Notes de lectures sur le Tome I de l’Examen de la philosophie de Bacon
Rien de plus instructif, au sujet de ce qu’on appelle la philosophie moderne, que l’Examen de la philosophie de Bacon.
Cet ouvrage posthume de Joseph de Maistre est un commentaire du fameux Novum Organum ainsi que de plusieurs autres œuvres anglaises et latines de Francis Bacon. Maistre y discute également la traduction française et ses notes, de sorte que le traducteur français est aussi l’un des personnages du livre.
Ce qui rend cette lecture intéressante, c’est qu’à mesure qu’on découvre la philosophie de Bacon, on y reconnaît une certaine philosophie qui a encore cours de nos jours. La philosophie de Bacon, dit Maistre, est « l’énumération des erreurs humaines ».
Maistre examine, d’une part, la méthode proposée par Bacon pour chercher la vérité dans les sciences ; et d’autre part, ce que Bacon a écrit sur des questions particulières touchant au système du monde, à l’histoire naturelle, à l’optique ou encore à la météorologie.
Il apparaît que ni cette méthode ni ces écrits n’ont de valeur. Le traducteur français en est impatienté et ne peut s’empêcher d’insérer dans ses notes des remarques mordantes contre l’auteur.
À quoi Bacon doit sa réputation.
La contribution réelle de Bacon aux sciences physiques est inexistante et sa méthode tant et si ridiculement exaltée n’a jamais été suivie par aucun physicien. En réalité, le fameux Novum Organum « n’est dans son objet et dans sa totalité qu’un long accès de délire ».
Si le XVIIIe siècle a tant fait (et si on continue de tant faire) l’éloge de Bacon, c’est pour son athéisme déguisé. « La gloire factice accordée à Bacon n’est que le loyer de sa métaphysique pestilentielle ».
La science réduite à la physique.
Car il y a bien une métaphysique de Bacon. Étrange métaphysique en vérité, qui affirme qu’il n’y a de science que dans la physique. En effet : « pour Bacon, il n’y a qu’une science, la physique expérimentale ; les autres ne sont pas proprement des sciences, vu qu’elles ne résident que dans l’opinion ». Autrement dit, « la certitude n’appartient qu’aux sciences physiques ». On reconnaît là l’idée principale d’un autre livre célèbre (d’ailleurs dédié à Bacon), à savoir la Critique de la raison pure. Ce qui fait dire à Maistre que « tout le venin de Kant appartient à Bacon ».
Pourquoi parler de venin ? Parce que cette réduction de la science à la physique conduit nécessairement au matérialisme. Si « la certitude n’appartient qu’aux sciences physiques », il n’y a de vérité certaine ni dans la métaphysique, ni dans la morale, ni dans la théologie naturelle…
Quoi qu’il en soit, cette affirmation est absurde, car la question de savoir ce qui est science et ce qui ne l’est pas, n’est pas une question à laquelle on puisse répondre par les moyens de la physique expérimentale. C’est, qu’on le veuille ou non, une question métaphysique. A travers cette affirmation, Bacon se condamne donc lui-même ; il tombe dans la même contradiction que ceux qui disent que la vérité n’existe pas tout en prétendant dire quelque chose de vrai.
De plus, nous fait savoir de Maistre, cette affirmation est dangereuse. « Il faut bien se garder de croire que ce système ne soit que ridicule ; il est éminemment dangereux et tend directement à l’avilissement de l’homme. Les sciences naturelles ont leur prix sans doute ; mais elles ne doivent point être exclusivement cultivées, ni jamais mises à la première place. Toute nation qui commettra cette faute tombera bientôt au-dessous d’elle-même. »
Le but de la physique.
Autre point remarquable de la métaphysique de Bacon, le but que ce dernier assigne aux sciences naturelles, à ces sciences en dehors desquelles il n’y aurait pas, selon lui, de certitude.
C’est l’objet d’un chapitre dont nous reproduisons, ci-dessous, un passage intéressant et représentatif du style enjoué de Joseph de Maistre. On découvre dans cet extrait que la philosophie de Bacon a pour but de conférer à l’homme des pouvoirs surnaturels et chimériques. Cette physique expérimentale qui, si l’on en croit Bacon, mérite exclusivement le nom de science, a pour but, comme l’alchimie, de conférer à une puissance infinie sur les choses matérielles. Voici :
Bacon « a pris la peine lui-même de nous dire ce qu’il attendait des sciences naturelles. Sous le titre burlesque de magnificence de la nature pour l’usage de l’homme il a réuni les différents objets de recherche que devait se proposer tout sage physicien et ce qu’il devait tenter « pour l’usage de l’homme ». Voici quelques échantillons de ces petits essais.
