Le dogme de l’antiracisme : Entretien avec Pierre de Meuse.

Les éditions DMM viennent d’éditer un livre qui fera certainement date – il ne peut en être autrement ! -, Le dogme de l’antiracisme. Origine, développement et conséquences écrit par Pierre de Meuse, lequel s’est déjà remarquablement illustré lors de précédents ouvrages à l’instar de son Idées et doctrines de la Contre-Révolution (DMM) ou encore de son petit opuscule consacré à la famille, La famille en question. Ancrage personnel et résistance communautaire (Editions de La Nouvelle librairie). Pierre de Meuse a cette formidable capacité de s’attaquer frontalement à tous les sujets importants qui agitent notre société en y apportant des réponses, certes, inattendues, mais salutaires. La pensée contre-révolutionnaire revenant sur le devant de la scène, il nous permettra aussitôt d’avancer la question centrale : celle de l’holisme et du personnalisme, celle de la place de la doctrine chrétienne. La famille est attaquée et les conservateurs la défendent, certes, mais est-ce que le christianisme ne porta pas le premier coup à cette institution ? A l’heure où le racialisme revient dans les discours des indigénistes en même temps que l’antiracisme est érigé en dogme inattaquable – à la fois par la gauche et par la droite qui hurle au racisme anti-blanc -, il saisit le sujet à bras-le-corps et ne cède rien au politiquement correct. Pierre de Meuse a cette vertu rare de traiter des sujets les plus brûlants en ne cédant rien, ni à la pensée dominante, ni aux dogmatismes de nos écoles de pensée. Un livre à mettre entre toutes les mains.
L’Action Française : Cher monsieur, merci infiniment de nous accorder cet entretien. La première partie de votre ouvrage traite du chemin parcouru. J’aimerais que nous commencions par une question simple : peut-on tracer en quelques lignes une histoire de l’antiracisme et du racisme ? Il semble aujourd’hui extrêmement difficile de définir ce qu’est réellement la race, le racisme et l’antiracisme. Est-ce que cette histoire permettrait de mieux définir ces termes ?
Pierre de Meuse : Il y a deux interrogations dans votre question. J’y réponds donc successivement.
Sur l’histoire du racisme. Si la discrimination est aussi vieille que l’être humain, parce qu’elle est une attitude propre à tous les groupes naturels et leur permettant de survivre, le racisme posé comme une science est un pur produit de la modernité. Il est en effet la conséquence directe de la propension de l’esprit postcartésien à vouloir fonder le monde en raison. Les anciennes sociétés étaient hiérarchiques et connaissaient une multitude de déterminations et de barrières acceptées sans que quiconque les discutât, prenant en compte la puissance, la place dans le système des rangs, la richesse, la confiance en soi (la grande mine), l’ancienneté, l’éthique, le degré de dépendance aux autres. Et, bien entendu, le phénotype, mais la race biologique n’était qu’un marqueur parmi bien d’autres. Cependant lorsque l’économie de traite se met en place et que les cultures coloniales emploient des milliers d’esclaves désocialisés, les philosophes des Lumières comme Kant, Locke ou Voltaire considèrent leur infériorité comme une évidence et leur servitude comme la suite inévitable de cette place au bas de l’« échelle humaine ». C’est de là que procède l’anthropologie raciale qui, dans sa forme la plus affirmée, aboutit à faire de la race biologique le moteur de l’histoire. Pourtant, l’esclavage n’est pas l’application de ces théories : les traitants qui achètent les esclaves aux roitelets islamisés d’Afrique ne voient que la disponibilité de cette main-d’œuvre et les revenus que leur apporte le trafic du « bois d’ébène » et ne cherchent pas à justifier leur commerce. La traite négrière va être interdite dès le début du XIX° siècle, puis progressivement l’esclavage lui-même. C’est alors que vont prendre naissance les attitudes racistes, qui sont, selon l’expression du Pr Dupuy, un réflexe émanant des classes de Blancs pauvres face à l’égalité imposée ressentie comme une agression. Surtout que ces populations ne voyaient dans les masses négro-africaines que des concurrents, car elles n’avaient jamais possédé d’esclaves. Ces attitudes sont donc une réaction de défense des « petits Blancs », dans une société où l’argent devient la seule source de discrimination sociale. Ici, je voudrais signaler que, dès le XVIII° siècle, on constate la présence dans l’administration coloniale française, aux Antilles et aux Mascareignes d’une méfiance pour l’extension de l’esclavage, avec la présence d’une population servile devenue largement majoritaire ; une situation propice aux insurrections sanglantes qui ne manqueront pas d’arriver à Saint-Domingue et à la Guadeloupe, à partir de 1791.
