et anti-moderniste. Très tôt, en effet, la ligne politique de Salazar fut celle d’un catholicisme intégral qui suivait l’enseignement pontifical et ce, notamment, sur la question sociale : « A vrai dire, à côté de l’influence partiellement maurrassienne que subit la doctrine de Salazar, il faut mentionner le rôle que joua la pensée du remarquable jésuite Louis Taparelli d’Azeglio (1793 – 1862) […], il avait d’abord incliné au traditionalisme philosophique de Joseph de Maistre, Bonald et Lamennais ; cependant il rompit avec ce courant au Collège romain de la Compagnie en devenant thomiste […] Hostile aux “faux dogmes de 1789“ et au libéralisme que Victor-Emmanuel II acclimatait dans son royaume sous l’influence maçonnique de Cavour, il rejoignait Taine et surtout Le Play, qui influença durablement le catholicisme social » (p. 37).
Nous suivons ainsi Salazar au fil de son histoire ; celle d’un professeur devenu le responsable d’un État allant à contre-courant de tous les autres. Nous y revoyons la mort du roi et l’établissement de ce qui fut appelé l’Estado Novo… Nous sommes plongés dans la manière toute singulière qu’avait Salazar de gouverner, loin du faste et des mondanités. Le chapitre VIII est également fort intéressant où il est question de la vision qu’avait Salazar des relations devant exister entre l’Etat et l’Eglise : « L’âpre et longue négociation d’un concordat entre l’Estado Novo et la papauté montra que Salazar n’était nullement favorable à la soumission du temporel au spirituel. Certes, catholique convaincu, il voulait corriger les abus et les injustices infligés à l’Eglise par la Ire République, violemment anti-cléricale. Il désirait aussi respecter la dignité institutionnelle du christianisme lusitanien » (p. 87). Voulait-il ainsi instaurer une sorte de gallicanisme lusitanien ?
Tout aussi intéressant est le chapitre IX « Louvoyer et maintenir » qui remet en perspective certaines critiques apportées aux décisions prises par Salazar durant les temps extrêmement troublés qui séparent les deux Guerres mondiales : « Que peut faire un pays de taille modeste, à l’écart dans un recoin de l’Europe, mais contrôlant de nombreux territoires outremer, face aux grandes puissances carnassières ? » (p. 93). Toute la question est là ! Que pouvait donc faire Salazar pour servir un pays pris en tenailles entre les grandes puissances montantes ? Quelle attitude ? Quelle alliance ? Comment se maintenir ? Comment assurer les territoires portugais si loin d’Europe ? L’auteur expose clairement la ligne qui fut suivie, faite de fermeté et d’intelligence pratique.
Bref, le nouvel Etat qu’instaura Salazar, fait de grandeurs et de carences, fut tout à fait original, tout à fait singulier, à l’image du personnage. Comment pouvait-il en être autrement ? Ne fut-il pas aussi le fruit de tous les courants qui agitaient le monde ? Certes, sous sa férule le Portugal restât dans un certain archaïsme, l’économie étant encore traditionnelle et l’illettrisme répandu. Mais, le gain ne fut-il pas plus important ? Avec l’absence de grandes crises économiques et loin de la boucherie de la Deuxième guerre mondiale, le peuple ne fut-il pas épargné ? Grâce à lui, le pays ne put-il pas échapper au communisme et aux guerres civiles ? « Pour Salazar, la forte maxime de Donoso Cortès (1809 – 1853), “gouverner, c’est résister“, n’était pas périmée. Sans doute avait-il lu ces lignes du philosophe espagnol de l’Histoire : “Quand la légalité suffit pour sauver la société, la légalité ; quand elle ne suffit pas, la dictature […] Je choisis la dictature qui vient d’en haut, celle du sabre, plutôt que celle du poignard parce que plus noble“ » (p. 165).
Voilà donc une très belle biographie qui nous replonge dans cette passionnante page de l’histoire Portugaise : Deus, Pátria e Familia ! Salazar ? Présent !
Il faut s’imaginer l’état des forces morales de la nation en 1917 pour mesurer l’importance que peuvent avoir l’œuvre et la démarche d’un écrivain soucieux de leur porter secours. À cette date, en pleine guerre, chaque foyer français est privé d’un frère, d’un mari, d’un fils, tous mobilisés pour l’immense combat qui se joue pour la défense de la patrie. Nous connaissons la souffrance des Poilus, la rigueur de leur engagement, la dureté de leur quotidien et l’effroyable tension qui s’abat et dégrade leur énergie. Nous savons par exemple que beaucoup de ceux qui reviendront des tranchées n’en reviendront pas indemnes psychologiquement. Côté Poilus, c’est entendu : tout était terrible. Ce que l’on pense moins souvent à honorer de nos souvenirs, c’est la cruauté de l’épreuve imposée par la guerre aux épouses, aux parents, aux enfants restés dans les foyers. Ils vivaient dans la peur quotidienne de recevoir un jour le courrier qui leur annoncerait la mort du cher parent.