Faire vivre un homme trois ou quatre siècles ; ramener un octogénaire à l’âge de quarante ou cinquante ans ; faire qu’un homme n’ait que vingt ans pendant soixante ans ; guérir l’apoplexie, la goutte, la paralysie, en un mot, toutes les maladies réputées incurables ; inventer des purgations qui aient le goût de la pêche et de l’ananas ; rendre un homme capable de porter une pièce de trente-six ; faire qu’on puisse le tenailler ou lui briser les os sans qu’il en perde contenance ; engraisser un homme maigre ; amaigrir un homme gras, ou changer ses traits ; changer un géant en nain, un nain en géant ; ou, ce qui revient au même, un sot en un homme d’esprit ; changer de la boue en coulis de gélinottes, et un crapaud en rossignol ; créer de nouvelles espèces d’animaux ; transplanter celle des loups dans celle des moutons, inventer de nouveaux instruments de mort et de nouveaux poisons (toujours QUOAD usus humanos) ; transporter son corps ou celui d’un autre par la seule force de l’imagination ; mûrir des nèfles en vingt-quatre heures ; tirer d’une cuve en fermentation du vin parfaitement clair ; putréfier un éléphant en dix minutes ; produire une belle moisson de froment au mois de mars ; changer l’eau des fontaines ou le jus des fruits en huile et en saindoux ; faire avec des feuilles d’arbre une salade qui le dispute à la laitue romaine, et d’une racine d’arbre un rôti succulent , inventer de nouveaux fils pour les tailleurs et les couturières, et des moyens physiques de lire dans l’avenir ; inventer enfin de plus grands plaisirs des sens, des minéraux artificiels et des ciments.
En traduisant très fidèlement ces extravagances, je ne fais pas d’autre malice à Bacon que celle de développer ses idées, de réduire ses généralités à la pratique et à l’individualité, de changer pour ainsi dire son algèbre en arithmétique ; ce qui est de toute justice, puisque toute algèbre doit être traduite sous peine d’être inutile.
Tel est cependant le but général de cette fameuse philosophie de Bacon et tel est nommément le but particulier du Novum Organum tant et si ridiculement exalté. « Le but du chancelier Bacon dans cet ouvrage, nous dit son traducteur lui-même, est extrêmement élevé ; car il n’aspire à rien moins qu’à produire nouvelles espèces de corps et à transformer les espèces déjà existantes. »
En effet, l’entreprise est fort belle, et je ne crois pas qu’il soit possible de lui comparer rien dans l’histoire de l’esprit humain.
Pour sentir le caractère enjoué de cette page et la malice de l’auteur, il faut la comparer la version française aux expressions anglaises originales, que Maistre a reproduites dans la note suivante :
« Magnalia naturæ QUOAD USUS HUMANOS. Quand je n’aurais appris le latin que pour sentir la force et la sagesse de ce QUOAD, je ne pourrais regretter ma peine. — Je cite l’original de ces magnificences.
The prolongation of life : the restitution of youth is some degreee : the retardation of age : the curing of diseases counted incurable : the mitigation of pain : more easy and less loathsome purging : the increasing of abiity for suffer torture or pain : the alterings of complexions and fatness and leanness : the alterings of statures : the altering of features : the increasing and exalting of intellectual parts : versions of bodies into other bodies : making new species : transplanting of one species into another : instruments of destruction, of war and poison :… force of the imagination, either upon another body, or upon the body itself : acceleration of time in maturation : acceleration of time in clarifications : acceleration of putrefaction :… acceleration of germination :… turning crude and watry substances into oily and unctuous substances : drawing of new foods out of substances not now in use :… greater pleasures of the senses (Ah ! monsieur le chancelier, à quoi pensez-vous ?) : artificial minerals and cements.
(Magnalia naturæ à la tête de l’ouvrage intitulé : Sylva sylvarum, ou Histoire naturelle. Op. tom. I, p. 237, partie anglaise.) Je ne trouve point ce morceau dans la traduction de M. Lasalle. Il lui a paru sans doute passer toutes les bornes du ridicule. Ces sortes de suppressions sont un service qu’il rend de temps en temps à son auteur, et lui-même nous en avertit franchement.