J’en viens maintenant à la définition de la race, du racisme et de l’antiracisme, qui est l’essentiel de la question. Car il n’y en a pas ou plutôt il y en a beaucoup, qui sont toutes incompatibles les unes avec les autres. Race dérive de ratio, qui signifie catégorie, c’est pourquoi elle peut désigner les subdivisions animales au sein de la même espèce, un certain type d’homme (la race des entrepreneurs), ou une famille identifiable, par exemple une dynastie, une caractéristique culturelle (la race latine). Et bien entendu, la même variabilité se retrouve dans le « racisme », compliquée en plus par le degré et la nature de l’affect qu’on y imprime. Ainsi se trouvent taxées de racisme aussi bien l’hostilité que la simple reconnaissance d’une altérité ou même l’affirmation d’une simple identité collective dont on se sent dépositaire. Cette imprécision est extrêmement grave, et elle est à l’origine, nous le verrons, du caractère mortel du piège qui nous est tendu.
L’Action Française : Permettez une petite digression, quelle fut dans cette histoire la position de l’Action Française ? Comment assuma-t-elle la notion de race ?
Pierre de Meuse : Je crois que là, il faut formuler la chose de façon plus directe, car la réflexion personnelle de Maurras est essentielle et directive pour le mouvement. Maurras emploie sans cesse dans ses écrits le mot « race », ainsi que le mot « sang », et toujours de façon laudative ; mais il exprime aussi sa méfiance pour les théories sur les races humaines lorsqu’elles se présentent comme des sciences et qu’elles prétendent avoir inventé la pierre philosophale : le moteur de l’histoire. Toute sa vie, il suivra cette ligne de crête en justifiant sa position par deux arguments : celui de l’incertitude (les savants ne donnent pas d’éléments probants pour étayer leur hiérarchie des races) ; et aussi celui de la piété filiale : on ne peut pas suivre des gens qui mettent les Français à un niveau inférieur aux Scandinaves, aux Anglais, aux Allemands. Le premier argument est de l’ordre de la connaissance, le second de la volonté. La pensée de Maurras est toujours très structurée.
L’Action française : Selon vous, quel élément déterminant instaura l’antiracisme comme un dogme inattaquable dans nos sociétés ? Il semble bien, en effet, que si une seule chose paraît inconcevable dans l’esprit des peuples, c’est de toucher à cette vérité première : « je ne suis pas raciste, je ne reconnais pas l’existence des races ». Et, de fait, si l’extension des lois antiracistes peut gêner ou agacer nos concitoyens, ils ne remettent jamais en question le fondement de ces lois. Qu’est-ce qui fonde si solidement cette doctrine ? Allons plus loin : il semble que ce soit même l’antiracisme qui fonde le principe plus général de l’anti-discrimination et non l’inverse. En effet, la plupart de nos concitoyens, s’ils ne sont guère à l’aise avec le principe de non-discrimination, ne s’élèvent pas contre certaines de ses applications mais ce, tant qu’il ne s’agit pas de discriminations racistes !