En 1917, Maurice Barrès convoque Jeanne d’Arc au chevet de la France
Alors les jeunes filles, les épouses, les familles, pour mieux s’associer à leur manière au combat mené là-bas par les hommes, avaient également besoin qu’on leur donne les nourritures morales et spirituelles indispensables pour soutenir une pareille épreuve. L’écrivain Maurice Barrès, très sensible aux puissances profondes, soucieux à la fois du sort des Poilus sur le front et de celui des épouses, a jugé nécessaire de convoquer, pour les renforcer tous d’un même mouvement, la figure précieuse, grandiose, historique, nationale et religieuse de Jeanne d’Arc. Il organise alors des rassemblements, des dépôts de gerbes, des discours, il aide à structurer les forces autour de Jeanne qui, cinq siècles plus tôt, a fait la démonstration que la France, dès qu’elle est défendue par l’ardeur de ses enfants, se sort forcément des situations qui paraissent insurmontables. Dans la presse, il multiplie les articles ; à la Chambre, il travaille à l’instauration d’une journée en souvenir de Jeanne d’Arc. Plusieurs fois, il se rend devant la statue de l’héroïne, entouré des jeunes filles de Paris, pour redire aux cœurs tristes qu’il ne faut pas l’être et pour prendre chez la grande Lorraine de l’énergie exemplaire pour la faire germer sur le sol déprimé d’une nation en guerre.
Une nation unie autour de ses héros
Dans Autour de Jeanne d’Arc, publié en 1917, il explique sa démarche, rappelle qu’une nation ne peut survivre que si elle rappelle à ses contemporains le souvenir grandiose de leurs ancêtres pour qu’ils s’en inspirent et reproduisent, à leur mesure, leurs exploits. Sans cet effort, le sol qui a besoin de la sueur des braves pour se cultiver sans cesse s’assèche et prend le risque de périr. Mais cet effort indispensable, l’écrivain le sait, ne peut être mené qu’à la condition d’être « énergisé » par des modèles, par des maîtres. En cette manière, Jeanne d’Arc apparaît comme la figure incontournable et incontestable. Le livre fournit aux lecteurs les méditations patriotiques de Maurice Barrès, écrivain à la fois intellectuel et sensible dont la plume, je le rappelle chaque fois, savait dire avec émotion des choses intelligentes et des choses intelligentes avec sensibilité. L’action de Barrès en 1917 a porté ses fruits en son temps ; et comme il a eu l’excellente idée de la consigner dans un livre, ce même livre aujourd’hui disponible peut également avoir un effet mobilisateur, réconfortant et inspirant pour le lecteur de 2023. Aux Français désolés de voir leur pays dans un état aussi déplorable, l’exemple de Jeanne d’Arc et la plume mobilisatrice de Maurice Barrès rappellent que ce n’est pas la première fois dans son histoire que la France prend des coups et qu’à chaque fois elle s’est relevée. Souvent, il ne faut pour amorcer ce relèvement qu’un homme, qu’une jeune femme, qu’un exemple, qu’une étincelle… !
Autour de Jeanne d’Arc : réédition de trois ouvrages majeurs de Barrès
L’ouvrage Autour de Jeanne d’Arc et autres textes réédité désormais agrège également deux autres écrits importants du grand écrivain, Les traits éternels de la France et La terre & les morts. Dans le premier texte, il prononce à leur sujet l’éloge que les officiers français et les soldats méritent qu’on leur adresse. Héritiers de traditions plusieurs fois centenaires, cœurs vaillants au feu, dignes représentants de la race des combattants, les officiers français, descendants de Bayard, largement sacrifiés pendant la Grande guerre, formaient alors une élite, presque une aristocratie du cœur et de l’attitude. Barrès leur rend un hommage d’autant plus mérité qu’ils paieront cher leur contribution à l’effort de guerre.
Enfin, La terre & les morts. Le 10 mars 1899, Maurice Barrès devait donner une conférence à La ligue de la patrie française sur le thème de l’enracinement, du patriotisme et du lien particulier qui unit les êtres à leurs ancêtres, lien qui les constitue en qualité de peuple. La conférence ne sera finalement pas donnée mais le texte a heureusement été conservé et il est intégré dans Autour de Jeanne d’Arc et autres textes, concentré barrésien pur jus que je m’honore de rééditer à La délégation des siècles.
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