Ce qu’il faut attendre de la science — réduite à la physique expérimentale —, ce n’est donc pas seulement qu’elle nous rende comme maîtres et possesseurs de la nature, selon la formule célèbre de Descartes. Cette science vise, comme l’alchimie, à nous conférer une toute-puissance chimérique sur la matière et sur les êtres vivants.
C’est l’hérédité collective d’une aristocratie recueillant la succession du Sénat de Rome qui donna la durée et la force à l’Empire romain. Des trois races de nos Rois, celle qui fit la France fut précisément celle qui évolua dans les meilleures conditions d’hérédité monarchique, lesquelles ont permis la régulière transmission, la continuité rigoureuse de leurs desseins.
La valeur de tout effort personnel est dominée par l’immense principe historique en vertu duquel les vivants sont « de plus en plus, et nécessairement, gouvernés par les morts », et chaque vivant par ses morts particuliers. Cette nécessité bienfaisante est la source de la civilisation. Mais il y a longtemps que la démocratie s’est insurgée contre cette condition d’un ordre civilisé ; elle a choisi la barbarie, elle veut se recommencer tout entière à chaque individu qui vient au monde, sauvage et nu. C’est à l’humanité des cavernes que la démocratie veut nous ramener.
Charles Maurras, Sans la muraille des cyprès (J. Gibert, 1941)
Le Sénat romain n’était pas élu, ses membres étaient, en quelque sorte, cooptés parmi les magistrats issus des grandes familles aristocratiques, et du sang neuf, les « hommes nouveaux », s’y introduisait au compte-goutte. Un ambassadeur reçu par le Sénat dit qu’il avait cru être introduit devant une assemblée de rois !
L’Empire romain semble, à première vue, ne pas avoir connu l’hérédité. Il l’a connue, en réalité, mais de manière cachée : la plupart des empereurs n’ont pu avoir de successeurs directs parce qu’ils n’eurent pas de fils ou que ces derniers moururent en bas âge ; mais une étude généalogique prouve que, dans l’ensemble, l’empire fut transmis par les femmes. Si les féministes apprenaient cela, le latin reviendrait à la mode !
Carolingiens, Mérovingiens, Capétiens, des trois races de nos Rois la dernière connut une hérédité heureuse qui fit la France. Après cette constatation, Maurras cite Auguste Comte qui n’a cessé de répéter : « les morts gouvernent les vivants ». Culte des ancêtres, coutumes des ancêtres, mos majorum, tous les peuples civilisés, et même la plupart des autres, ont vécu sur ces principes, et plus l’aventure humaine avance, plus, « nécessairement » l’expérience du passé a enrichi la civilisation.
Mais Rousseau vint. Alors que toutes les sociétés, des primitives aux plus élaborées, avaient postulé que la civilisation était un capital transmis et augmenté, le citoyen de Genève piétina la plus belle réalisation du génie humain, la France d’Ancien Régime, et les privilégiés s’enthousiasmèrent pour ce faune, comme les bourgeois d’aujourd’hui, gavés et repus, accompagnent leur digestion d’un militantisme en faveur de la faim dans le monde. Rousseau chantait déjà la chanson impie : « du passé faisons table rase. »
La démocratie a choisi la barbarie. Rousseau ne disait-il-pas dans son Discours sur l’inégalité que l’homme qui médite est un animal dépravé ? Oui, la démocratie est une barbarie : le citoyen électeur ne cesse de dire, ouvertement ou in petto « moi, je pense que… », sans expérience ni compétence. Dès la prime jeunesse, le malheureux enfant de démocrate, futur électeur et futur fossoyeur de la civilisation, apprend à l’école rousseauiste à étaler, à exhiber, son petit moi barbare et inorganique : son barbouillage de gouache ou d’aquarellepassera pour une œuvre digne de Michel-Ange, et les premiers mots qu’il jettera sur un papier relègueront Homère au musée des vieilleries. Ne connaissons-nous pas, quand nous visitons certains musées subventionnés, « l’humanité des cavernes » ?
Né de parents inconnus et mort célibataire, l’homme dénoncé par Renan restait encore un malheureux instruit. L’école moderne a fait de son successeur un sauvage. Saluons une fois de plus la qualité d’analyse d’un Maurras. Il est tellement intelligent, son esprit de déduction est tellement puissant qu’il nous semble un prophète.
Rangés derrière son autorité, formons-nous à sa méthode.