Pierre de Meuse : Je réponds à vos deux questions successivement. L’antiracisme existe depuis fort longtemps, mais il a pris sa forme inquisitrice et dogmatique avec l’effondrement du III° Reich. Ce que je dis est un peu enfoncer une porte ouverte, car François Furet a développé ce thème avec plus de talent que moi. Sur le plan de la pensée normative on assiste alors à la polarisation quasi-religieuse entre les idées du Bien (celles des vainqueurs) et les idées du Mal (celles des vaincus). Or la doctrine hitlérienne est fondée sur un bricolage racialiste issu d’un digest des anthropologues anglais et allemands. Donc plus on s’éloigne du pôle du Mal, plus on va vers le Bien. Tel est le réflexe conditionné que la pensée de Gauche a favorisé, puis exploité. C’est absurde, mais cela fonctionne. Et l’antiracisme fut alors inventé comme une machine rhétorique au service des idées de la révolution. En s’appuyant sur le fait qu’aucune définition rigoureuse n’était donnée (et ne devait l’être) du racisme, les ennemis de la France et de l’héritage européen reprirent le schéma de l’antifascisme, qui avait fait ses preuves, lorsque la loi Pleven fut adoptée, en 1972.
Il avait pour but de mobiliser le Droit pénal au service d’une ingénierie sociale qui permettait de déclencher une accusation redoutable à laquelle aucune réponse ne pouvait être faite, parce que cette accusation ne connaissait aucune limite. C’est pourquoi ceux qui croient qu’il est possible de se disculper en prouvant que, non, croyez-nous, nous ne sommes pas racistes, sont conduits à des reniements sans fin.
Je rappellerai un souvenir déjà ancien. Après la publication d’une petite Lettre ouverte que j’avais commise il y a vingt ans, Pierre Pujo m’avait admonesté en me faisant remarquer que Maurras et Mistral, lorsqu’ils employaient le mot race, ne lui donnaient pas le même sens que celui que nous entendons aujourd’hui. Ce à quoi je lui avais répondu : « Tu as parfaitement raison, sauf que l’antiracisme criminalise tous les sens du mot, sans exception. »
Alors vous me demandez ce qui fonde cette « doctrine ». Eh bien c’est la terreur, tout simplement, et tout l’enchaînement de concessions qu’elle nous conduit à faire, sans aucun espoir de nous glisser hors de la troupe des vaincus. Tout soupçon d’hérésie sera férocement sanctionné, et à ce titre, l’antiracisme s’est approprié le dogmatisme et l’universalisme des grandes religions messianiques.
Vous constatez que le principe de non-discrimination est moins efficace que l’antiracisme et vous avez raison, mais c’est parce qu’ils n’ont pas la même origine : celui-là est issu du libéralisme anglo-saxon alors que la matrice de l’antiracisme, c’est tout simplement le terrorisme humaniste révolutionnaire et sa machine à écraser toute résistance.
L’Action Française : In fine, quel est le projet antiraciste ? Pourquoi s’impose-t-il et quelles sont les volontés de ceux qui le portent ?
Pierre de Meuse : Le projet antiraciste, c’est l’indifférenciation. C’est-à-dire une société où toutes les différences humaines auront disparu, et où il sera même interdit de les voir. Personne n’aura plus le droit de nous demander de qui nous sommes les fils.
