Faut-il commémorer Napoléon ?
Il y aura deux cents ans le 5 mai prochain, l’empereur Napoléon 1er s’éteignait à l’âge de cinquante et un ans, à l’île Sainte-Hélène, prisonnier des Britanniques sur un rocher bien peu hospitalier. « L’avenir apprendra s’il n’eût pas mieux valu, pour le repos de la terre, que, ni Rousseau ni moi, n’eussions jamais existé », aurait un jour confessé Napoléon Bonaparte, selon le marquis Stanislas de Girardin, à Ermenonville devant le tombeau de l’auteur du Contrat social. Sans doute faut-il penser ici à ces guerres de masses, ruineuses en hommes et en biens, conduites au nom de l’idéologie rousseauiste libertaire et égalitariste, qui mirent l’Europe à feu et à sang durant tout l’Empire et qui ont continué d’endeuiller les deux siècles suivants.
Dictateur de Salut public
Il ne saurait être question de nier que Bonaparte fut un grand homme et qu’avant même de ceindre sa couronne de pacotille, il avait rendu à la France un service incontestable. Non pas, comme on le dit trop souvent, en arrêtant, le 18 brumaire 1 799, la Révolution (celle-ci sévit encore dans notre XXIe siècle !), mais en rétablissant un certain ordre qui permit à la France de se reprendre et de recouvrer une relative paix civile propice à un élan intellectuel et même religieux. Quant à « l’épopée napoléonienne », qui fut toujours grandiose dans ses bonheurs et dans ses malheurs, du soleil d’Austerlitz à la tragique retraite de Russie et à Waterloo, elle appartient à notre Histoire et ses gloires, comme ses défaites, restent celles du sang français.
L’intelligence politique de Bonaparte, dictateur de Salut public, qui s’était révélée dès le Consulat, fut en fait d’inscrire les meilleures de ses réformes dans la continuité des règnes de Louis XV et de Louis XVI. Que l’on songe aux grands services publics, l’enregistrement, le domaine, les hypothèques, l’administration des vingtièmes (devenus contributions directes), la Régie, les Postes, les Eaux et Forêts, les Ponts et Chaussées, les Mines, autant de corps, écrit Pierre Gaxotte dans son irremplaçable ouvrage La Révolution française, « que la Révolution démolirait et que Napoléon n’aurait qu’à relever pour faire figure de créateur ». Significative à cet égard, la présence à ses côtés comme troisième consul en 1 799, de Charles-François Lebrun (1 739-1 824), futur duc de Plaisance, lequel avait commencé sa carrière sous Louis XV et avait collaboré avec le garde des Sceaux René-Charles-Augustin de Maupeou (1 714-1 792) à la réforme de 1 771 qui eût certainement sauvé la monarchie si le jeune et trop bon Louis XVI n’avait pas cru devoir rappeler les parlements dès son avènement en 1 774.
Toutefois , ce bon travail de reconstruction de l’État restait souillé à la base, parce que le Premier consul, puis l’empereur, essentiellement préoccupé, comme tout parvenu, de succès immédiat, et même ayant compris qu’un État moderne aurait pu naître sans la Révolution, ne sut pas considérer objectivement le problème français de toujours, celui de l’unité dans la diversité. Il crut consolider la France en consolidant les acquis de la Révolution, lesquels étaient fondamentalement destructeurs. Si donc l’appareil préfectoral renouait par certains aspects avec les intendants de la monarchie, l’idéologie étatique et individualiste issue de 1 789 ne laissa point revivre, face à la toute-puissance étatique et bureaucratique, les franchises et les coutumes protectrices des familles, des métiers, des communautés territoriales, en somme les forces vives du pays réel. La centralisation napoléonienne allait pour longtemps rester dans les esprits comme l’image repoussante d’un pouvoir fort, et les générations suivantes allaient ainsi se retrouver dans l’impossibilité de surmonter l’anarchie – que la philosophie des Droits de l’Homme ne cesse d’exaspérer – autrement que par la tyrannie et l’omnipotence de l’État. D’où une toujours latente crise de l’État…
Et que dire du Code Napoléon rebaptisé code civil, expression d’une morale utilitariste fondée sur le seul intérêt de l’individu ? On voit, deux cent cinquante ans après, qu’il n’est d’aucune utilité pour défendre la famille tant il est vrai que, comme l’avait bien vu Renan, il semble avoir été rédigé pour un individu « né enfant trouvé et destiné à mourir célibataire ».
