Notre idée de l’Europe par feu Monseigneur le Comte de Paris

Notre idée de l’Europe par feu Monseigneur le Comte de Paris

comte henri

Il faut refaire l’Europe, comment ?

L’Europe n’a pas attendu M. Monet ni M. Delors pour exister.
Depuis des siècles l’Europe a tenté de se bâtir selon deux schémas que l’on retrouve encore de nos jours. L’Europe fédérale, celle du Saint Empire Germanique héritière des Romains a fait souche avec Charlemagne. Puis les Habsbourg l’ont poursuivie. Cette Europe s’appuyait sur des conquêtes éphémères mais surtout sur la puissance de l’économie, celle des marchands et des banquiers, ainsi de la Ligue Hanséatique germanique, de la banque Früger autrichienne et du Lolvereïn de Bismarck, premières ébauches modernes d’une Europe sans frontières, que nous retrouvons de nos jours au travers de la Banque Centrale Européenne et de ses affiliés aux ordres de Berlin.

Face à cette Europe, dès le Moyen-Age, des gens riches ou pauvres, artisans, artistes ou étudiants parcouraient ce continent d’un bout à l’autre, à la recherche du savoir, ils ne craignaient ni les intempéries ni les brigands. L’Europe de la culture, spirituelle ou sacrale a toujours existé et les maîtres enseignaient le beau, le bon et le juste. N’oublions pas tous ceux qui allaient révérer les reliques des lieux saints d’Espagne, de Russie, de France ou d’ailleurs. Nous avons de la difficulté à comprendre, à appréhender, nous esprits matérialistes étroits, ce formidable mouvement qui poussait les hommes, les femmes et les enfants à la recherche de la connaissance et de la foi.

C’était éblouissant. Cette autre Europe fut encouragée par les Rois Capétiens protégeant cette recherche culturelle sans frontières et cette foule de gens en quête de leur vérité et leur besoin de savoir.
La papauté en ces époques est encore confuse. Elle avait néanmoins su créer un cordon ombilical entre tous les Etats européens. Très vite les Capétiens ont compris qu’il fallait séparer le pouvoir temporel du pouvoir spirituel. Cette séparation nécessaire a été maintenue jusqu’à nos jours et elle n’empêchait alors aucunement chacun de vivre sa vie dans la foi.

La Révolution de 1789 a coupé le tronc de l’Arbre pour créer une civilisation différente et plus moderne matrice de toutes les révolutions suivantes, créant dans ses gènes le besoin d’intervenir dans la conduite des autres Etats et leur imposer un modèle, appelé démocratie, au nom de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes. C’est ainsi que le « printemps arabe » s’est transformé en chaos dont profitent les djihadistes… 1789 a initié le début des dislocations d’une Europe qui s’était créée de façon naturelle, fondée sur un terreau chrétien sans frontières.

Qu’elle le veuille ou non, qu’elle le puisse ou non, la France de par sa situation géostratégique a toujours eu un rôle primordial à jouer dans la construction d’une Europe confédérale d’Etats souverains. Elle se situe en effet à la croisée des courants Est-Ouest qui vont de l’Atlantique à l’Oural et Nord-Sud, de la Baltique à la Méditerranée. Tant que la France et la Russie demeurent fortes et puissantes, ensemble ces deux pays peuvent contenir les visées hégémoniques de l’Allemagne. Or aujourd’hui l’euro-mark est devenu insupportable et mortifère pour l’Europe. Je n’oublie pas que Pierre le Grand avait exigé de son pays la Russie de prendre exemple sur la France, la langue française fut depuis longtemps la langue diplomatique de l’Europe…

L’Europe dont nous avons hérité à ce jour est fondée sur un déni de démocratie puisque le résultat d’un référendum a été considéré comme nul et non avenu par un tour de passe-passe en faisant voter le Congrès pour revenir sur la volonté du peuple. En fait le politiquement correct devient souverain, châtiant implacablement ceux qui n’acceptent pas le fait des eurocrates…

Oui l’Europe peut et doit être reconstruite. Il ne s’agit pas de faire table rase pour bâtir autre chose mais de modifier les aspects les plus néfastes de ce « légo » qui ruine l’économie de plusieurs pays.
Certains étudient déjà les étapes afin de détricoter l’euro et chez nous des économistes visualisent la sortie possible de l’euro. Personnellement je pense que chaque Etat européen doit pouvoir recouvrer sa souveraineté monétaire, remettre en place sa propre banque centrale libérée du mark, tout en conservant l’euro comme monnaie d’échange commercial international. Puis au cas par cas signer des accords limités dans le temps et renouvelables, sur des sujets communs. Il faut avoir le courage d’établir une zone monétaire libérée du dollar, car le déficit vertigineux des USA pompe toutes nos énergies. Alors il faut poursuivre ce raisonnement jusqu’au bout et créer avec la grande Russie cette zone monétaire commune.

Mais la France est à reconstruire également. Je souhaite que nos gouvernants comprennent que l’on ne gagnera pas le pari d’une France forte en ruinant nos entreprises, grandes ou petites, ce sont elles qui font vivre notre pays. Il conviendrait alors, n’en déplaise à Bruxelles, de revenir à des méthodes de gouvernance économique qui ont fait leurs preuves telle « Le Plan » qui sous De Gaulle et Pompidou a relevé notre pays. Mais également rétablir des frontières adaptées pour arrêter les vagues d’une immigration incontrôlable dont nous n’avons ni la possibilité d’accueil ni les moyens de faire vivre par un travail approprié.

J’ajouterai qu’il est suicidaire de démanteler notre armée alors que l’avenir s’assombrit.
Quant au système bancaire il doit être réformé afin d’éviter dérives et dilapidation de notre économie.
Gouverner c’est prévoir et non pas attendre que le sucre vous tombe tout naturellement dans la bouche. On ne gouverne pas en tentant de forcer la nature à se conformer à quelque idéologie que ce soit. On gouverne en prenant le vivant à bras le corps.

Je conseille à mes lecteurs de relire une bande dessinée de Goscinny et Uderzo Obélix et Compagnie, parfaite démonstration de comment détruire un pays par l’appât du gain et de l’argent facile. 

 

Henry
Comte de Paris
Duc de France

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Hommage à André PERTUZIO, Doyen de l’Action Française

Hommage à André PERTUZIO, Doyen de l’Action Française

Notre ami André Pertuzio, militant d’AF et grand résistant s’est éteint le 16 janvier 2019, à l’âge de 97 ans. Qu’il repose en paix.

L‘Action Française a perdu son doyen d’âge André Pertuzio, grande figure de notre mouvement. Mesuré et équilibré dans ses propos et analyses, il était doté d’une très grande culture et d’une intelligence exceptionnelle mais aussi d’un esprit cartésien et d’un raisonnement empirique, influencé aussi bien par Auguste Comte que par Charles Maurras, père de l’empirisme organisateur.