Les sociétés n’auront plus de mémoire spontanée et on ne pourra recourir à l’héritage culturel reçu des ancêtres parce que nous n’aurons plus d’ancêtres et que la filiation sera devenue une obscénité ; d’ailleurs une série de lois est venue depuis 1972 réduire le sens et la portée des patronymes. Toute diversité culturelle aura disparu. S’y rejoindront le rêve libéral d’humains mus par leur seul intérêt totalement standardisé et le rêve babouviste de l’égalité absolue des hommes. Ce projet est bien entendu une utopie, et il est irréalisable, ne fût-ce que par le fait que les Européens – et les Américains du nord – sont les seuls à l’appliquer, mais il a déjà réussi à accomplir de nombreuses destructions. L’antiracisme a bénéficié aussi de la culpabilisation sans limite de nos nations. De surcroît, ce projet, comme toute idéologie déductive, est imperméable à toute perception de la réalité : ses échecs ne sont jamais attribués à l’inexactitude de ses postulats, mais à la duplicité des méchants qui lui sont insuffisamment soumis. Ainsi, alors que les lois antiracistes existent depuis cinquante-trois ans et n’ont pas cessé d’aggraver leurs peines, les partisans du woke affirment que leur échec est la conséquence d’une culture sous-jacente conduisant les Blancs à discriminer les racisés de manière semi-consciente. Autrement dit, on n’a pas assez sanctionné !

L’Action Française : Votre deuxième partie traite de la réaction que nous pouvons avoir face à l’antiracisme. Ma première question est toute simple, les races existent elles et ont-elles un lien avec la culture d’un peuple ? Autrement dit, existe-t-il un lien entre nature et culture ?
Pierre de Meuse : Oui, les races existent, mais la perception en est culturelle. Les anthropologues et les biologistes au service de l’antiracisme passent leur temps à répéter que la notion de race humaine est fausse et discréditée. Ils énumèrent des marqueurs génétiques qui, disent-ils, sont communs à toute l’humanité comme le groupe sanguin, le trou occipital, la forme du crâne etc… Et constatent que ces marqueurs sont présents dans toutes les races. Par conséquent, assènent-ils, « les races n’existent pas. » Mais c’est une acception arbitraire de la race, qui cache en réalité une autre maxime : « les races ne doivent pas exister ». Car s’il existe des humains de race africaine ou asiatique qui ont les yeux clairs, par exemple, ils n’en sont pas moins extrêmement rares. Le résultat est que la race est perçue par celui qui en fait partie comme par celui qui appartient à une autre race et qui va lui attribuer un nom collectif. Ayant vécu douze années en Afrique, travaillant dans une entreprise en bonne entente avec les Noirs, je peux dire que j’étais identifié comme un toubab et qu’à aucun moment cette conscience ne nous a quittés, eux et moi.
D’autre part, vous me posez la question de savoir si l’héritage racial détermine la culture des hommes. Eh bien je vous répondrai que je n’en sais rien et que les sciences n’ont pas apporté de preuve acceptable sur ce point, ni d’ailleurs sur le contraire. Ce qui est sûr, c’est que, contrairement à ce que pensaient les biologistes d’il y a cinquante ans, les prédispositions des hommes à l’égard des maladies, la durée de la grossesse, la résistance aux températures extrêmes et bien d’autres choses sont différentes selon les races considérées. Il n’est donc pas déraisonnable de penser que le postulat béhavioriste selon lequel l’esprit humain n’est qu’une table rase ne soit pas exact. En tout état de cause, la prudence devrait être la règle. Et, justement, puisque vous me parlez de nature et culture, ne serait-il pas temps de relativiser cette frontière entre nature et culture. Car enfin la culture étant une production de la société reste un prolongement de l’instinct et ne peut se fixer pour but d’éradiquer cette même société. C’est un peu le problème devant lequel nous sommes placés. Revenons à Aristote qui disait que la société est un fait de nature et nous y verrons plus clair.
L’Action Française : Ceci étant dit, pourquoi est-il nécessaire que cette question revienne avec toute sa force dans notre débat politique et que les hommes politiques osent s’y attaquer avec courage ? Est-ce une question vitale pour la France ? Est-ce par essence, la seule question irréversible qui nous menace ?