Dans le cadre des Jeux Olympiques de Paris 2024 il paraît intéressant de se replonger dans l’origine de cet événement sportif en suivant Maurras qui a réalisé un reportage important en avril 1896. Cette année-là ont eu lieu les premiers Jeux Olympiques modernes, restaurés à l’instigation d’un aristocrate libéral et admirateur de l’éducation anglaise, Pierre de Coubertin (avec qui Maurras eut l’occasion d’échanger courtoisement des points de vue de plus en plus opposés).
Jeune journaliste –il était alors âgé de vingt-huit ans-Maurras fut en effet envoyé en Grèce par Gustave Janicot,directeur du quotidien La Gazette de France pour couvrir les Jeux. Dans une série d’articles envoyés à son journal il décrit son voyage, sa découverte de la Grèce, puis les réflexions que lui inspirent les Jeux . Sur le fond, l’aspect sportif, prétexte du voyage, a été finalement éclipsé par la découverte de la Grèce et par quelques réflexions sur la confrontation des peuples.
Cet ensemble de lettres a été publié au fur et à mesure de leur réception dans le quotidien de Janicot, en 1896. L’ensemble a été complété dès 1896, dans la Gazette, par une étude sur la ville moderne d’Athènes. Par la suite,Maurras, s’aidant notamment de son journal de voyage, a repris et retravaillé ses Lettres pour en faire une partie d’d’Anthinéa, ouvrage paru en 1901 où il revient longuement sur son voyage en Grèce, et en particulier sa découverte d’Athènes, avant de parler de la Toscane et de la Provence(et enfin une simple annexe). Ainsi, dans la version définitive, la cinquième lettre a–t elle été prolongée par une défense de la royauté grecque contre les attirances républicaines, et la sixième par des considérations sur l’Ecole française d’Athènes.
En 2004, les éditions Garnier-Flammarion ont eu la bonne idée de rééditer ces Lettres des Jeux Olympiques comme un ouvrage indépendant. Le travail de l’auteur de la réédition, Monsieur Axel Tisserand, est en tous pointsremarquable. Outre les lettres elles-mêmes, dans leur forme définitive de 1901, éclairées par des introductions substantielles et des notes savantes, il a également réédité ces documents dans leur forme initiale, plus spontanée, que nous avons principalement utilisée. Ce volume, petit par la taille, est un modèle de méthode et peut-être considéré comme définitif. Dans ces conditions, le présent article a pour seule ambition de permettre au lecteur de découvrir l’oeuvre et si possible d’inciter à la lire.
Il y a eu six lettres adressées depuis le bateau et la Grèce Nous les résumerons rapidement.
Dans la première lettre Maurras parle de son voyage etde la croisière en mer qu’il savoure. Il compare le bateau à un « couvent laïque et flottant », parce qu’il oblige à être « tout entier à soi-même. » Trait caractéristique de sa pensée, il rejette l’indéfini. Pour lui, qui rêvait d’être marin avant la survenance de sa surdité pendant l’adolescence, la mer n’est pas une matière informe. Il souligne par exemple que « rien n’est plus fini que la mer. La séparation d’un ciel pâle d’avec cette mer plus foncée donne… la pensée de la plus exacte des figures géométriques qui est, sans doute, le cercle. » Chez Maurras, en effet, ce trait est essentiel. Il n’aime pas l’indétermination et la confusion. aussi bien en littérature qu’en politique.
Maurras ne dissimule pas son bonheur d’effectuer ce voyage : « Passées les bouches de Bonifacio, nous sommes entrés pleinement dans le cœur du monde classique, patrimoine du genre humain. » La première lettre retrace la vision des Lipari, où il s’intéresse davantage à l’île Panariaqu’au volcan Stromboli, puis, Homère en main, la traversée, au sud de l’Italie, de la dangereuse « mer Ionienne. » Au matin suivant, le journaliste constate que le navire a quasiment fait le tour du Péloponnèse pendant la nuit ;
La deuxième lettre annonce le retour à terre avec l’arrivée au Pirée et l’approche de la merveille, l’Acropole d’Athènes et son Parthénon, dont il fait le tour sans encore oser y entrer. C’est aussi un premier contact avec les Jeux. Maurras fait connaissance avec le Stade et voit s’opposer des athlètes grecs et allemands il signale aussi l’affluence dans la ville et dit qu’à ce moment Athènes ressemble assez bien à Capharnaüm.