Mon pouvoir vient de moi…
Le 4 mai (28 floréal) 1804, le Sénat décida qu’il était « du plus grand intérêt du peuple français de confier le gouvernement de la République à Napoléon Bonaparte, Empereur héréditaire ». Toutefois, les sénateurs restaient un peu méfiants, du moins pour la forme, car ils souhaitaient « que la Nation ne soit jamais forcée de ressaisir la puissance et de venger sa majesté outragée … » Qu’importe : le verdict populaire sanctionna la décision par 3 572 329 « oui » contre 2 579 « non ».
Certes la paix avec l’Angleterre n’avait guère duré, mais la reprise économique rassurait les Français. Bonaparte pouvait tout se permettre, même un crime des plus inexpiable : il fit enlever de force un prince du sang de France, le jeune Louis-Antoine de Condé, duc d’Enghien (1 772-1 804), lequel se trouvait en pays de Bade et fut amené au château de Vincennes pour être passé par les armes après un simulacre de procès, le 21 mars 1 804. Désormais les plus compromis dans les excès terroristes révolutionnaires, n’auraient plus rien à refuser à ce général « séparé, disait-on, des Bourbons par un fossé de sang royal ».
La conspiration de Georges Cadoudal (1 771-1 804), à laquelle le duc d’Enghien était totalement étranger, avait irrité le Premier consul, mais lui avait aussi montré la fragilité de la forme de gouvernement consulaire. D’où l’urgence de créer une dynastie… On ne pourrait plus croire frapper la Révolution dans la personne du Premier consul !
Ainsi la Révolution se faisait conservatrice et, pour mieux se conserver, se donnerait un empereur… Le mot faisait rêver ; le nom de roi était trop attaché aux Capétiens et à leur branche de Bourbon, celui d’empereur évoquait les César, Charlemagne, l’esprit de conquête et, surtout, il forcerait les Habsbourg, jusqu’alors seuls détenteurs du nom d’empereur, à se recroqueviller sur l’Autriche. On restituerait à la France le sceptre qu’avait porté Charlemagne.
On alla de fête en fête. Bien vite oubliée la mort de l’innocent duc d’Enghien, même dans la vieille noblesse où beaucoup se prenaient à rêver d’une nouvelle Cour !… Simple fait-divers la mort sur l’échafaud le 25 juin de Georges Cadoudal et de onze Chouans ! Le tourbillon des plaisirs effaçait tout : le 14 juillet, Napoléon inaugura l’ordre de la Légion d’Honneur ; le 15 août, jour de son anniversaire, il fit organiser une immense parade militaire au Camp de Boulogne. Dans les rues, dans les jardins, dans les ateliers, on s’affairait à la préparation des costumes et des tentures du sacre prévu pour le 2 décembre. Même le pape Pie VII, après quelques tergiversations, accepta de venir à Paris : Napoléon n’avait-il pas rétabli le culte catholique en France ?
La cérémonie eut donc lieu le jour prévu dans la cathédrale Notre-Dame de Paris entièrement décorée. Napoléon, avec un grand sens du théâtre, avait tout prévu dans les moindres détails, même, en dépit des vagues assurances verbales, d’arracher la couronne des mains du pape pour se la poser lui-même sur la tête. Façon de faire remarquer qu’il ne reconnaissait aucunement tenir son pouvoir de Dieu. À Notre Seigneur Jésus-Christ répondant à Ponce Pilate : «Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait été donne d’En-Haut », Napoléon, en grossier personnage, rétorquait, par delà les âges : «Mon pouvoir vient de moi ».
L’aventure d’un parvenu de génie
Ce Sacre fut essentiellement une opération politique. Il fallait rassurer la nouvelle classe de propriétaires née de la vente des biens nationaux ; ceux-ci étaient forcément attachés à la Révolution. Assistaient au sacre : Charles Maurice de Talleyrand-Périgord (1 754-1 838) évêque apostat, Joseph Fouché (1 759-1 820), duc d’Otrante, ancien oratorien, mitrailleur de Lyon et déchristianisateur de la Nièvre, Pierre-François Réal (1 757-1 834) qui avait organisé sous la Convention le culte de la Déesse Raison. Les tribuns et les futurs maréchaux étaient aussi dans la cathédrale, mais ne croyaient pas en Dieu et ne voyaient dans cette cérémonie qu’une « capucinade ». Personne n’avait le sens religieux, pas même les évêques, tous nommés par le Premier consul, donc zélés, mais sans piété.