Pierre de Meuse : Ne nous le cachons pas, l’antiracisme est une maladie mortelle de nos sociétés, car elle s’attaque à l’existence même des groupes humains. Elle est d’ailleurs une variante des idées fausses qui nous contaminent depuis le XVI° siècle. En combattant l’antiracisme, nous ne faisons que continuer la même guerre que nous menons depuis cinq cents ans, contre le même ennemi qui se cache derrière des masques différents. Et aujourd’hui, c’est la réalité de la France qui est menacée de dissolution imminente. Dans vingt ans, dix peut-être, les français de souche seront minoritaires dans leur propre pays. Et alors l’héritage capétien sera évaporé car nous ne serons plus un peuple. Nous aurons subi le sort de centaines de nations défuntes : Sybaris, la Phrygie, la Lydie, l’empire Inca, et tant d’autres ; et il adviendra des Français ce qui advint aux Caraïbes et aux Arawaks, c’est-à-dire la submersion et l’oubli de soi. Il nous manque deux choses pour nous y opposer efficacement : la mobilisation de notre volonté, qui est une vertu, et la chance. Celle-ci finira bien par tourner en notre faveur. Encore faut-il la saisir !
L’Action Française : Selon vous, dans ce combat, quelle doit être la place d’un mouvement comme celui de l’Action française ? De quelles armes disposons-nous ?
Pierre de Meuse : Nous disposons de notre esprit critique et c’est par là qu’il faut commencer. Car le système actuel repose sur le mensonge. Depuis vingt ans, le mensonge a pris des proportions inouïes dans nos sociétés, et c’est logique, parce que la philosophie qui les sous-tend postule qu’il n’y a pas de vérité, dans les grandes questions comme dans les petites : il n’y a que des « narratifs ». Notre rôle est d’ameuter le peuple contre les menteurs. Et le jour où les explications fournies par les « narrateurs » patentés deviendront invraisemblables aux peuples, nous aurons gagné.
L’Action française : Merci infiniment pour vos réponses !
Pierre de Meuse, Le dogme de l’antiracisme. Origine, développement et conséquences, Poitiers, DMM, 2024, 278 pages.





Le 5 janvier 1895, Léon, accompagné de Barrès, assiste à la séance de la dégradation du capitaine Dreyfus, récemment condamné, dans la cour de l’École militaire. Le lendemain, il rend compte de l’événement dans un article du Figaro intitulé « Le Châtiment », hostile au condamné, mais exempt de tout antisémitisme avoué : on n’y relève aucune allusion aux Juifs (le mot même n’apparaît pas dans le texte). Cependant, l’antisémitisme sourd de l’emploi de certaines expressions ou de certaines phrases (« épave de ghetto », « Le misérable n’était pas français. Nous l’avions tous compris, par son acte, par son allure, par son visage »). Léon affiche désormais des convictions nationalistes et antidreyfusardes qui le rapprochent de ceux qui partagent ses convictions (Bourget, Coppée, Lemaître, Barrès) et le font rompre avec les dreyfusards, Anatole France, et surtout Zola, à partir de 18984 . Le 19 janvier 1899, Il assiste à la première grande réunion publique de la Ligue de la Patrie française, à laquelle il adhère aussitôt. Il devient membre du conseil de rédaction du quotidien monarchiste Le Soleil (1899), et, à partir de 1900, du quotidien antisémite La Libre Parole et du quotidien conservateur Le Gaulois, trois périodiques auxquels il collaborait depuis déjà plusieurs années. Il va désormais donner des fournées d’articles contre les dreyfusards, le gouvernement de Défense républicaine de Waldeck-Rousseau, le ministère anticlérical de Combes, et le régime en général. S’il ne remet pas encore en cause la république, il critique violemment la démocratie parlementaire, et incline à un régime autoritaire, s’approchant ainsi des idées d’un Déroulède ou d’un Barrès, ou même de ce général Boulanger, qu’il avait hué en 1889. En 1901, il publie un pamphlet, Le pays des parlementeurs.