Nationaliste intégral, il mena la résistance contre l’occupant Allemand durant la Seconde guerre mondiale en demeurant fidèle au Maréchal Pétain, à l’instar de Guy Steinbach, Paul Dungler, Jean Ebstein-Langevin et bien d’autres… Avec ce dernier il organisa une manifestation avec des jeunes de notre mouvement politique, le 11 novembre 1940, à la Place de l’Étoile durant l’occupation allemande.

Président de la Corpo, il s’était lié d’amitié avec Jean-Marie Le Pen, membre lui aussi de cette organisation étudiante. Il était également lié une grande amitié avec Roger Holeindre, autre figure du nationalisme français contemporain.

Spécialiste de géopolitique énergétique, il mena une grande carrière internationale en tant que consultant en matière d’énergie et de pétrole et apporta son analyse dans ce secteur en publiant des articles dans le journal de l’Action Française : « Aspects de la France » et « L’Action Française 2000 ».

Membre du Conseil d’Administration de l‘Académie de Géopolitique de Paris, il organisa dans ce cadre des conférences et des colloques internationaux en collaboration avec Maître Elie Hatem, membre du Comité Directeur et avocat de L‘Action Française.

Fidèle à la défense de la Mémoire du Maréchal Pétain, il s’associa avec Pierre Pujo aux manifestations rendues par l’ADMP (Association pour la Défense de la Mémoire du Maréchal Pétain), dirigée alors par le Général Le Croignec, et participait à tous les banquets de l’Action Française.

André Pertuzio avait été parmi les premiers à avoir alerté Marie-Gabrielle Pujo sur la dérive de l’Action Française, ce qui le choquait et l’attristait profondément. Mais il a vite été enchanté d’apprendre le redressement de notre mouvement politique par les mesures prises par notre Comité Directeur. Il a aussitôt adhéré à Amitié & Action Française en octobre dernier.

Choqué, il l’était aussi en apprenant le communiqué du CRAF (prédécesseur d’Amitié & Action Française) du 13 novembre dernier qui, selon lui, faisait « preuve des conséquences de la propagande républicaine qui a infesté l’esprit de la nouvelle génération qui vit dans l’ignorance de son histoire falsifiée… ». Ce communiqué insultant le Maréchal Pétain, Jean-Marie Le Pen, etc., remettait en cause le combat de l’Action Française et ses engagements politiques constants.

André Pertuzio nous a quittés certes, mais nous suivons ses conseils et sa sagesse pour le salut de la France.

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Votre bel aujourd’hui par Charles Maurras

Votre bel aujourd’hui par Charles Maurras

Grands textes

Maurras a écrit ce texte à la fin de sa vie dans son ouvrage : Votre bel aujourd’hui- publié après sa mort au temps de son ultime captivité, où il songe à l’avenir de la France.

Ce texte étonne par sa modernité, il nous parle au moment où le système n’a jamais déployé autant de force et de volonté pour dissoudre la France. Maurras oppose à cette « politique » une conception radicalement autre, celle de la France réelle. Nous sommes au cœur du débat actuel : les patries ne s’effacent pas, nombre de nations resurgissent et s’opposent à la volonté de les faire disparaître.  

 

Votre bel aujourd’hui
Maurras, 1953

« Une patrie, ce sont des champs, des murs, des tours et des maisons ; ce sont des autels et des tombeaux ; ce sont des hommes vivants, père, mère et frères, des enfants qui jouent au jardin, des paysans qui font du blé, des jardiniers qui font des roses, des marchands, des artisans, des ouvriers, des soldats, il n’y a rien au monde de plus concret.
Le patriotisme n’est pas seulement un devoir. C’est un plaisir. « Pour ma part, disait Ulysse aux bons Phéniciens, je ne sais rien de plus agréable à l’homme que sa patrie. » Il le disait d’un pauvre rocher sur la mer. Comment parlerons-nous de la nôtre ? En est-il de plus belle, plus digne d’être défendue ? Qui, un jour se penchant dans l’embrasure d’une haute colline ou vers quelque vallon ouvrant sur le fleuve et la mer, ne s’est pas arrêté, suspendu, presque sidéré par un chœur imprévu de couleurs et de formes demi-divines ?
La patrie est une société naturelle ou, ce qui revient absolument au même, historique. Son caractère décisif est la naissance. On ne choisit pas plus sa patrie – la terre de ses pères – que l’on ne choisit son père et sa mère. On naît Français par le hasard de la naissance. C’est avant tout un phénomène d’hérédité.
Les Français nous sont amis parce qu’ils sont Français ; ils ne sont pas Français parce que nous les avons élus pour nos amis. Ces amis sont reçus de nous ; ils nous sont donnés par la nature… Rien ne serait plus précieux que d’avoir des Français unis par des liens d’amitié. Mais, pour les avoir tels, il faut en prendre le moyen et ne pas se borner à des déclarations et à des inscriptions sur les murs.
Certes, il faut que la patrie se conduise justement. Mais ce n’est pas le problème de sa conduite, de son mouvement, de son action qui se pose quand il s’agit d’envisager ou de pratiquer le patriotisme ; c’est la question de son être même, c’est le problème de sa vie ou de sa mort… Vous remercierez et vous honorerez vos père et mère parce qu’ils sont vos père et mère, indépendamment de leur titre personnel à votre sympathie. Vous respecterez et vous honorerez la patrie parce qu’elle est elle, et que vous êtes vous, indépendamment des satisfactions qu’elle peut donner à votre esprit de justice ou à votre amour de la gloire. Votre père peut être envoyé au bagne : vous l’honorerez. Votre patrie peut commettre de grandes fautes : vous commencerez par la défendre, par la tenir en sécurité et en liberté.
Le patriotisme n’a pas besoin d’un idéal, socialiste ou royaliste, pour s’enflammer ; car il naît de lui-même, du sang et du sol paternels. Ce qu’il faut saluer, c’est le suprême sacrifice de la vie fait sur le sol qu’il s’est agi de défendre. Ce sol sacré serait moins grand, moins cher, moins glorieux, moins noble et moins beau si les Français de toute origine et de toute obédience n’y payaient pas en toute occasion nécessaire la juste dette de leur sang. Plus haut que l’armée et que le drapeau, plus haut que la plus fière conscience de la patrie, vit la patrie même, avec les saintes lois du salut public. Ce sont elles qui font consentir à de durs sacrifices pour défendre l’intégrité du reste et préserver son avenir. Qu’elle vive d’abord ! ».