La troisième lettre présente le Stade moderne inachevé, censé reproduire le stade antique et pouvant contenirquatre-vingt mille spectateurs lors des épreuves. Maurras parle du roi de Grèce et de sa famille et escompte que cesprinces, souvent d’origine germanique, seront vite hellénisés. Il termine par une note plaisante en regrettant pour des raisons d’esthétique l’abondance des chapeaux noirs chez les spectateurs.
La quatrième lettre commence par des considérations générales qui ne manquent pas d’actualité. Malgré les remontrances de Coubertin, Maurras dit les réserves que lui inspire cette nouvelle « internationale du sport. » Il dit que là où il existait une Grèce il n’y a pas, ou il n’y a plus,d’Europe. Par ailleurs Maurras déplore que les grands bénéficiaires de ce cosmopolitisme soient les Anglo-Saxons dont la langue, se propageant à travers le vocabulaire du sport, infeste la planète. Le contact de la réalité des épreuves n’a pas modifié ces appréciations de départ, mais les a complétées. D’une part les doutes sur le cosmopolitisme ont été renforcés Se référant à Paul Bourget, Maurras affirme que « quand plusieurs races distinctes sont mises en présence, obligées à se fréquenter, bien loin de s’unir par la sympathie, elles se détestent et se combattent au fur et à mesure qu’elles croient se connaître mieux. » D’autre part il observe que les Jeux ont l’avantage de mettre à jour la prépondérance anglo-saxonne, qui s’est jusque-là avancée masquée, ce qui devrait permettre aux peuples latins de s’en défendre.
Maurras relate ensuite quelques épreuves. Il décrit l’ivresse joyeuse des Grecs lors de l’épreuve du marathon. Les sept premiers étaient grecs (et le huitième français). La joie populaire qui entoure le jeune vainqueur lui plaît et lui rappelle l’ambiance de Martigues ou des arènes d’Arles. Il passe rapidement sur les épreuves d’athlétisme et cite les épreuves de lutte qui ont opposé un Grec et un Danois puis un Allemand et un Anglais. Il relève à cette occasion que le nationalisme n’est pas le monopole des plus vieux peuples et que les Américains se montrent particulièrement attachés à leur drapeau. Il conclut en disant « on le voit les patries ne sont pas encore détruites. La guerre non plus n’est pas morte. Jadis les peuples se fréquentaient par ambassadeurs…Maintenant les peuples se vont fréquenter directement, s’injurier de bouche-à-bouche… La vapeur qui les a rapprochés ne fera que rendre plus facile les incidents internationaux. »
La cinquième lettre commence par une dénégation :Maurras dit qu’on lui avait promis des déceptions et qu’il n’est pas déçu. Il annonce aussi la clôture imminente des jeux. Commençant par faire l’éloge de « notre antique Athènes, notre Athènes éternelle» il dit espérer pouvoir conduire ses lecteurs « au pied du Parthénon ou parmi les stèles dorées du Céramique. » En attendant la clôture des Jeux, il fournit quelques témoignages sur des choses vues dans les petits bourgs grecs, leur activité commerciale et maritime et leur agitation qui lui fait penser à sa Provence. Il revient sur le jeune vainqueur du marathon et sa popularité et s appesantit sur un fait divers amusant : une jeune demoiselle de la bourgeoisie athénienne avait fait vœu d’épouser le vainqueur de l’ épreuve, à condition qu’il soit grec. Au vu des candidats, elle pouvait espérer s’unir à un homme de bonne condition ; mais elle se trouve finalement confrontée à un « mauvais petit paysan. »Maurras termine son courrier en parlant de la nouvelle de la mort, en France, de Charilaüs Tricoupis, un politicien grec qui, ayant voulu développer rapidement son pays ; à crééun déficit considérable et entraîné une banqueroute. Dans la version définitive, le passage est plus développé et amène à la critique des politiciens et du régime des partis ;
La sixième lettre est relative à la clôture des Jeux Olympiques. Après quelques considérations sur la pluie qui a causé un changement de date, sur l’attitude du roi et sur les rameaux d’olivier et les lauriers distribués par le monarque, Maurras met le vainqueur du marathon, un peu ivre de son triomphe, en garde contre l’excès, en lui rappelant le sort d’Aristide et de Socrate. Malgré tout, il lui accorde la préférence face aux « athlètes barbares, Anglais, Germains, surtout Yankees. » Enfin l’auteur se fait l’écho d’une proposition faite à l’époque de fixer les Jeux à Athènes (idée qui n’a, nous semble-t-il, pas perdu de son intérêt). Il observe enfin que cette « solennité d’origine cosmopolite » est devenue « le champ de bataille de nos nationalités, des races et des langues» et termine en regrettant la faiblesse de la représentation française.