Outre Napoléon lui-même, il est deux acteurs de cette mascarade qui en attendaient quelque chose : Joséphine de Beauharnais (1 763-1 814), laquelle se souvint juste la veille qu’elle n’était pas mariée religieusement avec Napoléon et fit venir au petit matin l’oncle du Premier consul, le cardinal Fesh (1 763-1 839), qui bénit les époux. Joséphine pensa qu’elle consoliderait ainsi son mariage et empêcherait le divorce ; elle allait être bien déçue. Pie VII espérait lui aussi beaucoup de cette cérémonie : il pensait faire revenir Napoléon sur les fameux articles organiques ajoutés au Concordat, qui donnaient à l’État la haute main sur l’Église de France. Non seulement l’empereur refusa de renégocier ces articles, mais, dès 1809, soit cinq ans après, il allait faire arrêter le souverain pontife. Le seul qui ne fut pas déçu par ce théâtre est peut être Talleyrand dont le sourire tout le long de la cérémonie révélait qu’il se moquait de ce qu’il voyait.
Quelques jours plus tard, Louis XVIII ( 1 755-1 824), comte de Provence, en exil, éleva une protestation et Joseph de Maistre (1 753-1 821) qualifia l’attitude du pape de « hideuse apostasie », l’avertissant qu’à force de céder, il finirait par devenir « un polichinelle sans conséquence »… Mais les souverains de toute l’Europe s’empressèrent d’envoyer leurs félicitations au soldat de la Révolution devenu leur « cousin », puisque entré dans la cour des Grands.
Le drame de Napoléon fut d’être un homme pressé. Incapable, malgré des lueurs de sens politique, de penser dans la durée, donc d’insérer son action dans l’Histoire, il bâtit sur du sable en se référant plus à son génie de l’organisation systématique des choses qu’à l’expérience des siècles. Connétable d’un roi capétien, il eût fait merveille. Vivant une aventure personnelle, il ne put que s’inspirer de l’air du temps et faire croire à un visage respectable de la Révolution. L’Empire ne pouvait pas durer, pas plus que les régimes et les gouvernements des XIXe siècle et XXe siècle dont aucun n’eut l’audace d’en finir avec ce courant infernal déclenché en 1789 et que l’on voit sans cesse acharnés à détruire l’état de choses qu’ils ont eux-mêmes créé.
Les Pyramides le 21 juillet 1 798, Austerlitz le 2 décembre 1 805, Iéna le 14 octobre 1 806, Eylau le 8 février 1 807, Friedland le 14 juin 1 807, Wagram le 6 juillet 1 809, La Moskova le 7 septembre 1 812, Leipzig le 19 octobre 1 813 ; la retraite de Russie (1 812), Waterloo le 18 juin 1 815 : on retient aujourd’hui ces noms de furie guerrière avec émotion, souvent avec colère ou avec émerveillement. Tout cela pour finir à Sainte-Hélène, aux mains des Anglais, dans un île perdue au milieu de l’Atlantique !…
ll est vrai que l’homme Napoléon attire l’admiration. Maurras le reconnaissait « Mémoire immense, génie de l’organisation, flamme de rêve, psychologie aiguë, puissance de travail, étendue et ressort de la volonté, le sujet est inépuisable et, l’épuiserait-on, il resterait le charme : le charme romantique d’une carrière unique par l’abrupte sauvagerie du point de départ, le vertige de l’apogée, l’éloignement du point de chute. Combinée au prestige d’une royauté militaire et civile, l’humanité chaude et vibrante, la familiarité, les passions, la flamme, la fumée de l’âpre démon ! »
Mais qu’a-t-il fait de ces dons ? Jacques Bainville disait que Napoléon était lié par une hypothèque toute particulière : il était prisonnier de l’engrenage formé par la conquête de la Belgique, opérée par les Jacobins et que l’Angleterre estimait incompatible avec sa propre sécurité. D’où son obstination, qui finit par le perdre, à vouloir vaincre la puissance britannique. Le 13 Vendémiaire, l’assassinat de duc d’Enghien, les victoires de la Convention étaient liées à sa saison d’être. Il était donc condamné à en demander plus, toujours trop à la France !