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Qu’est ce que la civilisation? par Charles Maurras

Qu’est ce que la civilisation? par Charles Maurras

Grands textes

Ce texte est paru pour la première fois en 1901 dans la Gazette de France, a été repris en 1937 dans Mes idées politiques puis dans les Œuvres Capitales en 1954. Plus d’un siècle a passé depuis que ces réflexions ont été rédigées. Le déclin de notre cité nous impose aujourd’hui, non plus seulement de la sauver, mais de la rebâtir.

Peu de mots sont plus employés, peu de mots sont moins définis que celui-là. On entend quelquefois par civilisation un état de mœurs adoucies. On entend d’autres fois la facilité, la fréquence des relations entre les hommes. On imagine encore qu’être civilisé, c’est avoir des chemins de fer et causer par le téléphone. En d’autres cas, au minimum, cela consiste à ne pas manger ses semblables. Il ne faut pas mépriser absolument ces manières un peu diverses d’entendre le même mot, car chacune est précieuse ; chacune représente une acception en cours, une des faces de l’usage, qui est le maître du sens des mots. Trouver la vraie définition d’un mot n’est pas contredire l’usage, c’est au contraire, l’ordonner ; c’est l’expliquer, le mettre d’accord avec lui-même. On éprouve une sorte de plaisir sensuel à survenir dans ce milieu troublé et vague pour y introduire la lumière avec l’unité.

Les faiseurs de dictionnaires ont trop à écrire pour s’encombrer sérieusement de ce souci. Le seul petit lexique que j’ai sous les yeux au moment où j’écris, s’en tire à bon compte, et je ne crois pas que ses confrères fassent de beaucoup plus grands frais. Je le copie : « Civiliser, rendre civil, polir les mœurs, donner la civilisation. -Civilisation, action de civiliser, état de ce qui est civilisé. – Civilisateur, qui civilise. -Civilisable, qui peut être civilisé.» Et voilà tout. Pas un mot de plus. Le seul menu lumignon qui soit fourni par cet ingénieux lexicographe est dans « polir les mœurs », qui n’éclaire que médiocrement le sujet. Nous pourrions dépouiller quantité de doctes volumes sans être plus avancés. Mieux vaut peut-être concentrer avec force son attention, songer aux sociétés que nous appelons civilisées, à celles que nous appelons barbares et sauvages, les comparer entre elles, voir leurs ressemblances, leurs différences, et tâcher d’en tirer des indications. Je vous épargnerai cette besogne d’analyse, qui risquerait de vous paraître fatigante, et ne vous en soumettrai que le résultat. Celui-ci me paraît se défendre assez bien par la seule évidence qui lui est propre.

Ne vous semble-t-il pas que le vrai caractère commun de toute civilisation consiste dans un fait et dans un seul fait, très frappant et très général ? L’individu qui vient au monde dans une « civilisation » trouve incomparablement plus qu’il n’apporte. Une disproportion qu’il faut appeler infinie s’est établie entre la propre valeur de chaque individu et l’accumulation des valeurs au milieu desquelles il surgit. Plus une civilisation prospère et se complique, plus ces dernières valeurs s’accroissent et, quand même (ce qu’il est difficile de savoir) la valeur de chaque humain nouveau-né augmenterait de génération en génération, le progrès des valeurs sociales environnantes serait encore assez rapide pour étendre sans cesse la différence entre leur énorme total et l’apport individuel quel qu’il soit.

Il suit de là qu’une civilisation a deux supports. Elle est d’abord un capital, elle est ensuite un capital transmis. Capitalisation et tradition, voilà deux termes inséparables de l’idée de civilisation.

Un capital… Mais il va sans dire que nous ne parlons pas de finances pures. Ce qui compose ce capital peut être matériel, mais peut être aussi moral.
L’industrie, au grand sens du mot, c’est-à-dire la transformation de la nature, c’est-à-dire le travail de l’homme, c’est-à-dire sa vie, n’a pas pour résultat unique de changer la face du monde ; elle change l’homme lui-même, elle le perfectionne, comme l’œuvre et l’outil perfectionnent l’ouvrier, comme l’ouvrier et l’œuvre perfectionnent l’outil. Le capital dont nous parlons désigne évidemment le triple résultat de cette métamorphose simultanée.

Le sauvage qui ne fait rien ou qui ne fait que le strict nécessaire aux besoins pressants de la vie, laisse à la forêt, à la prairie, à la brousse leur aspect premier. Il n’ajoute rien aux données de la nature. Il ne crée point, en s’ajoutant à elles, un fort capital de richesses matérielles. S’il a des instruments ou des armes, c’est en très petit nombre et d’un art aussi sommaire que primitif…. Mais cet art étant très sommaire n’exige pas non plus, comme le fait toute industrie un peu développée, des relations multiples et variées entre voisins, congénères, compatriotes. Il contracte, sans doute, comme dans toute société humaine, des mœurs, mais elles sont rudimentaires, sans richesse ni complexité. La coopération est faible, la division du travail médiocrement avancée : les arts et les sciences sont ce que sont l’industrie et les mœurs. Tout le capital social en est réduit à son expression la plus simple : ni pour le vêtement, ni pour l’habitation, ni pour la nourriture, l’individu n’obtient des sociétés qui le forment autre chose que les fournitures essentielles ou les soins indispensables. Le fer fut longtemps ignoré ; on assure même qu’il y a des sauvages qui n’ont aucune idée du feu.

Mais les capitaux particuliers à l’état sauvage ont encore cette misère d’être fragiles et bien rarement sujets à durer. C’est la hutte qu’il faut reconstruire sans cesse. C’est la ceinture ou le pagne d’écorce sèche. C’est la provision à rassembler quotidiennement. Aucun moyen d’éterniser les acquisitions. Je ne parlerai même pas de l’écriture ! Mais les langues parlées ne supportent qu’un très petit nombre d’associations de pensée. Il y a des secrets utiles, précieux, découverts par fortune ou selon d’ingénieuses observations personnelles, sujettes à se perdre irrémédiablement dans la nuit. Point de mémoire collective, point de monument, nulle continuité. Ou l’on se fixe, et le mouvement naturel des choses de la terre qui se renouvellent sans cesse ne s’arrête pas d’effacer méthodiquement toute trace de chaque effort. Ou l’on erre de lieu en lieu, et la course de l’homme vient ajouter sa turbulence aux autres causes de déperdition et d’oubli. Chaque tentative de constituer en commun des capitaux solides est exposée à des risques indéfinis. La tradition n’est pas absente, parce qu’il n’y a point de société sans tradition, ni d’hommes sans société :  mais elle est au plus bas. L’individu ne pourrait subsister sans elle : parce qu’elle est misérable et faible, la faiblesse et la misère des individus sont évidentes. ; cependant, en présence d’un si maigre héritage, le nouveau-né peut se considérer, sans qu’il ait à rougir du peu qu’il apporte en regard de ce qu’il reçoit. S’il doit beaucoup à al société, il lui serait possible de la rendre sa débitrice.