L’on peut trouver quelques vues politiques dans ces lettres. L’on sent poindre l’intérêt de Maurras pour le royalisme, par exemple à travers la sympathie qu’il exprime pour la royauté grecque. L’on sait que c’est en Grèce qu’il aurait conclu en faveur de la monarchie en constatant la puissance des nations qui bénéficiaient de ce régime. Mais surtout, l’ enseignement le plus net contenudans les Lettres contredit les espoirs de Pierre de Coubertin : les Jeux nouveaux révèlent et renforcent l’affirmation des nationalités concurrentes et l’affrontement des nations. Et cela est toujours vrai. En filigrane, quelques autres thèmes de la pensée maurrassienne affleurent : l’admiration pour l’Antiquité classique, l’amour de la Grèce antique et la méfiance à l’égard des Allemands, etplus encore à celui les Anglo-Saxons (la France a, à cette époque, été confrontée à l’impérialisme britannique ; l’incident de Fachoda aura lieu en 1898 et l’Entente cordiale ne sera conclue qu’en 1904). Enfin l’on relèvera que la sympathie affichée pour la Grèce moderne, nation redevenue indépendante au XIXe siècle, suffit à prouver que le nationalisme maurrassien s’accommode très bien de l’amitié pour d’autres peuples. Ce qui est rejeté, c’est le cosmopolitisme, le « mélange » qui broie les identités légitimes.
Avec le rituel solennel, intervenu le 8 mars dernier, du scellement dans sa loi fondamentale du droit à l’avortement, la République achève en France son cycle sanglant. Non pas que de nouvelles lois ou même de nouvelles « constitutionnalisations » ne puissent venir encore pour l’ensanglanter davantage ‒ et d’ailleurs, d’autres lois criminelles sont imminentes‒ mais il y a là un acte symbolique qui n’a pas besoin d’être dépassé.
Car nous ne sommes pas qu’en présence de la fébrilité morbide d’un pouvoir toujours prodigue de sang français ; et il n’est pas suffisant d’invoquer le mythe implacable de notre Racine :
« Quelque crime toujours précède les grands crimes ;
Quiconque a pu franchir les bornes légitimes
Peut violer enfin les droits les plus sacrés ».
Non ! l’acte républicain odieusement sanguinaire du 8 mars a une dimension fondatrice qui le rattache à l’événement historique par lequel s’ouvre le cycle de sang du « régime abject » qui s’est imposé à la France : le « meurtre du roi prêtre », selon l’expression d’Albert Camus, intervenu le 21 janvier 1793. « C’est un répugnant scandale ‒écrit-il‒ d’avoir présenté, comme un grand moment de notre histoire, l’assassinat public d’un homme faible et bon. Cet échafaud ne marque pas un sommet, il s’en faut. (…) Il symbolise la désacralisation de cette histoire et la désincarnation du Dieu Chrétien. (…) Ce n’est pas Capet qui meurt mais Louis de droit divin, et avec lui, d’une certaine manière, la Chrétienté temporelle ».
Et ici, on pense invinciblement à René Girard, pour qui, histoire et légende confondues, toute culture ne peut s’établir que sur le vieux rite humain sacrificiel fondateur : originellement, le sacrifice sanglant destiné à se rendre les dieux favorables, ou, s’il s’agit du Dieu unique, le sacrifice suprême de l’innocent suprême, qui peut seul désarmer le courroux divin.
Mais là ? Si Louis XVI est innocent, comme le Christ dont il est le représentant au temporel, combien innocentes aussi sont les millions de victimes que la République a décidé d’immoler sur l’autel de son culte propitiatoire inversé ; un sacrifice sanglant, certes, mais qui s’accomplit cette fois par la transgression des lois de la nature, lois divines par essence. Aussi est-ce bien à la mort voulue de cette « Chrétienté temporelle », avec toutes ses valeurs dont la monarchie française était l’image ici-bas, qu’il faut se référer pour lier entre eux les deux actes profanateurs de 1793 et de 2024.
La consécration sacrilège de l’avortement comme l’une des « valeur de la République », joue un rôle identique à celui de l’exécution du roi, et témoigne tragiquement que la France est bien entrée dans une autre culture, que les Français sont devenus les sectateurs d’une autre religion ; le choix de la mort de l’homme le plus innocent qui soit, offert en sacrifice au nouveau dieu, comme expression suprême de ce qu’ils osent appeler la liberté de l’homme.