La Ligue de la Patrie française bat de l’aile. Le suicide de son homme fort, Gabriel Syveton, soupçonné à la fois d’une liaison coupable avec sa belle-fille et de détournements des fonds de la Ligue, dont il était le trésorier (décembre 1904), la plonge dans le chaos. Daudet qui, pour sa part, incline à croire, comme d’autres, au meurtre (déguisé en suicide) de Syveton, va s’éloigner de ce mouvement, si peu et mal organisé qu’il s’achemine vers sa fin. Il se tourne alors vers le groupe de « L’Action française », fondé en avril 1898 par Henri Vaugeois et Maurice Pujo, et doté d’un bimensuel, la Revue d’Action française, à partir de juillet 1899. Là, il fait la connaissance de Charles Maurras, jeune écrivain déjà connu. Il découvre alors la pensée de celui-ci, et lit ses œuvres avec attention. Il lit Trois idées politiques (1898), Dictateur et Roi (1899), et surtout la grande Enquête sur la monarchie (1900-1903), qu’il n’en finira pas de relire et de méditer. Et, lui qui, naguère, moquait les tenants du monarchisme, il se convertit à la cause de la restauration de la royauté en France. En bon disciple de Maurras, il se prononce en faveur de la restauration d’une monarchie héréditaire de droit divin, fondée sur la religion catholique, non parlementaire, et décentralisée. Daudet était déjà nationaliste, anti-parlementaire et anti-démocrate, à l’exemple de son père et de presque toute sa famille5 ; le voici désormais, en outre, monarchiste. La conception maurrassienne de la monarchie lui plaît, car elle procède de la raison, du raisonnement, et qu’elle n’enkyste pas la pensée et les mœurs dans un moralisme jugé étroit et étouffant. En cela, elle coïncide avec son tempérament gaulois, son appétit de vivre et sa tendance à la gaudriole. Elle le séduit également par la jeunesse de la plupart de ses militants et animateurs, leur volonté d’assurer le triomphe de leur cause, et leur sens de l’offensive ; alors que les royalistes de naguère se présentaient comme de vieux gentilshommes ou des grands bourgeois conformistes, austères, politiquement inactifs, repliés dans la nostalgie d’un passé monarchique idéalisé. Cela dit, Daudet ne rejette nullement les caractéristiques du royalisme traditionnel : malgré ses frasques, il affiche sa foi catholique, défend l’Église et la religion contre l’anticléricalisme, et fustige l’immoralité et le pourrissement des mœurs (ce qui ne manque pas d’amuser ou de choquer ses adversaires, qui connaissent son genre de vie).
Bien des traits de caractère le distinguent de Maurras. Il n’a pas le dogmatisme doctrinaire de son maître, prend parfois des libertés relativement à ses principes (notamment dans ses choix littéraires), et ne condamne pas systématiquement tout ce qui s’y oppose ou y est étranger. Ainsi, il ne rejette pas le romantisme, et lui trouve même des attraits et de la grandeur. C’est qu’il est fou de littérature, et qu’il met la valeur d’un écrivain ou d’un artiste au-dessus de tout. Il dira, un jour : « Quand il s’agit de littérature, la patrie, je m’en fous », propos impensable de la part de Maurras. Il défendra les œuvres d’un Gide ou d’un Proust6 , plus tard d’un Céline7 , ce que le chef de l’Action française n’envisagera pas une seconde. Mais il fait siennes les convictions du maître du nationalisme intégral. Et puis, du point de vue du caractère, il a en commun avec lui le goût immodéré de la polémique, la violence verbale, l’intransigeance politique, le rejet viscéral de la république et de la démocratie, et la haine de ses ennemis. Les deux hommes formeront donc un parfait duo à la tête de l’Action française, un tandem composé de deux brillantissimes plumes, tenues avec un étincelant brio par deux hommes différents : le fin lettré helléniste, amoureux de la Grèce antique et du monde méditerranéen, de la langue et de la littérature provençale, et un émule pittoresque de Rabelais.