Mais, tout au contraire, le civilisé, parce qu’il est civilisé, a beaucoup plus d’obligations envers la société que celle-ci ne saurait en avoir envers lui. Il a, en d’autres termes, bien plus de devoirs que de droits.
Et quand je parle, en ceci, des civilisés, je ne veux point parler d’un de ces favoris de la nature ou de l’histoire qui, nés Français, ou Italiens, ou Espagnols, ou même Anglo-Saxons, bénéficient des plus brillants, des plus heureux et de plus merveilleux processus du genre humain. Je ne désigne même pas le membre d’une de ces petites nationalités secondaires qui participent, par leur position dans l’espace ou dans le temps, à nos vastes développements généraux. Au-delà même de diverses clientèles de notre civilisation occidentale, l’étendue et l’immensité du capital accumulé, l’influence du nôtre crée des réserves trop nombreuses, trop puissantes, trop bien transmises et trop éclatantes pour qu’il ne soit pas trop ridicule d’y opposer ou d’y comparer la frêle image d’un nouveau-né à peine distinct de sa mère. En des cas pareils, il est certain que l’individu est accablé par la somme des biens qui ne sont pas de lui et dont cependant il profite dans une mesure plus ou moins étendue. Riche ou pauvre, noble ou manant, il baigne dans une atmosphère qui n’est point de nature brute, mais de nature humaine, qu’il n’a point faite, et qui est la grande œuvre de ses prédécesseurs directs et latéraux, ou plutôt de leur association féconde et d leur utile et juste communauté.

Non, ne comparons pas des incomparables. Prenons plutôt des civilisations moins avancées, encore inachevées et barbares, où le chœur des idées, des sentiments et des travaux ne fait que bégayer ses antiques paroles : les âges héroïques, les tribus aux premiers temps de leur migration, ou les cités aux premiers jours de leur édifice, ou la mer au jour de ses premiers matelots, les champs aux premiers jours de leur défrichement. Quel capital démesuré représente le simple soc, incurvé, d’une charrue, la toile d’une voile, la taille d’un quartier de roc, le joug d’un chariot, l’obéissance d’un animal de course ou de trait ! Quelles observations, quels tâtonnements signifient les moindres données précises sur les saisons, sur la course des astres, le rythme et la chute des vents, les rapports et les équilibres ! Non seulement aucun homme isolé ne peut comparer son savoir au savoir général qu’exprime ceci, mais jamais une génération unique, en additionnant ses efforts, ne réaliserait rien de tel. Du point de vue individuel, si ce point de vue était admissible pour une intelligence et pour une raison humaine, on ne saurait voir une bêche ni une rame sans vénération : ces deux pauvres outils passent infiniment ce que peut concevoir une imagination solitaire, à plus forte raison ce que peut accomplir un art personnel.

Comme les bêches et les rames se sont multipliées et diversifiées, comme les instruments de l’industrie et cette industrie elle-même n’ont cessé, par une activité séculaire, de s’accroître et de s’affiner, ainsi les civilisations accroissent, perfectionnent leurs ressources et nos trésors. Le petit sauvage était nourri par sa mère et dressé par son père à certains exercices indispensables. Rien de durable autour de lui, rien d’organisé. Ce qu’il avait de vêtements, on le lui cueillait ou il l’empruntait de ses mains aux arbres et aux herbes. Ainsi du reste. Mais, autour de l’homme civilisé, tout abonde. Il trouve des bâtiments plus anciens que lui et qui lui survivront. Un ordre est préparé d’avance pour le recevoir, et répondre aux besoins inscrits soit dans sa chair, soit dans son âme. Comme les instruments physiques sont appropriés à la délicatesse des choses, il est des disciplines, des sciences et des méthodes qui lui permettent d’accélérer sa vue du monde et de se conduire lui-même. Je n’examine pas s’il a plus d’heur ou de malheur, car c’est une question tout à fait distincte de celle qui se pose ici ; je suis simplement forcé de constater qu’il a, beaucoup plus qu’un sauvage, l’attitude et la figure d’un débiteur.

Sa dette envers la société est à peu près proportionnée à l’intensité de sa vie : s’il vit peu, il doit relativement peu ; mais s’il profite des nombreuses commodités que ses contemporains, les ancêtres de ces derniers et les siens propres ont accumulées à nos services, eh bien ! sa dette augmente dans la même large proportion. Mais, dans un cas comme dans l’autre, il n’y a point à espérer de la solder : quelque service que rende un individu à la communauté, il peut être vénéré par ses successeurs, c’est-à-dire rangé au nombre des communs bienfaiteurs de la race, mais, au point du temps où nous sommes, il ne s’acquittera jamais envers les devanciers. Inventez le calcul différentiel ou le vaccin de la rage, soyez Claude Bernard, Copernic ou Marco Polo, jamais vous ne paierez ce que vous leur devez au premier laboureur ni à celui qui fréta la première nef. A plus forte raison le premier individu venu et, comme on dit, l’Individu, doit-il être nommé le plus insolvable des êtres. Mais, de tous ces individus, le plus insolvable est sans doute celui qui appartient à la civilisation la plus riche et la plus précieuse. S’il y a donc une civilisation de ce genre, ses membres, débiteurs par excellence, pourront tous se définir par ce caractère.

Nous devrions, je crois, protester contre une erreur assez commune du langage. On dit très indifféremment la civilisation et les civilisations. Non, cela n’est point la même chose du tout. Il y a en Chine une civilisation : c’est-à-dire un capital matériel et moral que l’on se transmet. Il y a des industries, des arts, des Sciences, des mœurs. Il y a des richesses, des monuments, des doctrines, des opinions, des qualités acquises favorables à la vie de l’être humain. Même phénomène aux Indes, au Pérou, si on le veut ; à certains égards, au fond de l’Afrique, où se fondèrent des royautés puissantes, et jusque dans les îles de l’Océanie. Ce qui est exceptionnel, sur la planète, ce n’est peut-être pas un certain degré de civilisation, mais plutôt une certaine sauvagerie. L’homme est conservateur, accumulateur, capitalisateur et traditionaliste d’instinct. Quelques développées que soient pourtant ces différentes civilisations, elles ne sont pas, à proprement dire, la Civilisation. 

La Civilisation ne sera définissable que par l’histoire. Il y eut un moment, dans les fastes du monde, où, plus inventif et plus industrieux qu’il ne l’avait jamais été, l’homme s’aperçut néanmoins que tant d’art s’épuisait en vain. A quoi bon, en effet, majorer le nombre des biens et la quantité des richesses ? Toute quantité est susceptible d’accroissements nouveaux, tout nombre d’une augmentation indéfinie. Le merveilleux, le sublime, le grandiose ou l’énorme, tout ce qui dépend de la quantité ou du nombre des éléments utilisés, ne peut promettre à l’avidité de l’homme que déception. Une tour ou une colonne de cent pieds peut être haussée de cent autres pieds qui, eux-mêmes, peuvent être multipliés de même manière.  Qu’est-ce donc que ces progrès tout matériels ? Ni en science, ni en art, ni même pour les simples commodités de la vie, cet amas de choses n’est rien. Plus il s’enfle, plus il excite en nous, désespérant, nos désirs.