Combien Maurras a raison de voir dans la démocratie le régime même de la démesure, cet hubris effrayant, le péché mortel et irrémissible selon l’antique sagesse humaine, dont le déferlement de liesse populaire à l’annonce de la canonisation du crime est une manifestation. Car si c’est l’homme qui est le maître de la vie et de la mort, comme c’est lui maintenant qui décide du bien et du mal, si ce n’est plus à la nature, c’est-à-dire aux lois de la création divine, maîtresse de vie et organisatrice de l’ordre, que la Cité se confie humblement, alors, tous les excès, toute les folies, tous les délires peuvent s’attribuer les privilèges de la sagesse. Age de chaos, et âge de tyrannie perversement compensatrice, comme on les voit s’installer sous nos yeux ! Mais en même temps âge d’espérance car la vie, serait-ce celle de l’éternité bienheureuse, est inéluctablement victorieuse de la mort.
Il fut un temps où la loi, en France, n’autorisait pas le divorce. Le divorce, c’est-à-dire la prétendue dissolution du lien conjugal, fut autorisé une première fois par une loi de 1792 ; puis aboli, sous la Restauration, par la loi Bonald ; et de nouveau autorisé sous la Troisième République, par la loi Naquet.
Le livre que Bonald a écrit contre le divorce n’a rien perdu de son actualité. Combat d’arrière-garde, diront certains. Mais qu’importe ? Une loi « contraire à la nature de la société (1) » ne doit jamais être regardée comme définitive. Le livre de Bonald est un résumé et une réfutation de ce qu’on peut appeler la philosophie moderne. Car la question du divorce est « le champ de bataille où cette philosophie combat depuis si longtemps contre la raison (2)».
La philosophie moderne balance entre l’athéisme et le déisme, qui n’est qu’un « athéisme déguisé (3) », disait Bossuet. D’une manière ou d’une autre, elle ôte Dieu de l’univers : « La philosophie moderne, née en Grèce de ce peuple éternellement enfant, qui chercha toujours la sagesse hors des voies de la raison, commence par ôter Dieu de l’univers, soit qu’avec les athées elle refuse à Dieu toute volonté, en lui refusant même l’existence, soit qu’avec les déistes elle admette la volonté créatrice, et rejette l’action conservatrice ou la Providence ; et pour expliquer la société, elle ne remonte pas plus haut que l’homme : car je fais grâce au lecteur de tout ce qu’elle a imaginé pour rendre raison de l’univers physique, et même de l’homme, sans recourir à un être intelligent supérieur à l’homme et à l’univers. (4) »
Ayant ôté Dieu de l’univers, la philosophie moderne est incapable de concevoir les devoirs de l’homme ; elle ne songe qu’au bonheur de l’homme, c’est-à-dire au fond à son plaisir. Or, « la fin du mariage n’est pas le bonheur des époux, si par bonheur on entend, comme dans une idylle, le plaisir du cœur et des sens, que l’homme amoureux de l’indépendance trouve bien plutôt dans des unions sans engagement. (5) »
Le mariage est un engagement, et de cet engagement naissent des devoirs. « L’homme, la femme, les enfants sont indissolublement unis, non parce que leur cœur doit leur faire un plaisir de cette union ; car que répondre à celui d’entre eux pour qui cette union est un supplice ? Mais parce qu’une loi naturelle leur en fait un devoir, et que la raison universelle, dont elle émane, a fondé la société sur une base moins fragile que les affections de l’homme. (6)»
Bonald se dit persuadé « que le divorce, décrété en France, ferait son malheur et celui de l’Europe, parce que la France a reçu de mille circonstances natives ou acquises le pouvoir de gouverner l’Europe par sa force et par ses lumières, et par conséquent le devoir de l’édifier par ses exemples (7) ».
La question du divorce « remue à elle seule toutes les questions fondamentales de la société sur le pouvoir et sur les devoirs (8) ». L’intention de Bonald est de « faire voir que de la dissolubilité du lien conjugal ou de son indissolubilité, dépend en France et partout le sort de la famille, de la religion et de l’État (9) ».