Faut-il commémorer la mort de cet Ogre qui a au moins un million de morts sur la conscience ? Faut-il commémorer la mort de ce dieu qui dévora le monde et dut se dévorer lui-même conformément à des lois plus fortes que lui ? Faut-il honorer cette grandeur faite de consomptions surhumaines ?
L’empereur des Français, après son divorce d’avec Joséphine, pensa fonder une quatrième dynastie. Il épousa – véritable défi à la Révolution – Marie-Louise de Habsbourg-Lorraine (1 791-1 847), fille de l’empereur François 1erd’Autriche (1 768-1 835) ; l’année suivante celle-ci lui donna un fils appelé Napoléon et titré roi de Rome (1811-1832), l’héritier de l’empire ! Les espoirs de Napoléon furent vite anéantis : en 1 812, lors de l’affaire Mallet, quand courut le bruit de la mort de l’empereur des Français, personne ne pensa au roi de Rome, pourtant l’héritier ; l’opinion dans l’ensemble ne considérait pas cet enfant comme roi et le préfet de la Seine proposa un gouvernement populaire – ce qui est révélateur ! Napoléon ne fut jamais qu’un dictateur : pour fonder une dynastie, il lui eût fallu du temps !
La famille impériale était devenue ce qu’elle avait pu. « Ni les hommes curieux, ni les personnes de premier plan, remarquait Charles Maurras, n’ont manqué aux Napoléonides. Mais leur trait commun, c’est l’envie, la jalousie, l’ingratitude commune, et envers qui ? Envers leur bienfaiteur. Quelle étrange famille ! On en sourit. Même on en rit. Le spectacle comporte toutefois la leçon qui rend compte du rapide épuisement politique de cette race forte : elle n’a pas tenu en tant que dynastie : pouvait-elle tenir ? Il lui manquait ces vertus fondatrices qui, s’opposant et s’imposant à la marée humaine, permettent de la dominer. Désintéressement, générosité, fidélité, honnêteté sont les beaux traits, généraux et distinctifs, des aînés des grandes races royales. Elles peuvent certes faiblir. Elles se ressaisissent. Parfois, tout roule un peu par vitesse acquise, le bienfait de l’institution monarchique pouvant compenser, et beaucoup, les erreurs ou les indignités du monarque. Mais aux berceaux, aux crises, il faut des bons hommes, il faut des prud’hommes, comme les premiers princes de la « fleur de lys ; il faut, je le dis tout à trac, des héros et des saints, et peut-être des saints plus que des héros »
Au rebours de Bonaparte la monarchie française s’était montrée dès son aurore initiatrice des temps nouveaux ; elle avait marché en avant de ses peuples, pensé avec ses clercs, vécu à la pointe du mouvement des esprits. Bonaparte, lui, n’a réussi qu’à installer un ordre éculé, celui de la Révolution.
Pour finir avec Maurras, je ne peux mieux faire que d’appliquer, avec lui, à Bonaparte, ce que disait Platon au plus beau prince des Chimères : « Nous vous saluons bien bas, comme un être sacré, étonnant, fascinant, merveilleux, enchanteur ! Mais il n’y a point d’homme comme vous dans notre Cité, il ne peut pas y en avoir. Nous allons verser comme au plus beau cadavre de l’histoire du monde, une grande coupe de myrrhe sur la tête ; nous y ajouterons des bandelettes de laine et des couronnes de fleurs, mais ce ne sera point sans vous prier d’aller chercher asile ailleurs : en Allemagne, si vous voulez, ou dans le pays de vos chers bourreaux, les Anglais qui se sont mis à vous aimer de toute leur âme ».
Si Emmanuel Macron médite un hommage à Bonaparte à prononcer le 5 mai, il pourrait s’inspirer de ces propos lucides, véridiques, et sortant des sentiers battus…
Michel Fromentoux, Article paru dans le journal Rivarol