Un poète, un pauvre poète tard venu dans un âge de décadence et qui assistait à la baisse de la Civilisation, Baudelaire, n’a pas mal défini la nature insatiable d’un désir qui essaye de se satisfaire par le nombre de ses plaisirs :

La jouissance ajoute au désir de la force,
Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d’engrais,
Cependant que durcit et grandit ton écorce
Tes branches veulent voir le soleil de plus près.
Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
Que le cyprès… ?

Les vers sont assez médiocres. Le sentiment est vrai, l’idée est profonde. Oui, le désir grandira toujours et, avec lui, la peine, le déboire et l’inquiétude. Les civilisations, en imposant la dette à l’homme, ne lui promettront cependant qu’une course absurde et sans fin jusqu’à ce qu’il éprouve le sentiment de ‘l’infinie vanité de tout », comme disait l’infortuné Leopardi.

Mais, lorsqu’ils ont senti cette vanité des recherches, les Grecs n’ont pas voulu admettre qu’elle fût infinie. Ils ont cherché un terme à la course perpétuelle. Un instinct merveilleux, beaucoup plus que la réflexion, ou plutôt si l’on veut, un éclair de raison surhumaine ou divine leur a fait sentir que le bien n’était pas dans les choses, mais dans l’ordre des choses, n’était pas dans le nombre mais dans la composition, et ne tenait nullement à la quantité, mais à la qualité. Ils introduisirent la forte notion des limites, non seulement dans l’art, mais dans la pensée, dans la science et les mœurs. En morale, en science, en art, ils sentirent que l’essentiel ne tenait point aux matériaux, et, tout en employant les matières les plus précieuses, ils y appliquaient leur mesure. L’idée du « point de perfection et de maturité » domina ce grand peuple aussi longtemps qu’il resta fidèle à lui-même.

Le roi Salomon croyait faire de la science en dressant la nomenclature des plantes depuis la plus ténue jusqu’à la plus haute : un Grec, Aristote, nous enseigna que ce catalogue de connaissances n’est qu’un point de départ, qu’il n’y a point de science véritable sans ordre et que l’ordre de la science n’est ni celui de la grandeur, ni celui de la petitesse. De même les artistes d’Egypte et d’Asie envoyèrent en Grèce des échantillons de leur savoir-faire ; en se développant sur cette terre et dans cette race favorisée, les modèles orientaux témoignèrent que l’art ne consiste pas à faire des colosses, ni à déformer la nature en grimaces de monstres, ni à la copier du plus près qu’il soit possible jusqu’au succès de le ressemblance parfaite : l’art grec inventa la beauté. Et pareillement, dans le gouvernement de soi-même, les moralistes enseignèrent que le bonheur ne tient pas à l’infinité des éléments que l’on s’approprie, ni non plus à l’avare sécheresse d’une âme qui se retranche et veut s’isoler ; il importe que l’âme soit maîtresse chez elle, mais il importe aussi qu’elle sache trouver son bien et le cueillir en s’y élevant d’un heureux effort. La philosophie grecque aborda ainsi la vertu.

Ainsi, l’ardeur chagrine et mécontente qui entraîne l’homme à changer la face du monde n’a pas interrompu en Grèce son effort. Elle l’a réglé seulement. Elle a enfin trouvé le moyen de se satisfaire en considérant la qualité et la perfection de son œuvre, non l’énormité du travail, ni la masse du résultat. Toute perfection se limite aux points précis qui la définissent et s’évanouit au-delà. Son effet propre est de mettre l’homme en accord avec la nature, sans tarir celle-ci et sans accabler celui-là. Cette sagesse nous enseigne à chercher hors de nous l’équivalent d’un rapport qui est en nous, mais qui n’est pas notre simple chimère. Elle excite, mais elle arrête ; elle stimule, mais elle tient en suspens. Source d’exaltation et d’inhibition successive, elle trace aux endroits où l’homme aborde l’univers des figures fermes et souples qui sont mère commune de la beauté et du bonheur.

Cette Civilisation tout en qualité s’appela, seulement dans ses beaux jours, la Grèce. Elle fut plus tard l’atticisme, puis l’hellénisme. Elle fut Rome qui la dispersa dans l’univers, d’abord avec les légions de ses soldats et de ses colons, ensuite avec les missionnaires de sa foi chrétienne. Les deux Rome conquirent de cette sorte à peu près le monde connu et, par la Renaissance, elles se retrouvaient et se complétaient elles-mêmes quand la Réforme interrompit leur magnifique développement. Les historiens et les philosophes sans passion commencent à évaluer exactement quel recul de la Civilisation doit exprimer désormais le nom de la Réforme. Nous devons en France de profondes actions de grâce aux actions de nos rois et de notre peuple qui, d’un commun effort, repoussèrent cette libération mensongère. C’est leur résistance qui a permis le développement de notre nationalité au XIVème, au XVIIème siècle et même au XVIIIème siècle : si complet, si brillant, d’une humanité si parfaite que la France en est devenue l’héritière légitime du monde grec et romain. Par elle la mesure, la raison et le goût ont régné sur notre Occident : outre les civilisations barbares, la Civilisation véritable s’est perpétuée jusqu’au seuil de l’âge contemporain.

Malgré la Révolution, qui n’est que l’œuvre de la Réforme reprise et trop cruellement réussie, malgré le romantisme qui n’est qu’une suite littéraire, philosophique et morale de la Révolution, on peut encore soutenir que la Civilisation montre en ce pays de France d’assez beaux restes : notre tradition n’est qu’interrompue, notre capital subsiste. Il dépendrait de nous de le faire fleurir et fructifier de nouveau.

Un nouveau-né, selon Le Play, est un petit barbare. Mais quand il naît en France, ce petit barbare est appelé à recevoir par l’éducation un extrait délicat de tous les travaux de l’Espèce. On peut dire que son initiation naturelle fait de lui, dans la force du terme, un homme de qualité. (…)

De l’état de sauvagerie à l’état de civilisation barbare, de l’état de barbarie civilisée à l’état de pleine Civilisation, je me suis efforcé d’établir une suite de définitions qui soient claires. Je ne prétends pas en déduire une morale, ni les règles de la justice. Un gouvernement fort peut en tirer, pourtant, les principes d’une direction intellectuelle et civile.