Le divorce, « faculté cruelle qui ôte toute autorité au père, toute dignité à la mère, toute protection à l’enfant, (10) » n’est pas seulement l’affaire des époux : c’est aussi l’affaire des enfants. « L’engagement conjugal est réellement formé entre trois personnes présentes ou représentées ; car le pouvoir public, qui précède la famille et qui lui survit, représente toujours, dans la famille, la personne absente, soit l’enfant avant sa naissance, soit le père après sa mort. »
Dans le divorce, les droits de l’enfant sont piétinés. « Le père et la mère qui font divorce, sont réellement deux forts qui s’arrangent pour dépouiller un faible ; et l’État qui y consent est complice de leur brigandage. (11) » Par le divorce, la femme devient une marchandise. « Si la dissolution du lien conjugal est permise, même pour cause d’adultère, toutes les femmes qui voudront divorcer se rendront coupables d’adultère. Les femmes seront une marchandise en circulation, et l’accusation d’adultère sera la monnaie courante et le moyen convenu de tous les échanges. (12) »
Cette prédiction n’est-elle pas réalisée sous nos yeux ?
« La seconde des idées révolutionnaires, le principe d’Égalité, constitutif du régime démocratique, livra le pouvoir au plus grand nombre, aux éléments inférieurs de la nation, producteurs moins énergiques et plus voraces consommateurs, qui font le moins et mangent le plus. Découragé, s’il est entreprenant, par les tracasseries de l’Administration, représentante légale du plus grand nombre, mais, s’il est faible ou routinier, encouragé par les faveurs dont la même administration fait bénéficier sa paresse, notre Français se résigna à devenir un parasite des bureaux, de sorte que se ralentit et faillit s’éteindre une activité nationale où les individus ne sont pas aidés à devenir des personnes et les personnes étant plutôt rétrogradées jusqu’à la condition des individus en troupeaux. »
(Charles Maurras, Romantisme et Révolution, Préface L’origine commune)
Contradiction apparente
Nous abordons le deuxième volet du désordre social, en contradiction apparente avec le premier. En effet, à première vue, liberté absolue et égalité sont des termes antinomiques. La liberté sans bornes offre aux membres de la société la loi de la jungle où le fort écrase le faible. Sous la Révolution, la loi Le Chapelier, mère du problème ouvrier en fut un exemple illustre. La destruction des corporations au nom de la Liberté livra l’ouvrier à l’arbitraire patronal.
Mais, contraires selon les règles de la logique classique, les deux éléments de la doctrine républicaine, le libéralisme et l’égalitarisme, sont complémentaires dans la mystique démocratique en cela qu’ils ressortent tous deux du même principe erroné ; l’autonomie de l’individu.
Il existe certes une égalité spécifique entre tous les hommes, mais cette égalité par essence n’empêche pas l’inégalité individuelle des conditions, l’inégalité accidentelle qui fonde les droits relatifs des membres d’une société saine et raisonnable.
Les conséquences de l’Egalité
Le pouvoir, en République, va donc être en apparence livré à la masse, et, reprenant les analyses que saint Thomas a tirées d’Aristote et de Cicéron, Maurras évoque la foule de ceux qui coûtent au corps social plus qu’ils ne lui rapportent, le grand nombre de ceux qui, poussés par les démagogues, voteront les dépenses que le petit nombre règlera. La foule gaspillera, les créateurs de richesses s’épuiseront, et la société sombrera dans l’appauvrissement.
La liberté sans frein ayant engendré l’administration, car il faut bien que l’élu tienne son électeur, cette dernière va se mettre naturellement au service de l’égalité socialisante. Le Français actif et indépendant connaîtra d’abord les freins et les brimades des bureaux mis au service de l’envie égalitaire, et bientôt le citoyen qui pouvait contribuer à la prospérité générale, qui était une personne, c’est-à-dire un être conscient et responsable, conscient de ses droits, de ses devoirs et de ses possibilités, se dégradera en simple individu, consommateur assisté de l’Etat-Providence.
En prétendant concilier des principes frères, dangereux séparément, mortels quand ils sont associés, la démocratie désagrège la société et ravale les personnes au rang d’individus soumis.
« Les libertés, cette énonciation est un non-sens. La Liberté est. Elle a cela de commun avec Dieu, qu’elle exclut le pluriel. Elle aussi dit : sum qui sum. » le lecteur aura reconnu les accents inimitables de Victor Hugo quand il se prend pour un penseur. Leconte de Lisle a dit qu’il était bête comme l’Himalaya. C’est pourtant à l’ombre de l’inégalité reconnue, protectrice, que peuvent fleurir les libertés qui assurent l’épanouissement de la personne, sa réalisation pour le Bien commun.
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