Proche de Maurras par les idées et le goût de l’outrance verbale et de la provocation, Daudet l’est aussi d’Henri Vaugeois par le caractère. Les deux hommes ont en commun un caractère difficile, qui les porte à la polémique, et une allure générale et un comportement bohèmes, qui choquent les conformistes. Une différence notable cependant : Vaugeois, longtemps pur rationaliste et sceptique, ne deviendra jamais un catholique fervent, ce que Daudet se targue d’être, malgré sa liberté de mœurs et de manières, et qu’il est effectivement, de par l’éducation reçue au sein de sa famille, très pieuse. Mais autre point commun avec Vaugeois : le besoin de rencontrer le prétendant à la couronne de France pour affermir une conversion récente à la cause du royalisme. Pour Vaugeois, la rencontre avait eu lieu en octobre 1901 à Karlsruhe. Pour Daudet, elle se produit en novembre 1904 à Londres, à l’hôtel Savoy. Habitué à la vie mondaine, mais pas à la fréquentation des altesses royales, Léon se montre intimidé, emprunté, engoncé. Lui, si volubile d’ordinaire, ne parvient qu’à bredouiller des paroles banales et décousues. Mais Philippe d’Orléans se fait accueillant et aimable, l’embrasse sur les deux joues et le prie à déjeuner. Léon reviendra de Londres émerveillé, définitivement conquis et monarchiste de cœur, alors qu’il ne l’était que de raison.
Il devient l’homme le plus connu de l’Action française, presque à égalité avec Maurras, qui lui, joue le double rôle de maître à penser et de chef d’orchestre, omniprésent, animant avec autorité toute la mouvance du nationalisme intégral et néo-monarchiste.

La lettre sur le Sillon, Notre charge apostolique, écrite par le pape saint Pie X et datée du 25 août 1910 (fête de saint Louis – et ce n’est pas un hasard !) est de ces documents qui emportaient l’admiration enthousiaste de Charles Maurras pour l’Église « temple de définitions du devoir ». À l’aube de ce XXe siècle qui allait commettre tant d’atrocités au nom de la démocratie, le saint pape redressait charitablement mais vigoureusement Marc Sangnier qui, en France, propageait l’utopie d’un monde idéal par ce régime. Le pape était très clair : « Nous n’avons pas à démontrer que l’avènement de la démocratie universelle n’importe pas à l’action de l’Église dans le monde », car l’institution divine ne saurait s’inféoder à un parti.
De tout temps, l’Église a laissé les peuples libres de choisir entre monarchie, aristocratie, démocratie, le régime convenant à leurs traditions et à leurs intérêts. Elle peut très bien accepter la démocratie en tant que simple principe de désignation, par l’élection, des autorités. En vertu de quoi Léon XIII, croyant servir la paix civile, incita les catholiques français en 1892 à se rallier à la République, mais on voulut alors oublier qu’en France ce régime, héritier des Lumières et de la Révolution, n’envisageait l’élection que comme principe de création du pouvoir, donc rendait bien difficile pour l’élu de reconnaître qu’il tient son pouvoir, comme tout pouvoir ici-bas, de Dieu seul et qu’il doit l’exercer au service supérieur du bien commun. À la génération suivante, Sangnier et ses amis, dont saint Pie X reconnaissait la générosité, oublièrent les précautions de Léon XIII parlant de la démocratie sans lui donner un sens politique et comme d’une « bienfaisante action parmi le peuple » ; ils se laissèrent dévoyer ; ils adhérèrent, refusant toute obéissance et tout respect de l’expérience ancestrale, à l’idéologie même de la démocratie pour dresser la souveraineté du peuple face à celle de Dieu et la brandir comme le phare d’un monde nouveau et plus juste…
Charles Maurrras avait admiré l’intelligence et la générosité de Sangnier jusqu’au jour, le 25 mai 1904, où celui-ci crut bon d’écrire dans le journal du Sillon : «