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Maurras et Madiran par Rémi Fontaine

Maurras et Madiran par Rémi Fontaine

Lecture

Dans sa biographie de Madiran au chapitre II, Rémi Fontaine montre à quel point Charles Maurras a influencé Jean Madiran. Extraits, avec l’aimable autorisation de l’auteur.

 

Parce qu’ils furent pieux…

 

Extraits du chapitre 2 du livre de Rémi Fontaine : « Itinéraires de Chrétienté avec Jean Madiran » (Presse de la Délivrance, 2018)

Avant de se mettre à l’école de saint Thomas d’Aquin et quelques autres maîtres comme Péguy et les frères Charlier, Jean Madiran découvrit Charles Maurras, dont il demeura toujours le fils spirituel en dépit de quelques critiques non négligeables. Il s’en est expliqué dans plusieurs de ses ouvrages, consacrés directement ou indirectement à Maurras. Œuvres de réflexion d’un héritier, dont la piété personnelle et l’intelligence apportent une contribution originale et de poids au mouvement national qui se poursuit aujourd’hui en France.

Ouvrages vivants du disciple qui a bien suivi son maître au sens paradoxal où il l’a dépassé. A sa façon. Selon les conseils les plus impérieux de Maurras lui-même : « Si vous êtes catholique, ne le soyez pas à moitié. » Ou encore : « La joie d’un père, même spirituel, a toujours été d’admirer les belles réussites de ses enfants, afin de s’écrier, comme rêvait de faire Hector devant les portes de Scées : “Ils ont été meilleurs, plus hardis, plus heureux que nous !” »
Si Jean Madiran – comme Jean Ousset ou Pierre Boutang à leur manière – n’avait pas dépassé Maurras dans l’ordre philosophique et catholique, sans doute ne l’aurait-il pas vraiment suivi. Fidèlement. Car la vraie piété – celle qu’enseignait Maurras et que développe magistralement Madiran – s’accorde avec l’ « amicus Plato, sed magis amica veritas » d’Aristote (ami de Platon mais plus encore de la vérité). Et les critiques ainsi que les réserves faites d’« une main pieuse » par le disciple n’empêche pas l’infinie reconnaissance et la fidélité d’une amitié reconnue : « parce que c’était lui… ». D’autant plus que Madiran s’attachera toujours à montrer l’homogénéité ou les harmonies de l’empirisme organisateur et de la philosophie réaliste, analogues à celles de l’aristotélisme et du thomisme. Allergique à la pensée dominante de ces « trois réformateurs » : Luther, Rousseau et Kant, la pensée politique de Maurras demeure un puissant antidote à l’idéalisme, à l’individualisme et au laïcisme. Son réalisme propre constitue une sûre propédeutique pour le réalisme chrétien :
« Je dois à la pensée maurassienne d’être entré comme chez moi dans la philosophie chrétienne… Cette connivence logique, cette continuité naturelle, je les ai vécues avant d’en avoir conscience et de les comprendre, à plus forte raison avant de les exprimer… Aucun de mes écrits, de mes propos et de mes actes, dont je suis évidemment seul responsable, n’aurait été ce qu’il a été si je n’avais été, comme Maurras me l’avait enjoint, un maurrassien interprétant sa pensée politique à la lumière de la pensée et de la prière de l’Eglise. »
Si la vertu de piété est rattachée comme devoir à la vertu principale de justice, sa qualité dépend aussi du secret propre à l’amitié que ces vertus appellent : « Aime et fais ce que tu veux », résume parfaitement saint Augustin. Nous en venons ainsi, indirectement mais analogiquement, à la grande leçon et au dessein politiques du Pius Maurras mis en relief et repris par Madiran, selon son interprétation catholique : faire en sorte que les Français recommencent à s’aimer. Non pas entre eux – cela va de soi comme impératif – mais eux-mêmes, en tant que fils de France, héritiers du même être historique, d’un patrimoine matériel et moral, un capital transmis, avec l’esprit de civilisation et de piété que cela suppose. Le reste, alors, ne viendrait-il pas de surcroît ? (…)

La vertu politique contre la dérive du moralisme

Si, au niveau surnaturel, Madiran rejette vigoureusement avec Péguy la dérive des dévots, il rejette tout autant avec Maurras la dérive analogue des moralistes au niveau naturel : ceux qui prétendent se passer du « médiateur naturel » de la politique, en procédant directement par la seule morale. C’est, disait Maurras, « la grande folie des philosophies purement éthiques », excluant le principe et le ressort spécifique de la politique. En tant que fin intermédiaire, le bien commun temporel possède sa consistance propre liée précisément à l’alliage de la quantité (politique) et de la qualité (morale), à ce carrefour de la nature sociale et individuelle de la personne, ce croisement de l’horizontal et du vertical. C’est toute la complexité de l’expérience politique qui est un mixte se pratiquant à la fois sous le mode honnête de l’agir (activité volontaire) et sous le mode habile du faire (activité artistique). D’où une certaine autonomie dans l’ordre du faire de l’art politique par rapport à la morale, analogue précisément à l’autonomie du pouvoir temporel par rapport au pouvoir spirituel. Loin de l’amoralisme politique, il faut, selon Madiran, moraliser la politique : « Nous aurons à entrer en politique comme on entre en religion », non pas comme on « entre en tentation » (selon la traduction du nouveau Pater) ! Ou bien il faut politiser la morale : c’est la « charité politique ». Comme on spiritualise le charnel ou qu’on incarne le surnaturel, selon la démonstration de Péguy : distinguer pour unir !

« Lorsqu’on fait un alliage c’est toujours le meilleur métal qui y perd » (Josemaria Escriva) : cet alliage entre morale et art politiques rend néanmoins l’intention politique moins « pure » (moins simple) que l’intention morale surnaturelle (immanente) au sens où elle dépend forcément d’une certaine transitivité matérielle du fait de la médiation politique. « Le bien commun de nos cœurs, en tant qu’ils s’unissent à Dieu, est obligatoirement pur et exempt de péché mortel ; mais le bien commun de nos cœurs, en tant qu’ils s’unissent pour la vie périssable des sociétés temporelles, supporte une part, souvent large, de tolérance d’un mal moindre que celui qui naîtrait de sa suppression instantanée », rappelle la Déclaration fondamentale de la revue Itinéraires en 1958. Laquelle Déclaration reprenait en substance la pensée du P. Calmel, o.p. : « Celui qui veut, dans la société civile, non seulement la justice, mais toute la justice et tout de suite, celui-là n’a pas le sens politique. Il ne comprend pas que la vie de la cité se développe dans le temps et qu’une certaine durée est indispensable pour corriger et améliorer ; surtout il ne comprend pas l’inévitable imbrication de bien et de mal à laquelle, de fait, la cité humaine se trouve condamnée, depuis le bannissement définitif du Paradis de justice et d’allégresse. Vouloir détruire immédiatement toute injustice c’est déchaîner des injustices pires. » (Sur nos routes d’exil : les Béatitudes). La question en politique n’est pas seulement celle du mal ou du bien, mais, dans un certain clair-obscur prudentiel, celle du meilleur cheminement et du meilleur milieu possible pour que le bien puisse prévaloir.

