HÉRÉDITÉ ET CIVILISATION
C’est l’hérédité collective d’une aristocratie recueillant la succession du Sénat de Rome qui donna la durée et la force à l’Empire romain. Des trois races de nos Rois, celle qui fit la France fut précisément celle qui évolua dans les meilleures conditions d’hérédité monarchique, lesquelles ont permis la régulière transmission, la continuité rigoureuse de leurs desseins.
La valeur de tout effort personnel est dominée par l’immense principe historique en vertu duquel les vivants sont « de plus en plus, et nécessairement, gouvernés par les morts », et chaque vivant par ses morts particuliers. Cette nécessité bienfaisante est la source de la civilisation. Mais il y a longtemps que la démocratie s’est insurgée contre cette condition d’un ordre civilisé ; elle a choisi la barbarie, elle veut se recommencer tout entière à chaque individu qui vient au monde, sauvage et nu. C’est à l’humanité des cavernes que la démocratie veut nous ramener.
Charles Maurras, Sans la muraille des cyprès (J. Gibert, 1941)
Le Sénat romain n’était pas élu, ses membres étaient, en quelque sorte, cooptés parmi les magistrats issus des grandes familles aristocratiques, et du sang neuf, les « hommes nouveaux », s’y introduisait au compte-goutte. Un ambassadeur reçu par le Sénat dit qu’il avait cru être introduit devant une assemblée de rois !
L’Empire romain semble, à première vue, ne pas avoir connu l’hérédité. Il l’a connue, en réalité, mais de manière cachée : la plupart des empereurs n’ont pu avoir de successeurs directs parce qu’ils n’eurent pas de fils ou que ces derniers moururent en bas âge ; mais une étude généalogique prouve que, dans l’ensemble, l’empire fut transmis par les femmes. Si les féministes apprenaient cela, le latin reviendrait à la mode !
Carolingiens, Mérovingiens, Capétiens, des trois races de nos Rois la dernière connut une hérédité heureuse qui fit la France. Après cette constatation, Maurras cite Auguste Comte qui n’a cessé de répéter : « les morts gouvernent les vivants ». Culte des ancêtres, coutumes des ancêtres, mos majorum, tous les peuples civilisés, et même la plupart des autres, ont vécu sur ces principes, et plus l’aventure humaine avance, plus, « nécessairement » l’expérience du passé a enrichi la civilisation.
Mais Rousseau vint. Alors que toutes les sociétés, des primitives aux plus élaborées, avaient postulé que la civilisation était un capital transmis et augmenté, le citoyen de Genève piétina la plus belle réalisation du génie humain, la France d’Ancien Régime, et les privilégiés s’enthousiasmèrent pour ce faune, comme les bourgeois d’aujourd’hui, gavés et repus, accompagnent leur digestion d’un militantisme en faveur de la faim dans le monde. Rousseau chantait déjà la chanson impie : « du passé faisons table rase. »
La démocratie a choisi la barbarie. Rousseau ne disait-il-pas dans son Discours sur l’inégalité que l’homme qui médite est un animal dépravé ? Oui, la démocratie est une barbarie : le citoyen électeur ne cesse de dire, ouvertement ou in petto « moi, je pense que… », sans expérience ni compétence. Dès la prime jeunesse, le malheureux enfant de démocrate, futur électeur et futur fossoyeur de la civilisation, apprend à l’école rousseauiste à étaler, à exhiber, son petit moi barbare et inorganique : son barbouillage de gouache ou d’aquarellepassera pour une œuvre digne de Michel-Ange, et les premiers mots qu’il jettera sur un papier relègueront Homère au musée des vieilleries. Ne connaissons-nous pas, quand nous visitons certains musées subventionnés, « l’humanité des cavernes » ?
Né de parents inconnus et mort célibataire, l’homme dénoncé par Renan restait encore un malheureux instruit. L’école moderne a fait de son successeur un sauvage. Saluons une fois de plus la qualité d’analyse d’un Maurras. Il est tellement intelligent, son esprit de déduction est tellement puissant qu’il nous semble un prophète.
Rangés derrière son autorité, formons-nous à sa méthode.
Gérard Baudin