On saisit bien que la distinction et la rencontre entre morale et politique tiennent à la finalité profonde de l’homme qui n’est plus au niveau de l’espèce (bien commun), comme chez l’animal, mais au niveau individuel (bien personnel). C’est parce que l’homme est un animal rationnel, un esprit incarné – « Ni ange ni bête » –, qui ne correspond pas immédiatement avec sa fin ultime (comme chez l’ange par la vison béatifique ou chez la bête par l’instinct), qu’il a besoin de la médiation spécifiquement politique, comme d’un tremplin éducatif auquel rien n’échappe mais que tout dépasse en morale. Le milieu politique, qui s’applique à l’espèce et à la nature humaines, est comme un entre-deux, un intervalle – un metaxu en grec – pour le corps et l’âme de l’homme, l’instinct et l’esprit humain, la cité de familles et la cité divine.

Bien sûr l’activité politique reste subordonnée à la morale ainsi qu’au reste toute activité humaine volontaire, qu’elle soit artistique ou spéculative. Maurras lui-même ne saurait nier la primauté du spirituel et l’influence capitale de la morale et de la religion sur la politique. Reprenant la parabole du semeur, il expliquait simplement qu’il ne suffit pas de mettre le bon grain en terre pour qu’il germe, si le terrain et les circonstances ne sont pas propices. Parlant encore de la nécessité d’une médiation matérielle ou charnelle entre la volonté, le désir, le vœu de l’homme et leur réalisation concrète, réelle et vivante, il écrivait : « La pire erreur des romantiques me semble avoir été de confondre cette production naturelle avec une excitation toute cérébrale et subjective qui les conduisait à ne vivre que d’intentions et à s’en savoir gré. » On pourrait en dire autant de nos jours des mondialistes ou des « immigrationnistes » qui vont à l’encontre du besoin d’enracinement que prônait Simone Weil : « Ne priver aucun être humain de ses metaxu [médiateurs naturels], c’est-à-dire de ces biens relatifs et mélangés (foyer, patrie, traditions, culture, etc.) qui réchauffent et nourrissent l’âme et sans lesquels, en dehors de la sainteté, une vie humaine n’est pas possible. »

On en revient ainsi toujours à l’indispensable figure hylémorphique (distinction matière/forme dans une même réalité) d’Aristote, à cette interaction réciproque et simultanée des causes, bref à la connexion intime, organique, de la morale et de la politique chez l’animal raisonnable, naturellement social et religieux : si la morale (dont la fin absolue est personnelle) est la cause formelle (déterminante) du salut humain, la politique (dont la fin intermédiaire est une médiation commune) en est la cause matérielle (ce qui le conditionne). Autant il est nocif de séparer la condition ou le moyen (la matière politique) de la fin (la forme morale) comme le fait l’amoralisme politique (machiavélisme, positivisme, libéralisme, matérialisme…) en soustrayant l’ordination de la politique à la morale et en la réduisant à la seule activité artistique (faire). Autant il peut être dangereux de les confondre totalement dans la seule activité volontaire (agir), comme ont pu y tendre des auteurs comme Mounier ou Sangnier et plus généralement les démocrates chrétiens du Sillon (pourvus de bons sentiments et de bonnes intentions…velléitaires), dont beaucoup de nos clercs universalistes apparaissent comme les dignes successeurs, en matière par exemple d’immigration ! « Ils ont les mains propres mais ils n’ont pas de mains ! », dénonce Péguy à propos des post-kantiens. Contre le démocratisme abstrait de Marc Sangnier, Maurras affirme que « l’Action française enracine ses théories dans l’amour de la patrie, l’amour de la religion, l’amour de la tradition, l’amour de l’ordre matériel, l’amour de l’ordre moral ».

Qui dit « matière » (sociale et politique) dit quantité. Qui dit quantité dit équilibre. « Si l’on sait par où la société est déséquilibrée, il faut faire ce que l’on peut pour ajouter du poids dans le plateau trop léger », écrivait Simone Weil. Qui ajoutait avec son genre de pessimisme : « Quoique ce poids soit le mal, en le maniant dans cette intention peut-être ne se souille-t-on pas. » Peut-être et même sans doute ! Car le domaine politique, s’il est éminemment le domaine du moindre mal, de l’efficacité et du relatif, des tolérances et des répressions, de l’ordre précisément de la « pesanteur » et de la déficience, il n’en demeure pas moins nécessaire pour ne pas étouffer la morale et la liberté personnelles, ne pas empêcher l’ordre de la « grâce » d’agir. Comme l’équilibre du corps – « mens sana in corpore sano » – l’équilibre de la cité conditionne l’équilibre des individus en vue de leur harmonie morale, de leur accomplissement personnel et de leur salut éternel. « De l’économie terrestre des sociétés dépend l’élargissement des voies du ciel », disait déjà saint Grégoire. Et celui qui, dans cette intention, met délicatement et proprement les mains dans cette « balance » de l’économie terrestre ou de la politique exerce pour ainsi dire en médecin un devoir de soin sanitaire ou en artiste un devoir de charité politique.

Il y a entre le politique et la morale, comme entre le médecin et la santé, un art spécifiquement moral qui peut se heurter matériellement à des cas dits de nécessité. Comme la mutilation chirurgicale qui n’est jamais voulue pour elle-même et que le bon médecin cherche à éviter par tous les autres moyens médicaux. Avec, parfois, l’absence de solution décente du point de vue de la morale ordinaire. Comme « le patriotisme ne doit pas tuer la patrie », selon l’axiome de Maurras, le moralisme en politique ne doit pas tuer le bien commun, lequel prime le bien particulier par égard au bien de chacun et de tous. C’est la parabole d’Henri Charlier que Madiran traduit en leçon politique pour la déclaration de guerre de 1940, mais qu’on peut aussi appliquer à des exemples contemporains (Irak, Lybie, Syrie…) : « Un charretier qui – pour obliger un voisin veut transporter une matière dont il connaît mal la densité – verse en chemin ou crève son cheval, ne sauve rien du tout, ne passe pas pour un héros mais pour un imbécile. »

La raison du bien commun national confère à la juste guerre, donc au cas de nécessité de la légitime défense, un art du discernement qui n’emprunte pas ses critères qu’à la seule morale personnelle. Un apologue de Louis Jugnet le dit autrement : « Une armée de saints, mais mal entrainée et mal armée, sera en général écrasée par une armée cruelle, mais très forte techniquement. Et la vertu ne donne pas plus de compétence pour juger d’une situation politique que pour résoudre une crise économique, sinon un problème mathématique. » Les moyens de promouvoir le bien commun ne sont pas fournis exclusivement par la morale. La vertu politique n’est pas totalement dépendante de la vertu morale, même si l’une a besoin de l’autre pour se cultiver favorablement sur le champ communautaire et que leur rencontre harmonieuse est plus que souhaitable dans la cité. « Un régime absurde en sa structure, dit encore Jugnet, quelle que soit la vertu [morale] des citoyens et des gouvernants, risquera de manquer son but tout comme une mauvaise arme, même maniée par un homme adroit et bien intentionné, ne vaudra jamais une arme perfectionnée. »

Pius Maurras, pius Madiran

« De la forme donnée à la société dépend le bien ou le mal des âmes », prévient aussi Pie XII, tandis que Pie XI parle du « vaste champ de la charité politique, dont on peut dire qu’aucun autre ne lui est supérieur, sauf celui de la religion ». Oui, la politique est bien un art moral ou une morale artistique, dont l’habitus spécifique constitue une synthèse originale. C’est la raison pour laquelle, celui qui l’exerce droitement sans être pour autant un saint fait cependant œuvre pie(use). Peut-être plus encore que l’intellectuel ou l’artiste de génie qui, sans être forcément un exemple moral, rend justice respectivement à la vérité ou à la beauté : « Si les saints peuvent prier en paix et les sages travailler avec fruit, c’est que l’épée guerrière, menée par le sceptre des rois, a déterminé autour d’eux la zone où ces occupations sublimes restent possible. Quand Syracuse est prise, Archimède est égorgé et tant pis pour le théorème », résumait Maurras.


Du fait de son état de vie et des épreuves du pouvoir, on peut aussi penser qu’il sera beaucoup pardonné à celui qui aura pratiqué ainsi la vertu politique selon son devoir d’état, traçant droit son sillon, labourant utilement le champ commun pour le bien de tous et chacun. Car il aura fait œuvre charitablement politique, recevant non seulement la terre de ses parents mais l’ « empruntant » pieusement aussi à ses enfants, comme dit Saint-Exupéry, pour indiquer que nous devons nous considérer comme débiteurs insolvables non seulement vis-à-vis de nos ancêtres mais aussi vis-à-vis des générations futures. Et donc vis-à-vis de notre Créateur au-delà du temps. Lien ontologique inépuisable de la généalogie de l’histoire avec la politique et la morale, que détricote et rompt imprudemment notre monde impie ! Le bien commun temporel est confié aux hommes politiques comme les talents aux serviteurs d’une autre parabole…


L’amitié politique, en effet, la concorde, le bien commun temporel, qui sont les fins de la cité, ne peuvent subsister longtemps s’ils ne sont pas soutenus, nourris en permanence par ce mélange d’art et de morale politiques et par leur liant intrinsèque : cette piété qui fait qu’à l’exemple d’une famille, on peut surmonter différences et divisions pour s’aimer entre membres d’une même communauté de destin. Quand les Français ne s’aimaient pas, pour reprendre le titre du livre de Maurras, voilà le point terriblement tragique et sans précédent de notre histoire, illustré par nos abandons successifs de souveraineté au profit d’une immigration-invasion étrangère à notre civilisation chrétienne.


L’amitié politique, remplacée aujourd’hui par un dérisoire « bien vivre ensemble » sans fondement métaphysique, historique ni culturel, ne va pas sans vertus spécifiques au premier rang desquelles il faut placer la piété nationale ou plus encore l’amour de la patrie. Avec le respect de la loi naturelle, ce lien des vivants avec ses morts est, souligne Madiran, le signe de la civilisation. Après avoir été un « pharisien de la civilisation », notre vieux monde civilisé agonise aujourd’hui d’impiété qui est un mode du péché d’orgueil : « Le voyageur sans bagage de la seconde moitié du XXème siècle n’est plus qu’un barbare somnambule et mathématicien, insouciant de tout ce qui fut, ignorant de ce qu’il est, possédé par les rêveries vainement prospectives que se fabrique une impiété sans remords. »


Contre la décadence et la nouvelle barbarie envahissantes, Maurras, comme Platon en son temps, aura occupé un créneau remarquable. Un créneau peut-être insuffisant mais non point imaginaire puisqu’il commandait « le défilé par où passait l’invasion », défend Madiran. Ce qu’il écrit pour son maître vaut en un sens pour lui : « Ce n’était pas la seule place du seul rempart. C’en était une. Parmi d’autres. Mais celle-là même où la nouvelle religion voulait faire brèche, et où elle l’a fait parce que l’on vous y a finalement laissé trop seul, trop démuni, sans les renforts qu’il fallait. Vous étiez au point décisif de la bataille pendant que d’autres, intérieurement plus fidèles peut-être aux exigences de leur baptême, s’étaient assoupis. Ou laissé circonvenir. »
Devant les deux nouvelles religions hégémoniques du siècle – celle du culte de l’homme sourd au divin et celle de l’islam sourd à la raison – et devant leurs adeptes menaçants, on n’a certes pas encore trouvé de sainte Geneviève ni d’évêque comme saint Rémi. Mais Maurras comme Madiran, parce qu’ils furent pieux dans leur combat de preux, nous ont indiqué à leur rempart « le point stratégique de la délivrance et de la reconquête » : leur combat fut celui de la piété contre l’impiété. 


Dans un entretien en 2002 avec l’abbé Guillaume de Tanoüarn pour la revue Certitudes, Jean Madiran résumait ainsi sa position et sa similitude avec celle du maître de Martigues : « Si je devais donner un titre général à mes livres, je dirais : Témoin à charge contre mon temps. Je ne répéterais pas la formule de Saint-Exupéry : “Je hais mon époque, parce qu’on y meurt de soif.” Je ne parlerai pas de haine car la haine m’est étrangère, mais les charges sont graves… Peut-être ne suis-je pas digne de prendre un tel titre ? Dans ma vision, c’est le meilleur qualificatif qu’on puisse donner à l’œuvre de Charles Maurras. Maurras, témoin à charge de son temps, est le défenseur par excellence – y compris au plan religieux. Lui, l’agnostique, il a défendu l’Eglise, il le répétait “l’Eglise telle qu’elle se définit elle-même”. Et donc il a défendu Jésus-Christ, et, comme Pie X le lui a fait dire, il a défendu la foi. C’est “un beau défenseur de la foi” déclare le pape de Pascendi à Camille Bellaigue. On dira : il a défendu la foi, peut-être, mais il ne le savait pas, il n’en était pas conscient. Je réponds : dans l’Evangile, on lit justement quelque chose comme cela : “Seigneur, quand vous ai-je donné à manger?” »

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